La Presse Anarchiste

Haute école

Individualisme

Tran­chant-Lefol n’aime pas les aphorismes.

L’a­pho­risme appa­raît géné­ra­le­ment comme une phrase courte. Il contient une pen­sée conden­sée en peu de mots. Il a le ton péremp­toire. Il affirme. Il frappe. Aus­si Tran­chant-Lefol, qui est d’es­prit sim­pliste, trouve-t-il que l’a­pho­riste est un pon­tife, une sorte de dic­ta­teur intel­lec­tuel, — comme La Roche­fou­cauld, sans doute !…

Tran­chant-Lefol ne voit pas ce qu’il y a der­rière un apho­risme jus­ti­fié : toute une vie d’ob­ser­va­tion, de médi­ta­tion, de déduc­tion et de géné­ra­li­sa­tion. Car on n’i­ma­gine pas un jeu­not de vingt ans écri­vant par apho­rismes — ou alors c’est lamen­table. Mais l’homme de cin­quante peut fort bien se deman­der pour­quoi il s’ex­pri­me­rait autrement.

Der­rière la conden­sa­tion intel­lec­tuelle, der­rière la conci­sion for­melle de l’a­pho­risme, il y a mille pen­sées frag­men­taires ramassées.

Et c’est ce qu’a fort bien expri­mé Fus­tel de Cou­langes, pré­ci­sé­ment dans cet apho­rismes connu : « Une heure de syn­thèse sup­pose des années d’analyse. »

C’est ton droit, Tran­chant-Lefol, de prou­ver la faus­se­té d’un apho­risme, — car, quoi que tu en penses, l’a­pho­riste n’est pas for­cé­ment un pon­tife et il ne dicte pas néces­sai­re­ment de croyances à autrui, — mais tu n’en vien­dras à bout qu’au moyen d’une démons­tra­tion, d’une longue démons­tra­tion. Autre­ment dit, il te fau­dra refaire en sens inverse le che­min qu’a par­cou­ru l’aphoriste.

Hé ! Hé ! peut-être pour arri­ver à trou­ver, après ce long voyage, que, somme toute, ce pen­seur avait rai­son, — le piquant de l’histoire !

— O —

Le pen­seur le plus fort est celui qui sait révi­ser ses idées.

— O —

L’in­di­vi­dua­liste est un être tel que, en quelque milieu qu’il se trouve, fût-ce un milieu indi­vi­dua­liste, il est tou­jours exceptionnel.

— O —

Le pen­seur doit néces­sai­re­ment évo­luer ; mais, à tra­vers les diverses phases de son évo­lu­tion, on doit tou­jours retrou­ver, à l’a­na­lyse, un prin­cipe immuable, à la fois essence de sa doc­trine, marque de sa per­son­na­li­té et témoi­gnage de sa sincérité.
Ain­si change-t-il en demeu­rant lui-même.

— O —

C’est bien plu­tôt avec toi-même qu’il te faut dis­cu­ter si tu ceux t’en­ri­chir intel­lec­tuel­le­ment : médi­ta­tion plu­tôt que controverse.

— O —

    Qui donc a dit qu’on ne sait bien que ce qu’on a trou­vé tout seul ? Parole pro­fon­dé­ment vraie.

— O —

L’homme qui a une vie intel­lec­tuelle per­son­nelle n’é­prouve plus le besoin de par­ler aux autres : il se suf­fit à lui-même.

— O —

Je ne veux pas me lais­ser asser­vir par mon rêve ; à plus forte rai­son par le tien.

— O —

La for­mule Vivre sa vie, si vili­pen­dée par les domi­na­teurs de toute sorte, n’offre de dan­gers pour cer­tains indi­vi­dus que dans la mesure où ceux-ci, pauvres bougres, sont prêts à vivre la vie d’au­trui. Rai­son de plus pour la propager.

— O —

Ce n’est nul­le­ment, comme ils le feignent, — ces altruistes ! — dans l’in­té­rêt des pauvres bougres en ques­tion que les domi­na­teurs vili­pendent ladite for­mule, mais dans le leur propre : parce qu’ils craignent que trop d’in­di­vi­dus ne se refusent à être ces pauvres bougres et ne se résolvent à vivre leur vie au lieu de celle d’autrui.

— O —

Le temps de guerre est par excel­lence le moment de dire « Moâ ! » — avec un empha­tique accent circonflexe.

— O —

Que la seule réa­li­té vivante et consciente au monde soit tou­jours pour elle-même, uni­ver­sel­le­ment, en toutes cir­cons­tances, la seule réa­li­té vivante et consciente, et tout ira bien.

— O —

Il faut avoir des scru­pules, mais avec mesure. Sélec­tionne donc les tiens ; autre­ment, tu péri­rais de scrupulose.

— O —

    Vivre, ce n’est pas seule­ment exister.

— O —

À l’homme qui veut vivre, la nature refuse le droit d’être un imbécile.

— O —

Hédo­nisme : volon­té de bonheur.
Même de sa peine, tirer une joie, une joie amère…

— O —

N’est-il donc pas suf­fi­sant que tu aies à subir les liens de l’État, qu’il te faille encore aller cher­cher ceux du parti ?

— O —

L’homme de par­ti, pas plus que le natio­na­liste, n’aime les véri­tés universelles.

— O —

     Volup­té d’être un sans-parti !

— O —

     L’in­di­vi­dua­liste peut, comme asso­cié volon­taire, uti­li­ser en ce qui le concerne le verbe faire par­tie de, mais il ne fera pas de même avec appar­te­nir à.

— O —

    L’in­di­vi­dua­liste n’est pas la chose d’au­trui. Il n’est pas davan­tage celle des enti­tés, — ce qui revient d’ailleurs, en défi­ni­tive, à être celle d’autrui.

— O —

La résis­tance pas­sive, action froide, métho­dique, intel­li­gente, exempte d’im­pul­si­vi­té, est le moyen de défense spé­ci­fique de l’individualiste.
Je dis « spé­ci­fique », car, l’ex­pé­rience le prouve, qu’on sug­gère à la masse d’employer la résis­tance pas­sive et qu’elle y recoure : immé­dia­te­ment la pas­si­vi­té dégé­nère en vio­lence et le résul­tat est nul.

— O —

One man may lead a horse to the water, but twen­ty can­not make him drink, disait le doc­teur Johnson.
Sou­viens-toi de cela, cama­rade. Cette image exprime mer­veilleu­se­ment la puis­sance de lu résis­tance passive :
Un homme seul peut mener un che­val a l’a­breu­voir, mais vingt ne par­vien­dront pas à l’o­bli­ger à boire.

— O —

C’est par sa capa­ci­té de rire de soi, de ne pas se prendre trop au sérieux – non plus que le monde, d’ailleurs, — qu’un homme montre quelque supé­rio­ri­té sur la masse de ses congé­nères, les­quels prennent tout gra­ve­ment et à la lettre.
Dire à son lit de mort : « E fini­ta la come­dia ! » ou : « Tirez le rideau, la farce est jouée ! », voi­là qui, certes, n’est pas le fait de M. Tout-le-monde.

— O —

Non, jamais Joseph Prud­homme ne sera individualiste !

Manuel Deval­dès


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste