La Presse Anarchiste

La stupide querelle des âges

    Il en est de la que­relle des jeunes et des vieux comme de la que­relle des anciens et des modernes. Il y a, par­mi les anciens, des créa­teurs que la patine du temps n’a pus atteints, il est par­mi les modernes des construc­teurs qui n’ont pas leurs pareils par­mi les anciens. Il y a à apprendre des uns et des autres. Pour ce qui concerne les vieux, je ne dis pas, comme l’af­fir­mait Goethe, qu’il n’y ait de gran­deur que dans la vieillesse. S’il est vrai, jus­qu’à un cer­tain point que « tout l’hé­roïsme consiste dans la volon­té de vivre et de ne pas mou­rir », il n’est pas moins cer­tain que la folie des hommes a visé, de tout temps, à réduire à néant cette volon­té, dénom­mant « héroïsme » l’ac­tion d’a­bré­ger ses jours, à soi, en s’ef­for­çant, par toutes voies et moyens, d’a­bré­ger les jours d’au­trui. Mais tout ceci deman­de­rait à être déve­lop­pé et c’est une autre histoire.

    Il n’est pas non plus ques­tion de contes­ter les qua­li­tés de la jeu­nesse : enthou­siasme, impé­tuo­si­té, fougue, belle insou­ciance, génie même. Ni d’exal­ter, à ses dépens, les ver­tus de l’âge, fleuve fer­ti­li­sant dont les ondes pai­sibles rachètent les dégâts du tor­rent déchaî­né. Je ne m’at­tar­de­rai pas à insis­ter sur la per­sis­tance de l’es­prit de créa­tion chez les âgés ; je me conten­te­rai de citer comme exemples : le. doc­teur végé­ta­rien Cor­na­ro, de Padoue, qui, à 96 ans, en 1553, rédi­gea son fameux Dis­cor­so del­la vita sobria (Dis­cours de la vie sobre), Sophocle écri­vant à 90 ans son Anti­gone, Maillol sculp­tant à 80 ans. Vol­taire rédi­geant à 76 ans les « Ques­tions sur l’En­cy­clo­pé­die », Ver­di com­po­sant à 74 ans un opé­ra tel que « Fal­staff », et cet ami­ral grec, qui, à 99 ans, apprit à lire ; et je ne parle pas des vivants. Il ne me serait pas dif­fi­cile d’al­lon­ger celle liste et d’y inclure toutes sortes de célé­bri­tés ayant par­cou­ru une longue car­rière et ne s’ar­rê­tant de pro­duire qu’à la veille de leur tré­pas. Et d’y oppo­ser le cas d’un Rim­baud, à la veine tarie à 19 ans. On m’ob­jec­te­rait faci­le­ment que le nombre des vieillards ayant per­du tout pou­voir créa­teur dépasse de loin celui des âgés en pos­ses­sion d’une verte vieillesse créa­trice. Et que tous les jeunes ne s’ar­rêtent pas de pro­duire à 19 ans.

— O —

    Dans le pre­mier fas­ci­cule de ce bul­le­tin, nous avons décrit l’in­di­vi­dua­liste à notre façon comme ni jeune ni vieux. « Il a l’âge qu’il se sent, écri­vions-nous. Et tant qu’il lui reste une goutte de sang dans les veines, il com­bat pour conqué­rir et main­te­nir sa place au soleil ». Nous l’a­vons dépeint comme un cama­rade, sans cesse pré­oc­cu­pé de réduire au mini­mum la dou­leur de vivre, et même, mora­le­ment par­lant, de l’é­li­mi­ner com­plè­te­ment de son monde et cela sans faire appel aux solu­tions pro­po­sées par l’ar­chisme et ses sup­pôts, camou­flés ou non. Nous l’a­vons décrit comme impo­sant à sa liber­té d’af­fir­ma­tion per­son­nelle une limite pré­cise, celle où cette liber­té menace de se conver­tir en un fac­teur de souf­france ou un ins­tru­ment d’é­vic­tion. Nous l’a­vons repré­sen­té comme fidèle à la parole don­née, obser­va­teur conscien­cieux des règles des contrats tacites qu’il peut sous­crire, constant, loyal, scru­pu­leux à l’ex­trême, pra­tiquent la réci­pro­ci­té (le don­nant, don­nant stir­né­rien) et recon­nais­sant ; ne vou­lant pas rece­voir de l’a­mi ou du cama­rade davan­tage qu’il n’est en mesure de lui rendre, et en lutte contre l’in­cons­tance et la déloyau­té en vogue au sein de tant de milieux qui se pré­tendent « éman­ci­pés ». Éman­ci­pés de quoi ?

    Ce tableau, cette des­crip­tion ramas­sée de « notre » Indi­vi­dua­liste s’ap­plique au jeune comme à l’â­gé. Les rides et la che­ve­lure plus ou moins argen­tée n’y apportent aucune modi­fi­ca­tion. Nous pos­tu­lons même, qu’à l’en­contre d’un sex appeal puant à plein nez la décom­po­si­tion bour­geoise, ce sont ces qua­li­fi­ca­tions d’une per­son­na­li­té maî­tresse de soi qui déci­de­ront, par exemple, du choix du com­pa­gnon ou de la com­pagne en quête d’as­so­ciés. Dans n’im­porte quel domaine, c’est le per­ma­nent., le durable, l’es­sen­tiel, la beau­té inté­rieure qui consti­tue­ront les sources où se retrem­pe­ra et se renou­vel­le­ra l’éner­gie créa­trice de l’in­di­vi­dua­liste à notre manière, jeune ou vieux — ce n’est point la fri­vo­li­té, la légè­re­té, le super­fi­ciel, l’éphémère.

— O —

    C’est pour­quoi par­mi nous, dans nos milieux, l’âge ne sau­rait jouer le moindre rôle de sélec­tion éthique ; c’est pour­quoi on y tient pour désuets et arti­fices des­ti­nés à main­te­nir l’op­pres­sion d’un confor­misme social tyran­nique des slo­gans tels que « Les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux ». Les jeunes et les âgés, selon nous, ont à apprendre les uns des autres, les outrances de ceux-là gagnant à être équi­li­brées par la pon­dé­ra­tion de ceux-ci. L’ir­ré­flexion, l’ou­tre­cui­dance, l’in­cons­ciente cruau­té des jeunes ont besoin d’être contre­ba­lan­cées par la pru­dence, la com­pré­hen­si­vi­té, l’ex­pé­rience, la bien­veillance des âgés. A un autre point de vue, il importe, selon nous pour le pro­fit moral des uns et des autres, que les âgés soient plon­gés et replon­gés dans un bain d’à la page, si j’ose dire, et cela, ils ne le peuvent que par l’in­time fré­quen­ta­tion des jeunes. Pour les uns et les autres, il importe, pour se connaître soi-même plus pro­fon­dé­ment, pour se libé­rer du joug des valeurs péris­sables, pour s’en­ri­chir de l’ap­port exis­ten­tiel, que les jeunes fré­quentent des amies âgées, que les âgés soient en rela­tions avec de jeunes amies : « l’u­nique » reprend à son compte les thèses pro­po­sées jadis dans « l’en dehors » à ce sujet1À titre docu­men­taire je cite la lettre ci-des­sous qui date de plu­sieurs années, comme on le ver­ra. Il y a quand même des femmes qui n’ac­ceptent pas d’être réduites au rang de femelles !

Chi­ca­go, 2 août, 1939. — Cher cama­rade je lis avec grand inté­rêt « l’en dehors ». Je me trouve jus­te­ment dans la situa­tion que vous décri­vez comme vrai­sem­blable. Je suis plu­ra­liste en matière affec­tive et ai le pri­vi­lège de comp­ter trois amis ; le pre­mier est le com­pa­gnon légal, jeune, au-des­sous de la tren­taine ; le second est un ami sûr, d’âge mûr ; le troi­sième est un « âgé », comme vous dites, qui a dépas­sé soixante-dix ans, bien por­tant, d’une ver­deur de pen­sée remar­quable. Qui, de ces trois, j’aime d’a­mour ? That is the ques­tion. Mon com­pa­gnon légal est un amant déli­cieux, je dois le recon­naître, mais il n’est un peu trop que cela. Mon second est d’une pré­ve­nance inéga­lable, ses atten­tions à mon égard sont tou­chantes, vrai­ment, mais ses affaires le pré­oc­cupent beau­coup et le temps qu’il peut m’ac­cor­der s’en res­sent. Mon troi­sième ami — l’â­gé — a fait de moi ce que n’ont pas su ou pu faire les deux autres : il a fait de moi une femme. Il a fait jaillir de moi toutes les pos­si­bi­li­tés sen­ti­men­tales et intel­lec­tuelles qui étaient latentes en mon coeur et en mon cer­veau. Il m’a. ins­truite, édu­quée, éle­vée, m’a révé­lée à moi-même, pour ain­si dire, m’a fait connaître une vie affec­tive, éthique, cultu­relle que je ne soup­çon­nais pas ou dont je ne per­ce­vais que fai­ble­ment, la lueur. Je puis retrou­ver l’é­gal de mon com­pa­gnon atti­tré et l’é­gal de mon ami d’âge mûr, La perte de mon ami âgé serait irré­pa­rable et ce n’est pas sans effroi que j’en­vi­sage sa dis­pa­ri­tion : il m’est irrem­pla­çable. Qui j’aime « d’a­mour » des trois ? Mais lui, l’â­gé, et cela ne fait aucun doute pour moi. Pas plus que cela ne fait de doute pour mes deux autres par­te­naires .qui, heu­reu­se­ment, sont des com­pré­hen­sifs, Maud. Cal­ver­ton.. Quoi qu’il en soit, se réunir exclu­si­ve­ment entre jeunes ou entre vieux, va à l’en­contre de notre des­sein, n’a pas droit de cité par­mi « les nôtres ». Lorsque nous nous réunis­sons ou nous asso­cions, c’est à la jeu­nesse d’es­prit et de coeur que nous fai­sons appel et cette jeu­nesse-là s’in­sou­cie des indi­ca­tions des bul­le­tins de naissance.

    Je n’i­gnore pas les reproches adres­sés aux âgés : ils sont pla­te­ment égoïstes, ils tirent à eux toute la cou­ver­ture, ils sont amers, volon­tiers sar­cas­tiques. Soit dit entre nous, on pour­rait adres­ser le même reproche à de nom­breux jeunes dont l”iconoclastie cesse dès qu’ils se trouvent dans leurs meubles et dont l’ar­deur de façade fait bon ménage avec la rou­blar­dise et la véné­ra­tion de la réus­site. On oublie trop sou­vent que les défauts impu­tés aux âgés s’a­vèrent réac­tion de défense contre les pré­ten­tions de maints jeunes qui les consi­dèrent comme un embar­ras. On oublie encore que les rides et les che­veux blanc n’é­teignent nul­le­ment les besoins d’af­fec­tion, de ten­dresse, de mani­fes­ta­tions sen­ti­men­tales et que l’in­sa­tis­fac­tion de ces besoins pro­duit chez les âgés un refou­le­ment qui explique et jus­ti­fie même leur aigreur et leur irri­ta­tion chro­niques. Il est à peu près cer­tain que dans tout milieu où, à l’é­gard des âgés, on igno­re­rait, dans le domaine des sen­ti­ments, l’in­si­pide « on ne peut être et avoir été », ils se mon­tre­raient sous un tout autre aspect que dans une ambiance sociale où, mal­gré les décla­ra­tions hypo­crites et jésui­tiques des gou­ver­nants, on aspire sur­tout à se débar­ras­ser le plus rapi­de­ment pos­sible des vieux. Je pos­sède à cet égard des docu­ments nom­breux et probants.

— O —

    Ceci dit, les âgés qui nous inté­ressent spé­cia­le­ment, ce ne sont pas seule­ment ceux qui ont conser­vé cette jeu­nesse d’es­prit et de cœur dont il est ques­tion plus haut, ce sont sur­tout ceux qui ne se sont point lais­sés asser­vir par les nom­breuses sujé­tions qui pré­ten­daient les cour­ber, ce sont ceux qui ont réagi contre les dif­fi­cul­tés et les obs­tacles de tout genre qui ren­daient leur route plus aride, ce sont ceux que n’ont point abat­tu les mécom­pré­hen­sions, les échecs, les aban­dons, les tra­hi­sons, l’in­dif­fé­rence et la lâche­té de leur envi­ron­ne­ment. Ils ont tenu bon, cer­tains mal­gré les exils, les ergas­tules, les camps de concen­tra­tion, etc. Nos « jeunes » ont à apprendre de ceux d’entre eux qui fré­quentent nos milieux plus qu’ils l’i­ma­ginent. Le négli­ger serait de leur part plus qu’une sot­tise — une faute contre leur inté­rêt bien enten­du. Or, cette faute, « les nôtres » ne sau­raient la commettre.

— O —

    En résu­mé et consi­dé­rant main­te­nant la ques­tion d’un point de vue plus éten­du, la règle veut que l’â­gé soit morne, endor­mi, engour­di, amorphe, qu’il végète comme s’il avait un pied dans la tombe, inca­pable, bien enten­du, d’a­mi­tié amou­reuse et de ten­dresse. Mais il y a des excep­tions à toute règle ; comme à toute cou­tume, à toute habi­tude. Il y a des âgés que leurs che­veux blancs et leurs rides n’ont ren­du ni mor­bides, ni som­no­lents, ni atones ; il y a des âgés qui sont vivants et même bien vivants, dont le coeur est jeune et qui le savent, et qui n’ont pas renon­cé à aimer. Il y a des âgés qui se sentent en état de créer et de pro­duire et qui ne se trouvent pas du tout dans leur milieu lors­qu’ils se four­voient dans la com­pa­gnie des inac­tifs et des impro­duc­tifs. Ils sont l’ex­cep­tion à la règle. Et ceux-là vont tout natu­rel­le­ment vers les jeunes de leur monde, en somme là où en géné­ral souffle l’es­prit créa­teur et s’en donne à coeur joie l’i­ni­tia­tive pro­duc­trice (j’é­cris « en géné­ral », car il est maint jeune qui n’a jamais sen­ti aucun souffle créa­teur agi­ter son cer­veau pesant ou pour qui l’é­lan de l’i­ni­tia­tive pro­duc­trice est res­té lettre morte). Il est en effet « un monde » sélec­tion­né, intel­li­gent, qui com­prend toutes sortes d’hu­mains : des jeunes et des vieux, des grands et des petits, des manuels et des intel­lec­tuels, des gens pra­tiques et des idéa­listes épris d’ab­so­lu — monde dont le propre est de s’in­sou­cier de l’ap­pa­rence, de se situer hors la loi de la com­mune mesure. C’est donc dans ce milieu-là que se sentent chez eux les non-confor­mistes de l’âge, qu’ils se réa­lisent plei­ne­ment, heu­reux d’a­voir fui la com­pa­gnie des « vieux » qui le sont pour de vrai et qui consti­tuent un « tout autre » monde.

 

  • 1
    À titre docu­men­taire je cite la lettre ci-des­sous qui date de plu­sieurs années, comme on le ver­ra. Il y a quand même des femmes qui n’ac­ceptent pas d’être réduites au rang de femelles !

    Chi­ca­go, 2 août, 1939. — Cher cama­rade je lis avec grand inté­rêt « l’en dehors ». Je me trouve jus­te­ment dans la situa­tion que vous décri­vez comme vrai­sem­blable. Je suis plu­ra­liste en matière affec­tive et ai le pri­vi­lège de comp­ter trois amis ; le pre­mier est le com­pa­gnon légal, jeune, au-des­sous de la tren­taine ; le second est un ami sûr, d’âge mûr ; le troi­sième est un « âgé », comme vous dites, qui a dépas­sé soixante-dix ans, bien por­tant, d’une ver­deur de pen­sée remar­quable. Qui, de ces trois, j’aime d’a­mour ? That is the ques­tion. Mon com­pa­gnon légal est un amant déli­cieux, je dois le recon­naître, mais il n’est un peu trop que cela. Mon second est d’une pré­ve­nance inéga­lable, ses atten­tions à mon égard sont tou­chantes, vrai­ment, mais ses affaires le pré­oc­cupent beau­coup et le temps qu’il peut m’ac­cor­der s’en res­sent. Mon troi­sième ami — l’â­gé — a fait de moi ce que n’ont pas su ou pu faire les deux autres : il a fait de moi une femme. Il a fait jaillir de moi toutes les pos­si­bi­li­tés sen­ti­men­tales et intel­lec­tuelles qui étaient latentes en mon coeur et en mon cer­veau. Il m’a. ins­truite, édu­quée, éle­vée, m’a révé­lée à moi-même, pour ain­si dire, m’a fait connaître une vie affec­tive, éthique, cultu­relle que je ne soup­çon­nais pas ou dont je ne per­ce­vais que fai­ble­ment, la lueur. Je puis retrou­ver l’é­gal de mon com­pa­gnon atti­tré et l’é­gal de mon ami d’âge mûr, La perte de mon ami âgé serait irré­pa­rable et ce n’est pas sans effroi que j’en­vi­sage sa dis­pa­ri­tion : il m’est irrem­pla­çable. Qui j’aime « d’a­mour » des trois ? Mais lui, l’â­gé, et cela ne fait aucun doute pour moi. Pas plus que cela ne fait de doute pour mes deux autres par­te­naires .qui, heu­reu­se­ment, sont des com­pré­hen­sifs, Maud. Calverton.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste