Lorsque notre ami André Prunier apprit que nous préparions la publication de « Témoins », il nous écrivit : « Enfin une revue que l’on va pouvoir donner aux amis en leur disant : voilà ce que pensent des libertaires. » Hélas, les temps ne sont plus, où des parentés de comportement s’accompagnaient tout naturellement d’une communauté de pensée théorique, et nous avons dû répondre à Prunier : « Libertaires ? L’étiquette est belle, mais c’est une étiquette. En une époque où tout, des faits et des anciens dogmes, est en fusion, comment nous en contenter ? » Comme nous le disait Silone à qui nous signalions ce débat : « Tout est devenu historique ». Et c’est déjà bien beau si, remettant ces cahiers à un ami, nous pouvons lui dire : « Voilà ce que pensent des hommes qui essayent d’être libres. » – Si donc « Témoins » reproduit ici, avec l’amicale autorisation de son auteur, l’étude publiée par André Prunier dans « Contre-Courant » (numéros des 19 et 27 janvier et du 3 février 1953), ce n’est pas que la revue entende prendre à son compte la « doctrine » libertaire de notre ami, mais parce qu’en dépit de cette doctrine ladite étude nous a paru mériter d’être lue par un autre public que les seuls adhérents de la pensée libertaire. Non seulement elle met magistralement en lumière la filiation entre l’esprit libéral et la traduction concrète qu’il a trouvée dans l’«anarchisme » bien compris, mais encore elle apporte – au-delà d’une terminologie forcément restreinte par l’observance politique de son auteur – une contribution des plus précieuses à l’indispensable esprit de résistance aux abdications conformistes qui, aujourd’hui, nous guettent tous, dans la non moins indispensable lutte contre l’inhumanité totalitaire.
Depuis 1945, l’Europe est dans la position suivante : la puissance militaire allemande ayant cessé d’exister en vertu de la politique rooseveltienne de capitulation inconditionnelle, les Anglo-Saxons ayant immédiatement reconverti leurs industries de guerre en industries de paix, l’équilibre des forces a été rompu, cet équilibre dans lequel Proudhon voyait à bon droit une garantie de liberté. La puissance russe s’est trouvée virtuellement maîtresse du continent – avec les deux cents divisions soviétiques maintenues sur le pied de guerre – dans des conditions qui équivalaient à la capitulation inconditionnelle des pays occidentaux. Depuis sept ans, à défaut du respect des traités, trois obstacles principaux ont cependant empêché les colonnes blindées et les masses d’infanterie soviétiques de déferler sur l’Occident – sans parler du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Ces obstacles furent : premièrement l’absorption des forces vives de l’URSS dans l’effort de réorganisation nécessaire pour transformer le terrain gagné du Dniepr à l’Elbe et à l’Adriatique, en nouvelle base de départ ; deuxièmement, la non-maturité des régimes politiques libéraux et de la société civile dans les pays occidentaux pour une intégration totalitaire de l’empire de Staline ; et, troisièmement, les inquiétudes que pouvait inspirer le potentiel de guerre reconstituable par les USA et les Dominions britanniques.
Ces obstacles existent-ils encore ? … Certes, les partis hostiles à l’URSS, puis les partis nationaux alliés à l’URSS ont été exterminés dans les États satellites ; le Parti communiste lui-même et ses organes policiers, militaires et économiques, dans chaque pays soumis, ont subi toutes les épurations dictées par l’intérêt du vainqueur, son orgueil ou sa méfiance irraisonnée ; et même aux territoires livrés par les accords de Téhéran, Yalta et Potsdam, de nouvelles conquêtes ont été jointes sans coup férir à commencer par le bastion central de l’Europe – le réduit tchèque. Enfin, un immense succès a été remporté à l’Est : la Chine entière, soit plus de quatre cent millions d’hommes, est tombée aux mains des communistes russes et de leurs disciples chinois, entraînant avec elle dans l’orbite de Moscou les sympathies de millions d’Iraniens, d’Hindous, de Tibétains, d’Indochinois, d’Indonésiens, de Coréens et même de Japonais, qui tous menacent de faire de l’Asie entière une partie intégrante de l’hémisphère soviétique, ce qui réduirait pratiquement le monde occidental aux seuls pays riverains de l’Atlantique.
Cependant, cette acquisition territoriale et cet accroissement d’influence a posé, à son tour, des problèmes nouveaux, et cela pour des dizaines d’années sans doute. L’immense Chine n’est-elle pas un morceau aussi difficile à digérer pour le moins que les pays baltes, danubiens et balkaniques tout ensemble ? Et le phénomène capital d’immaturité politique n’est-il pas représenté, là comme ailleurs, par le fait que le Parti communiste chinois, parvenu au pouvoir comme parti national chargé d’un certain potentiel émancipateur sur le plan agraire, ne se changera pas automatiquement en un instrument aveugle du centralisme russe ? Déjà, la sécession yougoslave est venue compliquer les affaires balkaniques, danubiennes et allemandes, en ouvrant une brèche dans le système colonisateur destiné à faire des Européens les Sénégalais de Staline 1L’article était écrit avant la mort de l’autocrate. À la différence de Prunier, nous pensons d’ailleurs que cette mort, à moins de crise du régime, à la longue ne changera guère le cours des choses.. Ne retrouvons-nous pas, partant, le même phénomène à qui nous devons de n’être pas encore russes ?
Sur le plan intérieur, français, allemand et italien, il apparaît à tout observateur attentif des réalités sociales que l’ennemi véritable et le plus grand obstacle que le Kominform ait rencontré sur sa route a été l’existence diffuse d’une tradition libertaire syndicaliste dans le mouvement ouvrier – tradition qui n’est pas totalement étrangère aux communistes eux-mêmes. À cet égard, les récentes épreuves de force imposées au PC et la CGT français ont mesuré l’état d’esprit des masses occidentales. Si elles sont prêtes à appuyer par la grève certaines revendications économiques, les organisations ouvrières, même à direction stalinienne, ne se sont pourtant pas montrées disposées à descendre dans la rue pour frayer, par la guerre civile, la route à une occupation moscovite. En Italie, sans doute aussi pour la même raison, le succès électoral des partis extrêmes ne fait guère que conduire dans l’impasse qu’à connu l’essor communiste au moment de la grande inflation d’effectifs qui précéda l’abandon momentané des revendications sur Trieste. Et dans l’Allemagne de Bonn, comme en Autriche, comme en Yougoslavie, la proximité des Russes, loin d’être un encouragement à l’agitation stalinienne qui leur ouvrirait les portes, est au contraire une cause de discrédit et de décadence pour un parti dont les méthodes sont trop connues par l’exemple de proches voisins sinistrés.
Reste la question des armements disponibles. Sur ce point, la supériorité russe, non seulement reste écrasante, mais s’affirme peut-être de plus en plus lourde au fur et à mesure que le retard sur les laboratoires américains est rattrapé et que l’aéronautique, l’électrotechnique et les applications de la physique nucléaire, etc., connaissent en URSS de nouveaux succès. En cas de guerre à brève échéance, il n’est pas douteux que la coalition soviétique ne soit rapidement maîtresse de l’espace aérien, terrestre, maritime et sous-marin constituant l’Europe et ses côtes. Les quinze divisions composant l’Armée européenne ne représentent encore qu’un élément de résistance symbolique, propre à renforcer l’autorité des gouvernements participants, et à relever la confiance de ceux qui n’ont ni le courage mental nécessaire pour mesurer le rapport réel des forces, ni celui qu’il faut pour défendre une cause désespérée. Elles ne sauraient passer pour une protection réelle contre l’invasion.
Somme toute, et pour résumer ce qui précède en une seule phrase : l’Europe occidentale, dans les conditions présentes, reste physiquement ouverte aux forces russes. Ce qui protège encore notre liberté relative, c’est cette liberté même : un ensemble d’impondérables moraux dont l’élément essentiel est le fait qu’il subsiste, dans l’hémisphère atlantique, une certaine mentalité, un potentiel de résistance sociale au totalitarisme, basée sur une certaine expérience de l’ordre dans la liberté.
En d’autres termes, ce qui protège encore aujourd’hui l’Occident – maintenant que le monopole de la bombe atomique et autres armes secrètes est mis hors de cause – c’est essentiellement la persistance de ces mêmes valeurs qui font encore l’Occident précieux à l’espèce humaine et digne d’être préféré par des millions de réfugiés. La permanence des libertés individuelles que les libéraux s’efforcent de maintenir et que les libertaires veulent élargir – voilà ce qui rendrait une occupation et une mise au pas totalitaires, non seulement laborieuses et malaisées, mais dangereuses – voire fatales au stalinisme, au-delà d’un certain rapport entre les forces disponibles et les pays à assimiler.
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Les libertaires ont un rôle essentiel à jouer dans la défense de l’Occident, un rôle qui ne peut être joué par personne d’autre ; un rôle qui n’est pas politique, ni militaire, ni policier, ni diplomatique, un rôle auquel ils ne peuvent renoncer sans compromettre et sacrifier tout l’héritage qui leur est propre ; un rôle qui consiste à maintenir et, si possible à accroître, jour après jour, la différence qui existe entre l’Ouest et l’Est, différence qui est notre seul espoir en ce monde ; car, s’il est extrêmement difficile à un homme libre de conserver cette qualité en France ou en Amérique, cela est impossible en Russie, en Chine, en Pologne ou en Tchécoslovaquie. Déjà pendant les guerres précédentes, des hommes ont fait ce choix, de se sacrifier pour les buts ultimes de la civilisation occidentale, tandis que les masses démocratiques luttaient par les armes pour assurer dans les institutions sinon dans les faits, la conservation des libertés existantes. C’est ainsi que des pacifistes et des anarchistes ont résisté chez nous à la plupart des empiétements exercés en temps de guerre sur les droits civiques et personnels au nom de la Patrie en danger et du salut public (lequel « salut public » n’a finalement de sens, que s’il est le salut des libertés publiques). À deux reprises, en 1914 – 1918 et en 1939 – 1945, des anarchistes et des pacifistes ont lutté en Angleterre, aux États-Unis, au Canada, etc., contre la militarisation du pays, contre le service militaire obligatoire, contre la censure, contre la destruction ou l’asservissement des minorités protestataires, contre la pan-bureaucratie, la diplomatie secrète, la transformation de la guerre en un but, sauvegardant ainsi l’avenir de la liberté. En Espagne, ils ont barré la route au fascisme de Franco, souvent par des méthodes qui leur étaient propres et en proclamant ouvertement leur idéal – et ils ont été imités en cela par une bonne partie du peuple espagnol. Ainsi, dans la mesure où ils n’ont pas cru eux-mêmes devoir se conformer aux méthodes et aux points de vue de l’adversaire, ils ont maintenu cette différence de principes et jusqu’à un certain point cette différence de fait, qui permettait de parler d’une Espagne libre face à une Espagne asservie, dont tout le monde reconnaît aujourd’hui encore la fragilité.
Il va de soi que l’attitude des libertaires ne peut être la même à l’égard de forces sociales aussi radicalement hostiles entre elles, et dont les attitudes envers l’anarchisme et les anarchistes sont aussi différentes que le sont le stalinisme russe et le libéralisme occidental. Le totalitarisme, marxiste ou fasciste, qu’il soit rouge, blanc ou noir, ne reconnaît à l’anarchiste aucun droit à l’existence, sous quelque forme que ce soit : et cela en vertu de l’adage : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ! ».
Le libéralisme, au contraire, reconnaît la valeur de l’anarchiste comme élément de saine critique, comme sel et levain de la pâte sociale – tout en niant qu’un anarchisme « intégral » soit réalisable à grande échelle. Il est disposé à autoriser ou à tolérer de notre part une activité pacifique, de discussion et d’expérimentation propre, en partant du principe : « Qui n’est pas contre nous est avec nous ».
Les libéraux anglo-saxons (dont les travaillistes et les conservateurs britanniques, les démocrates et républicains d’Amérique sont, vaille que vaille, les héritiers) n’ont pas seulement autorisé des parlementaires à mener par deux fois, en temps de guerre, une vive opposition de tribune contre la guerre elle-même, mais en 1939 – 1945 encore ils ont toléré l’antimilitarisme de principe de nos camarades de Londres, de Glasgow, de New York et de San Francisco, qui publiaient Freedom, The Word, Man, L’Adunata, etc.
Il fut impossible à Churchill et à Roosevelt de ne pas tenir compte du fait que les anarchistes parlaient et agissaient franchement selon leurs principes (principes qui ont une source commune avec le libéralisme démocratique), sans recourir aux complots de sabotage et aux entreprises terroristes, qui peuvent être de mise sous un gouvernement despotique, mais qui n’ont pas de sens là où les libertés civiques sont respectées. De cette reconnaissance mutuelle de certaines valeurs communes au libéralisme et à l’anarchie, naquit un modus vivendi, qui comporte la lutte, mais dans les limites du fair play Nous verrons que les marxistes, au contraire, opèrent tout autrement.
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Les marxistes, qui posent l’«anarchisme intégral » comme réalisable – mais par eux seuls, et sous la forme d’une uniformité sociale absolue – ne reconnaissent pas de valeur à l’anarchiste ni à l’anarchisme. Le marxisme est moniste et non pluraliste : il n’admet pas de lutte interne des idées et des classes ; il se présente comme la méthode, le chemin et la voie unique : il détient le monopole de la vérité et ne reconnaît pas à l’erreur le droit de se manifester. Pour un marxiste, la « véritable » théorie anarchiste, est celle qui passe par la dictature du prolétariat, le socialisme d’État et le communisme ; on ne parvient à la liberté totale que par l’intégration totale à une société totalitaire : tout le reste n’est qu’une contrefaçon criminelle et antihistorique qu’il importe de châtier et de détruire dans sa racine.
Je n’entends pas dire que l’anarchiste ait toujours à se louer de ses rapports avec le libéral et qu’il n’ait jamais, pour se faire respecter, besoin de recourir à des méthodes de résistance plus tragiques que le simple dialogue, mais on ne peut nier que, dans le monde, il n’y ait une espèce d’alliance naturelle entre l’ultra-libéralisme anarchiste et l’infra-anarchisme libéral – tandis que la conception de l’anarchisme comme un ultra-marxisme, et du marxisme comme un anarchisme patient, repose sur une fraude ou un malentendu.
Les libéraux ont en somme pour critère : l’individuation, et les totalitaires de tout poil : l’étatisation. Les marxistes se sont inclinés docilement devant le nazisme comme devant une étape de l’étatisation de l’Allemagne – et, vice-versa, les occupants nazis en Russie ont respecté la structure « étatisée » établie par les bolcheviks, se contentant de modifier un petit détail dans l’emblème figurant sur les drapeaux. Le remplacement l’un par l’autre du fascisme par le communisme ou du communisme par le fascisme s’est révélé tellement facile, qu’on peut considérer les structures comme analogues, et le personnel comme interchangeable (parfois le personnel aussi reste le même et, seule, change la couleur des uniformes). Il a fallu un énorme effort à Franco et à ses alliés pour asservir l’Espagne libérale-libertaire, celle de Companys et de Durruti : et encore n’a‑t-elle été vaincue qu’à travers l’épisode marxiste-communiste de la dictature Negrin. Accroître la somme d’individuation qui existe dans un pays, une société et une culture, c’est en même temps les rendre résistants et même inattaquables, à cette étatisation – dont la loi martiale, la guerre totale, le césaro-papisme, le règne universel de la police sont les étapes les plus connues.
Contre le totalitarisme quel qu’il soit (nazi, stalinien, franquiste ou titiste), le libéralisme et le libertarisme ont le même recours : fomenter l’individuation. Mais sur le plan défensif, le libéralisme est prêt à céder beaucoup de terrain, c’est-à-dire qu’il est prêt à recourir à une étatisation provisoire pour mieux défendre politiquement, militairement et économiquement le régime libéral. L’anarchiste s’oppose à ces compromis, qui à la limite, transformeraient le régime libéral en État totalitaire. Il fait contrepoids aux tendances totalitaires au sein du régime libéral.
Les gouvernements occidentaux sont-ils disposés à permettre aux anarchistes et anarcho-syndicalistes la mise en application du slogan « Contre Staline, sans être pour Ridgway », ou plus exactement « Contre Staline, sans se soumettre aux ordres des gouvernements qui combattent Staline, et sans interrompre la critique libertaire à leur égard ? » Sont-ils disposés à reconnaître, dans l’éthique anarchiste et dans son influence diffuse, une des forces impondérables qui protègent un pays contre l’action conjuguée du totalitarisme intérieur et extérieur, lui apportant une garantie de la liberté générale après tout plus profonde et durable que ne sont les divisions blindées et les stocks atomiques ? Les démocrates libéraux laisseront-ils aux anarchistes, extrême avant-garde dans la lutte antiautoritaire, le choix de leur terrain, de leurs méthodes et de leurs armes ? Ou bien aboliront-ils (dans les faits, sinon dans les intentions et les textes) la distance qui les sépare de leurs adversaires, en supprimant, emprisonnant et bâillonnant ceux qui, sous le nom d’anarchistes, veulent être les pionniers du libéralisme intégral ?
André Prunier
- 1L’article était écrit avant la mort de l’autocrate. À la différence de Prunier, nous pensons d’ailleurs que cette mort, à moins de crise du régime, à la longue ne changera guère le cours des choses.