La Presse Anarchiste

Revue des revues

Je viens de rece­voir — enfin ! — un numé­ro des Écrits libres (2, rue de l’Hôtel-de-Ville, Paris). Pré­ci­sons : j’ai reçu le numé­ro 5 de la troi­sième année, daté de mars 1922.

Cette revue a deux direc­teurs : M. Fles­ky du Rieux (ex-anar­chiste me dit-on qui devint patrio­tard à tous crins durant la guerre et de nou­veau main­te­nant, fait des mamours aux organes avan­cés. Mais je n’en sais pas davan­tage et ne veux pas insis­ter, crainte de me tromper).

Et M. Mar­cel Rizet. Celui-ci est un vieux « copain » à moi. Per­met­tez que je vous le pré­sente. Le same­di 13 octobre 1917, M. Mar­cel Rizet, qui essayait déjà de publier Les Écrits Libres, m’adressait au rez-de-chaus­sée d’un canard dont le nom importe peu, une réponse qui se posait un peu là. Savou­rez plutôt :

« Notre pro­gramme est dif­fé­rent, très dif­fé­rent du vôtre… Nous n’avons point votre étroi­tesse d’esprit…

Chez nous, mon­sieur, nous ne fai­sons pas de basse poli­tique ; nous ne sommes point à la solde (sic) de quelques défai­tistes de bas étage, nous avons seule­ment à cœur la recons­ti­tu­tion des ruines morales, plus consi­dé­rables encore que les ruines matérielles…

Et comme écri­vait ici-même, mon grand ami Paul Bru­lat (re-sic): « Nous croyons à une patrie intel­lec­tuelle et nous ne per­met­trons pas qu’on l’entame. » Pas même à vous, mon­sieur Wullens!…

Conti­nuez, mon­sieur, votre pro­pa­gande anti­fran­çaise, conti­nuez sous un paravent lit­té­raire votre cam­pagne anar­chiste1Ne rigole pas outre mesure, ami lec­teur : je te jure que je reco­pie exac­te­ment et que cette riche image stra­té­gique est rigou­reu­se­ment authen­tique., conti­nuez à uti­li­ser l’art pour mas­quer vos louches intrigues !

Quant à nous, nous sui­vrons le che­min que nous nous som­met tra­cé. Sans défaillances, nous mène­rons le bon, le dur, le néces­saire com­bat pour la revanche de l’esprit fran­çais sur le vôtre d’importation germanique !

Et nous ver­rons, mon­sieur Wul­lens, qui aura le der­nier mot… nous ver­rons si les vrais Fran­çais peuvent enfin être maîtres chez eux ! »

* * * *

Ne croyez-vous pas que ce « vrai Fran­çais » était tout à fait qua­li­fié pour diri­ger les Écrits qui se disent libres, revue qu’il n’osa d’ailleurs m’adresser, puisque l’unique exem­plaire que je pos­sède je le tiens de l’amabilité de Fles­ky du Rieux.

Voyons un peu ces Écrits libres. M. Mar­cel Bizet y raille le men­ton his­to­rique de Mau­rice Bar­rès. Ah ! mais, il ne faut pas déses­pé­rer, voyez-vous : il fait du pro­grès cet enfant !

Il y a un poème de Jean de Lestre :

Laisse-moi dans le coin à droite où le vitrage
Au mol ciel du jar­din fait bai­ser les gazons…

ne trou­vez-vous pas ce mol ciel admirable !

M. Mau­rice Gaillard encense M. Fer­nand Divoire, cour­rié­riste lit­té­raire à L’Intran. Il parait que « F. Divoire déteste les gens de lettres, espèce nui­sible. Pour lui, les poètes sont pré­des­ti­nés et leurs actes doivent être, ne peuvent être que nobles et géné­reux ». C’est comme on vous le dit, bonne gens. Mais on ne s’en serait guère dou­té pen­dant la guerre du droit, à voir M. Fer­di­nand Divoire dif­fa­mer lâche­ment dans l’Intran, Hen­ri Guil­beaux, poète, mais qui avait le tort immense d’être absent et condam­né à mort. Je dis : dif­fa­mer ; je devrais ajou­ter (ou lais­ser dif­fa­mer) car on était lâche­ment ano­nyme dans la mai­son, et cela rend encore le geste plus ignoble.

Les Écrits libres sont illus­trés, ah oui ! Un por­trait de « notre grand ami Paul Bru­lat » affa­lé dans un fau­teuil, un cous­sin blanc lui sou­te­nant la tête, les mains gra­ve­ment nouées sur le nom­bril. Ah ! c’te binette : c’est à mou­rir de rire et j’ai bien peur de faire une mau­vaise diges­tion tel­le­ment ça m’a secoué les boyaux.

Et pour­tant, ils sont si gen­tils, ces con-frères-là : ils parlent si obli­geam­ment des Humbles, du numé­ro spé­cial consa­cré à Jules Leroux, de mon livre à paraître. Dire que je n’aurai jamais le sen­ti­ment de la recon­nais­sance littéraire !

Mais que diable Gérard de Lacaze-Duthiers alla-t-il faire en cette bou­tique avec son étude sur Romain Rol­land ?

* * * *

Pas­sons à des choses plus sérieuses. On ne peut pas tou­jours rire un jour de Ven­dre­di Saint.

Inten­tions (14, rue de Rome, Paris) paraît men­suel­le­ment sur 32 pages. Dans son numé­ro d’avril, il en consacre 20 à une Étrange et dou­lou­reuse rai­son d’un pro­jet de mariage par Mar­cel Proust. Quel mor­ceau ! C’est lourd, touf­fu, indi­geste. Ah ! ça ne m’a pas encou­ra­gé à lire le volume Sodome et Gomorrhe dont ce cha­pitre est extrait. Voi­ci une phrase au hasard, vous juge­rez vous-mêmes :

« Et alors, cal­cu­lant l’avenir, pesant bien ma volon­té, com­pre­nant qu’une telle ten­dresse d’Albertine pour l’amie de Mlle Vin­teuil, et pen­dant si long­temps, n’avait pu être inno­cente, qu’Albertine avait été ini­tiée, et, autant que tous ses gestes me le mon­traient, était d’ailleurs née avec la pré­dis­po­si­tion du vice que mes inquié­tudes n’avaient que trop de fois pres­sen­ti, auquel elle n’avait jamais dû ces­ser de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en ce moment, pro­fi­tant d’un ins­tant où je n’étais pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui fai­sais, qu’elle ne me mon­tra pas et qui se tra­hit seule­ment chez elle par cet air de sérieuse pré­oc­cu­pa­tion qu’elle avait quand elle com­pa­rait la gra­vi­té de me faire du cha­grin ou de me faire du mal, cet air qu’elle avait eu à Com­bray pour la pre­mière fois quand elle s’était rési­gnée à pas­ser la nuit auprès de moi, cet air qui en ce moment res­sem­blait extra­or­di­nai­re­ment à celui de ma grand’mère me per­met­tant de boire du cognac, je dis à ma mère :

« Je sais la peine, etc., etc…»

J’entends bien : l’on dira : Magni­fique ana­lyse des sen­ti­ments, déli­cate nota­tion des moindres nuances de la pen­sée, recen­se­ment fidèle de toutes les étapes d’un juge­ment. Peut-être. Mais aus­si quelle forme insup­por­table, « bar­bante » pour employer un terme un peu rude.

Et comme j’aime mieux Léon Werth (j’y reviens!) qui ana­lyse aus­si bien mais dont le style est autre­ment agréable : simple, clair, inci­sif, taillé à l’emporte-pièce. J’ouvre au hasard son der­nier livre : Le monde et la ville. Werth raconte une scène de la rue, un sol­dat est mon­té en sur­charge sur un auto­bus complet.

L’autobus s’arrêta. Sans doute, le sol­dat hési­ta : Il pen­sait : « Je m’en fous… que ce soit com­plet… Et pour­quoi des­cen­drais-je ici ? Et ce n’est qu’une lutte entre cette femme et moi… Et pour­quoi donc céde­rais-je à cette femme ? Tenir… Je vais tenir… J’ai bien tenu quatre ans dans les tran­chées. » Mais en même temps, il per­çut la gra­vi­té de l’événement. L’autobus était arrê­té, arrê­té à cause de lui. À cause de lui, il y avait inter­rup­tion dans un ser­vice public. Lui, sol­dat de deuxième classe, il arrê­tait et désor­ga­ni­sait les trans­ports, tout comme s’il en eût été ministre. Il sen­tit le poids de sa res­pon­sa­bi­li­té. »

* * * *

Clar­té a publié enfin la seconde lettre de Romain Rol­land à Bar­busse. Génold doit en par­ler par ailleurs : je ne vais donc pas la citer ici, pas plus que les diverses réponses d’intellectuels réunies au sujet de ce dif­fé­rend par Paul Colin dans l’Art libre (31, ave­nue de la Cas­cade, Bruxelles). Tous ces docu­ments ont d’ailleurs paru dans le Jour­nal du Peuple, où la plu­part de nos lec­teurs les auront sans doute lus.

Je veux noter ici un petit détail curieux. Clar­té annonce offi­ciel­le­ment 1.500 abon­nés. Quand on songe aux 130.000 membres du Par­ti com­mu­niste (?), à la réclame soi­gnée que fait l’Huma­ni­té pour la revue de Bar­busse, on ne peut s’empêcher de trou­ver le résul­tat un peu faible. Et n’est-il pas signi­fi­ca­tif qu’avec des moyens infi­ni­ment plus res­treints, la Revue Anar­chiste peut se glo­ri­fier d’avoir su grou­per un nombre supé­rieur d’abonnés dès son troi­sième numéro.

Il ne me semble pas super­flu de mar­quer le coup.

* * * *

Le numé­ro de février de la Vie des Lettres est net­te­ment supé­rieur aux pré­cé­dents. Nico­las Beau­douin s’y efforce d’expliquer ses poèmes synop­tiques à trois plans. J’y ai remar­qué en outre un fort beau conte, vivant et colo­ré de Théo Var­let, des poèmes d’Edmond Fleg, une étude de Jean Cas­son sur Walt Whit­man et Arthur Rim­baud, des poèmes de l’écrivain tchèque S.-K. Neumann.

Mar­cel Mar­ti­net conclut ain­si un article sur l’Histoire d’une Marie d’André Haillon : « Ce qui a une valeur, c’est le quelque chose d’humain qui émane de l’anecdote et qui s’adresse à moi ; cela, c’est le fond d’une œuvre, que rien ne rem­place. Quand j’ai eu fer­mé celle-ci, j’emportais de la dou­leur vraie, de l’innocence vraie. De com­bien de livres reti­re­rons-nous un tel butin ?»

Pour­quoi faut-il qu’auprès de ces belles pauses, je trouve encore quelques fumis­te­ries comme celle-ci, de M. Paul Neu­huys, que je veux reco­pier en entier :

Bloc-Notes magné­tique (N° 3)

Attrac­tions
Une lumière acide.
La dan­seuse au son des castagnettes
fait cra­quer ses jointures.
Un mâle supé­rieur à la normale
chante comme un chas­seur de zèbres.
Il est recom­man­dé de ne pas se faire mal.
Vous êtes vierge d’agrément.
Atmo­sphère appauvrie.
Muqueuses gon­flées.
L’amant qui ment sincèrement.
Après qui en as-tu ?
Je doute de l’identité du libre-arbitre.
Le ves­tiaire est gra­tuit et obligatoire.

Pro­cé­dé un peu trop facile pour « épa­ter le bour­geois ». (Et puis, vrai­ment, celui-ci est-il encore épa­té ? Je sais bien que le sno­bisme et l’inintelligence de cer­tains sont incom­men­su­rables ; mais il ne faut abu­ser des meilleures choses et je crains que le piège ne soit vrai­ment deve­nu trop visible.)

Pro­cé­dé facile en tout cas ; vrai­ment trop facile. Voi­ci qu’en marge de votre poème, mon cher confrère, j’en ai grif­fon­né un autre. Voyez un peu s’il n’est pas tout aus­si lou­foque que le vôtre :

Calen­drier atmo­sphé­rique (I)

Café res­tau­rant.
Une pluie poussiéreuse.
La ser­vante aux belles jambes
courbe la nuque.
Le mal sem­blable au haut-mal — oh ! — rac­com­mode les sou­pières cassées.
Faut pas s’en faire !
Tu tettes encore ta mère
pauvre petit
des nuits entières.
Ta mère qui mérite la mer amère.
Com­pre­nez-vous ?
Je crois à la dif­fé­ren­cia­tion pro­fonde des myriapodes.
Défense de cra­cher par terre.

Et voi­là. Je veux bien m’engager à en pondre ain­si vingt-cinq pages par jour, sans aucune crainte de ménin­gite. Et peut-être arri­ve­rai-je, comme dit l’autre, à vivre de ma lit­té­ra­ture. Je serai un pro­duc­teur comme le mar­lou qui offre des fesses fraîches aux vieux séna­teurs. Je me syn­di­que­rai. Et tudieu ! vive la littérature !

Com­prends-tu, ami lec­teur, qu’il ne faut pas trop s’émouvoir devant la lit­té­ra­ture moderne. Et ne pas trop te creu­ser la cer­velle, même si des bonzes pré­ten­tieux et adi­peux te parlent doc­te­ment de « beau­té future ».

Mais nous voi­là bien loin de la Vie des Lettres. Je vou­drais pour­tant dire à Nico­las Bau­douin, ceci : débar­ras­sée de quelques sco­ries, sa revue pour­rait deve­nir une antho­lo­gie sérieuse (prose, poé­sie, cri­tique) de la lit­té­ra­ture fran­çaise moderne, voire même de la lit­té­ra­ture européenne.

* * * *

Les Pri­maires (à St-Priest-Ligoure, Hau­te­Vienne), revue d’étude et d’art, annonce :

« Nous pro­met­tons toute notre confra­ter­nelle bien­veillance aux jeunes auteurs qui sou­met­tront leurs œuvres à notre appré­cia­tion ». Trop de bien­veillance sans doute, car à côté d’études sérieuses et de poèmes de valeur, il y a maintes pages insi­gni­fiantes. Et je sais que par ailleurs, on y refu­sa des œuvres qui valaient d’être publiées.

Je sais très bien qu’il est dif­fi­cile de conten­ter tout le monde. Et d’autre part, les désa­bon­ne­ments sont la ven­geance des auteurs mécon­tents. J’en ai fait plus d’une fois l’expérience. Mais cela n’a pas empê­ché de conti­nuer à n’admettre que ceux qui me plaisaient.

Croyez-moi, amis pri­maires, choi­sis­sez un peu mieux vos col­la­bo­ra­teurs. Et ne vous croyez pas obli­gés d’insérer les pro­duc­tions de tous ceux qui sont ins­ti­tu­teurs et… abon­nés ! Dans le numé­ro de mars 1922, je vois un poème (?) de M. O.-P. Pin­chart : poème gran­di­lo­quent et creux, bour­ré de che­villes et labo­rieu­se­ment ali­gné par vers de douze pieds. Voyez plu­tôt un échan­tillon de strophe au hasard :

Mal­heur à vous qui vous asseyez sur la chaire
De Moïse et res­tez les prêtres de sa Loi,
Pour impo­ser par le mys­tère et par l’effroi,
Ce que, ne fai­sant pas vous-mêmes, on doit faire

J’ai déjà racon­té, au sujet de ce poète (!), une savou­reuse his­toire : vous me per­met­trez d’y revenir.

C’était dans un petit vil­lage du Nord. Comme je ne néglige aucune occa­sion de rire — elles ne sont fichtre pas si nom­breuses que cela ! — j’assistai cer­tain jour à une confé­rence en faveur de l’emprunt. Dans la salle, il y avait un public de treize per­sonnes : trois doua­niers, quatre ména­gères reve­nant du mar­ché, deux badauds et quatre fonc­tion­naires divers. Sur l’estrade, le maire de la com­mune (socia­liste) un curé, un ins­ti­tu­teur laïque et un direc­teur de banque. C’en était tou­chant. Après que les trois autres numé­ros eurent mon­tré, cha­cun dans son genre, leur savoir-faire, l’instituteur prit la parole :

Mes­dames, Messieurs,

On vous a dit : Le poète X… pren­dra la parole. Poète, hélas ! je le suis. Et c’est à ce titre que je viens vous dire : Sous­cri­vez!… (j’en passe, mais voi­ci la conclu­sion)… Sous­cri­vez, disent les morts glo­rieux, sous­cri­vez pour aider nos enfants, pour secou­rir nos veuves. Nos veuves, ces femmes que nous avons aimées, que nous avons fécon­dées de nos caresses viriles. Sous­cri­vez pour com­plé­ter notre œuvre, souscrivez !

Com­pre­nez-vous, main­te­nant, ô mes confrères des Pri­maires ? Il peut écrire toutes les malé­dic­tions du monde : je ne puis voir la signa­ture de O.-P. Pin­chart, le poète O.-P. Pin­chart, comme il dit si bien, sans écla­ter de rire, irrésistiblement.

Mau­rice Wullens.

  • 1
    Ne rigole pas outre mesure, ami lec­teur : je te jure que je reco­pie exac­te­ment et que cette riche image stra­té­gique est rigou­reu­se­ment authentique.

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