Disons-le tout de suite afin d’éviter tout malentendu : devant la douloureuse crise africaine qui, comme le remarquait tout récemment François Mauriac, n’est qu’un aspect de la crise du régime, nous ne partageons pas les réactions, compréhensibles mais à notre avis un peu simples, de ceux qui, comme certains de nos amis de la Révolution prolétarienne – pas tous – approuvent sans nuance aucune les thèses « maximalistes » des nationalistes d’Afrique du Nord. Le problème est trop complexe, le chauvinisme, fût-il celui de peuples opprimés, trop lourd d’aveuglements, pour que nous puissions prétendre posséder à sa douteuse lumière ou par notre simple jugeote, une solution toute faite en un drame si grave, compliqué encore par le jeu d’intérêts qui ne sont ni français ni arabes.
Une seule chose est certaine, tant en ce qui concerne la criminelle agression qui, en Tunisie, s’est soldée par l’assassinat de Ferat Hached que les sanglantes journées auxquelles donna lieu, à Casablanca, la protestation populaire contre ce meurtre, – oui, une chose unique est hors de doute : que seule la connaissance authentique des faits peut contribuer à nous acheminer les uns et les autres, Arabes ou Français, Européens ou citoyens de l’autre rive atlantique, à un état de chose plus digne de cette appellation de « monde libre » dont notre raison d’être est assurément de vouloir démériter chaque jour un peu moins.
Or, spécialement à l’égard de la tragédie de Casablanca, notre grande presse, si prolixe (et fort légitimement d’ailleurs) lorsqu’il s’agit de dénoncer les dénis de justice qui caractérisent, au-delà du rideau de fer, le régime du socialisme césarien, ne semble pas avoir eu d’autre préoccupation que d’étouffer l’affaire. À peine a‑t-on pu lire çà et là que le nombre des morts pourrait bien dépasser les quarante ou cinquante – quarante ou cinquante de trop – avoués par les communiqués officiels.
Certes, entre temps, non seulement des organes de gauche et d’extrême gauche, tels que l’Observateur et la Révolution prolétarienne, ont fait leur possible pour lever le voile, mais encore l’association France-Islam et jusqu’aux milieux catholiques du protectorat se sont émus, Et dans l’angoissante tragédie nord-africaine, où nous sentons bien tous que sont engagées, avec les légitimes aspirations d’une population « orientale » héritière d’un grand passé civilisateur, les destinées et la civilisation même de la métropole, s’il est un fait qui nous permette encore de ne pas entièrement désespérer, pour l’avenir, du miracle d’un redressement dans la liberté, c’est bien cet effort entrepris pour restaurer malgré tout, et en premier lieu, la vérité des événements.
Que par conséquent les censures, officielles comme officieuses ne s’en prennent qu’à elles si, pour dissiper quelque peu leur rideau de fumée, nous croyons utile de signaler ici certain reportage consacré à la tragédie de Casablanca par le Corriere della Sera du 20 janvier.
Non que nous prétendions en endosser toutes les affirmations. Nous savons trop bien que plus ou moins consciemment, des journalistes italiens – dont beaucoup s’accommodèrent fort patiemment du fascisme – peuvent, en plus du désir de copie sensationnelle propre à la profession, trouver aujourd’hui une certaine satisfaction à constater les ennuis des puissances qui, à la différence de leur patrie, n’ont pas encore dû complètement abandonner leur ancien domaine colonial.
Donc, devant le texte en question, prudence, – encore qu’il ait toutes les apparences du sérieux et d’un simple rapport non infléchi dans un sens ou dans l’autre. Et voilà bien pourquoi nous en condensons ci-dessous quelques éléments, dans le propos – sans plus – de les verser au dossier.
Egisto Corradi – c’est le nom du reporter – raconte d’abord par quelle suite de rendez-vous clandestins il a pu, à Fez – où, comme dans tout le Maroc, les membres de l’Istiqlal sont contraints d’en agir illégalement, après l’interdiction de leur parti – être reçu par un intellectuel marocain qui, témoin quelques semaines auparavant des événements de Casablanca, lui en fit le récit dans un français impeccable. À en croire ce témoin, évidemment partial – mais comment pourrait-il ne pas l’être ? – la troupe, sans sommation préalable, tira la première sur la foule qui voulait passer outre à l’interdiction de la grève et de la manifestation organisées pour protester contre l’assassinat de Ferat Hached. Il convient toutefois de préciser que le premier mort fut un Français : un civil, mais qui, en guise de civilité, avait, de sa fenêtre, ouvert le feu sur les manifestants, lesquels enfoncèrent la porte de sa maison et, littéralement, le déchirèrent. Pas besoin de dire – mais ce n’est peut-être point la seule raison pour laquelle ni le journaliste italien ni son interlocuteur, en effet, ne le disent pas – que les esprits étaient donc, dès avant l’arrivée de la troupe, on ne peut plus montés, et que, dans cette atmosphère de rage ou de panique, les fusils (malheureusement des fusils-mitrailleurs) apparemment partirent tout seuls, comme par un réflexe de ceux dont la condition est d’être en armes.
Quoi qu’il en soit, et sans nous attarder à l’affirmation – non tout à fait invraisemblable – selon laquelle des sous-ordres locaux auraient provoqué les incidents (le mot est bien faible); sans nous étendre davantage sur la façon bestiale dont les ouvriers marocains, enfermés comme dans une souricière dans la Maison des Syndicats, puis contraints d’en sortir par groupes de dix, auraient été affreusement battus, il reste – toujours selon le récit du Marocain – que le nombre des morts serait au total de huit cents à mille. Du seul côté marocain s’entend, car si quelques malheureux passants furent effectivement victimes de la fureur populaire, dans la rencontre proprement dite entre manifestants et forces de l’«ordre », ni la police ni la troupe n’ont eu de tués. Or, ce chiffre de moins de presque un millier laisse d’autant plus rêveur que, comme le fit remarquer le journaliste à son hôte, si le nombre officiel des victimes est censé ne guère dépasser la cinquantaine, les Européens de là-bas, entre eux, parlaient de quinze cents.
Répétons-le : les dires à l’instant rapportés, nous nous contentons de les verser au dossier de l’effroyable et tragique affaire, Avouons cependant, et sans honte, l’inquiétude, l’angoisse qu’ils nous ont laissée.
Sur cette même page du Corriere, le reportage daté de Fez est surmonté d’une photo : un groupe de Blancs du Kénya réclamant contre les Mau-Mau la suppression du contrôle de Londres, jugé trop gêneur pour une « saine » politique raciste.
Et dans la colonne voisine de l’article marocain, une dépêche datée de Bordeaux, et consacrée au procès des massacreurs d’Oradour.
On voudrait bien que la vraie France ne fût pas du mauvais côté.