La Presse Anarchiste

Voyages en Russie (1)

Méde­cin de Zurich, Fritz Brup­ba­cher, qui est mort à soixante-dix ans le 1er jan­vier 1945, joua un rôle impor­tant d’animateur dans le mou­ve­ment pro­lé­ta­rien. Ami de James Guillaume, il est comme le trait d’union entre la Pre­mière Inter­na­tio­nale et la Seconde, puis la Troi­sième. Comme James Guillaume, ban­ni de la Pre­mière avec Bakou­nine, Brup­ba­cher fut lui-même suc­ces­si­ve­ment exclu de l’Internationale socia­liste juste avant la Pre­mière Guerre mon­diale, et du par­ti com­mu­niste suisse à la veille de l’avènement de Hit­ler en Alle­magne. Ami des syn­di­ca­listes fran­çais de la belle époque, – dont Monatte, – lié de près avec l’émigration russe, il aura été avant tout un inter­na­tio­na­liste et un anti­au­to­ri­taire. Il a lais­sé de nom­breux écrits, dont nous avons com­po­sé un choix en fran­çais inti­tu­lé « Socia­lisme et liber­té », encore à paraître, mais dont quelques cha­pitres ont vu le jour dans des revues de langue fran­çaise : un très beau « Val­lès », dans « la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne », numé­ros de mars et d’avril 1950 ; de remar­quables « Réflexions et apho­rismes », dans « la Revue de Suisse » de novembre 1951, et, en 1952, dans « Preuves » (numé­ro de février), le cha­pitre des « Mémoires » (« Soixante ans d’hérésie »), rela­tant la visite faite par Brup­ba­cher à Trots­ky, à Mos­cou, en 1921. – Le socia­lisme inter­na­tio­nal a comp­té peu d’esprits aus­si aigus et aus­si clair­voyants que ce dis­ciple des mora­listes fran­çais, des liber­taires et, en un sens fort hété­ro­doxe, de Marx. Et – à quelque chose mal­heur est bon – nous pro­fi­tons du retard subi par la publi­ca­tion de « Socia­lisme et liber­té » pour pré­sen­ter ici les cha­pitres des Mémoires se rap­por­tant aux trois voyages accom­plis par Brup­ba­cher en Rus­sie, les deux pre­miers en 1910 et 1911, le troi­sième en 1921 – 1922 – donc d’abord encore sous le tsa­risme, puis au début de l’ère sovié­tique. – La pre­mière femme de Brup­ba­cher, Lydia Petrow­na, comme au reste les deux com­pagnes de sa vie ulté­rieure, était russe. Lydia Petrow­na, qui vivait le plus sou­vent en Rus­sie pour rai­sons de tra­vail illé­gal, y avait été arrê­tée, puis ban­nie dans le gou­ver­ne­ment d’Arkhangel, au vil­lage d’Oustvachka. En 1910, à la fin de l’hiver, elle y tom­ba malade du typhus. Muni d’un pas­se­port éta­bli au nom de son ami Max Tobler, Brup­ba­cher – le des­po­tisme tsa­riste ne connais­sait pas la per­fec­tion poli­cière issue de la révo­lu­tion – par­tit aus­si­tôt assis­ter de ses soins l’exilée.

1. En Russie tsariste (1910 – 1911)

Jusqu’alors, j’avais sur­tout connu la Rus­sie à tra­vers les récits de Lydia Petrow­na, alors que j’allais main­te­nant être en mesure de voir de mes propres yeux le pays et ses habi­tants. Pres­sé d’arriver, je ne vis guère, à l’aller, que la plaine immense et les forêts sans fin. Jusqu’à Arkhan­gel, le voyage se fai­sait en che­min de fer ; puis, de là, ce furent envi­ron six jours de traî­neau à tra­vers les plaines, les vil­lages et les bois et, de temps à autre, la tra­ver­sée d’un fleuve gelé. Nous étions cou­chés dans le traî­neau tiré par deux petits che­vaux dont les gre­lots tin­taient. Envi­ron toutes les deux heures, on arri­vait à un relais ; nous nous repo­sions alors dans un abri où nous trou­vions de l’eau chaude pour nous faire du thé en atten­dant que fussent atte­lés les che­vaux de l’étape sui­vante. Il fal­lait empor­ter ses vivres, car il n’y avait point d’auberges dans les vil­lages. Nous voya­gions aus­si de nuit, avec des arrêts de quelques heures pour dor­mir. Les pay­sans n’étaient pas tout à fait aus­si légen­dai­re­ment mer­veilleux que les socia­listes révo­lu­tion­naires nous les avaient décrits. Par bon­heur, le frère de Lydia Petrow­na, fonc­tion­naire agro­nome, m’accompagnait ; mais lui-même avait à lut­ter ferme avec les pay­sans au sujet du prix qu’ils exi­geaient pour leurs che­vaux. Il fal­lait par­fois mar­chan­der pen­dant des heures. Ayant vécu trois mois par­mi ces pay­sans, je finis par les connaître assez bien. Com­pa­rés à nos pay­sans suisses, ils étaient aimables, et même, au moins cer­tains, vrai­ment gen­tils. À part cela, ils avaient beau­coup de res­sem­blance avec les pay­sans de mon pays.

Fonctionnaires et proscrits

Brup­ba­cher décrit ensuite sa vie à Oust­va­ch­ka, vie fort occu­pée, car tout le monde vou­lait consul­ter le « méde­cin étran­ger ». Il évoque aus­si la pau­vre­té géné­rale et l’aisance rela­tive des kou­laks, puis vient à par­ler de l’«intelligentsia », repré­sen­tée par les fonc­tion­naires et les proscrits :

J’étais venu à Oust­va­ch­ka en qua­li­té d’ami d’une exi­lée poli­tique. Ima­gi­nez seule­ment qu’il soit pos­sible, de nos jours, d’aller faire une visite dans un camp de concen­tra­tion et, si par impos­sible c’était pos­sible, la façon dont on y serait reçu ! Donc, je ren­dais visite à une amie exi­lée (je dis bien une amie, puisque j’avais un faux pas­se­port, – mais cela c’est une autre his­toire). Et moi, la bre­bis galeuse, je me vis invi­té, tant à Oust­va­ch­ka que plus tard à Piné­ga 1Petite ville du gou­ver­ne­ment d’Arkhangel, et qui fut le second lieu de ban­nis­se­ment de Lydia Petrow­na., dans la socié­té des hauts fonc­tion­naires civils et des mili­taires où je fus l’objet de tous les égards d’ordinaire réser­vés à un per­son­nage de marque. Le colo­nel de la gen­dar­me­rie me deman­da de soi­gner sa maî­tresse, bien qu’un méde­cin appoin­té par l’État se trou­vât sur place. Le pope dai­gna me mon­trer ses hémor­roïdes et le juge du dis­trict me sup­plia de ne point le tenir pour un mau­vais homme mal­gré sa qua­li­té de fonc­tion­naire. Il était facile de se rendre compte que toute cette classe d’officiels était, poli­ti­que­ment par­lant, comme minée. Au reste, le juge m’avoua avoir été socia­liste et qu’il lui avait fal­lu récem­ment faire une per­qui­si­tion chez un pay­san, pour cette rai­son qu’on avait trou­vé dans la mai­son de celui-ci une bro­chure jadis publiée sans nom d’auteur et que lui-même, le juge, avait rédi­gée dans sa jeu­nesse, lorsqu’il était encore étu­diant. Je vis aus­si com­bien peu « dos­toïews­kyenne », com­bien peu « mys­tique » était la reli­gion de ces pay­sans. Ils mépri­saient leur pope en rai­son du fait que ce prêtre était obli­gé de venir cher­cher son trai­te­ment chez eux, et aus­si parce qu’ils le trou­vaient gênant en géné­ral. Du reste, il vint me relan­cer chez moi, car, loca­taire d’une chambre, je devais éga­le­ment lui payer ma dîme.

La vie des pros­crits, dans cette région, n’avait rien de ter­rible. Je menais moi-même l’existence des exi­lés qui avaient de l’argent. Je man­geais et j’habitais comme eux ; la seule dif­fé­rence, c’est que je pou­vais me pro­me­ner à ma guise autour du vil­lage, tan­dis que les pros­crits n’avaient pas le droit de s’en éloi­gner à plus d’un cer­tain nombre de kilo­mètres. Les moins favo­ri­sés étaient les étu­diants pauvres qui ne pou­vaient se rendre utiles par quelque tra­vail d’artisan. Ouvriers agri­coles, menui­siers, ser­ru­riers étaient très deman­dés et gagnaient conve­na­ble­ment leur vie.

Au demeu­rant, chaque pros­crit tou­chait une solde. Celle de Lydia Petrow­na s’élevait à quelque dix roubles par mois, somme qui ne per­met­tait de vivre que très pauvrement.

Lors de mon second voyage 2En 1911., j’habitai Piné­ga, petite ville de pro­vince du gou­ver­ne­ment d’Arkhangel. C’était beau­coup plus confor­table, beau­coup moins enva­hi par les punaises. Quant à la situa­tion et à la men­ta­li­té des ouvriers d’industrie de Mos­cou et de Peters­bourg, je n’eus pas l’occasion de les obser­ver sur place. Ce n’est pas faute d’envie, mais on me le décon­seilla net­te­ment, la simple visite des quar­tiers ouvriers étant poli­ti­que­ment trop com­pro­met­tante pour un étran­ger. Je le regrette d’autant plus qu’il me manque ain­si les élé­ments de com­pa­rai­son néces­saires pour confron­ter, dans mon expé­rience per­son­nelle, la situa­tion actuelle des ouvriers russes avec celle de l’époque tsa­riste. Pour­tant, ces élé­ments de com­pa­rai­son, je crois les avoir quand même jusqu’à un cer­tain point, puisque, en 1921 – 1922, c’est-à-dire à une époque où l’on ne pou­vait pas encore juger des résul­tats de la révo­lu­tion bol­che­vique, j’ai vu de près les quar­tiers ouvriers de Kasan, avec leurs effroyables tau­dis. Et c’était un spec­tacle que moi-même, qui ai pour­tant été plus de trente-quatre ans méde­cin des pro­lé­taires et connais assez bien les villes d’Europe, je n’aurais jamais pu ima­gi­ner. Les êtres humains vivaient là entas­sés par dou­zaines dans de véri­tables caves où ne péné­trait jamais le moindre rayon de lumière, sans même par­ler du soleil. Pas un seul lit, pas même un seul sem­blant de gra­bat ; le plus sou­vent, les gens dor­maient tout habillés, à même la pierre du sol.

Le Russe, homme précapitaliste

Toutes les couches sociales avaient entre elles ceci de com­mun que la notion du temps, de l’exactitude, leur était abso­lu­ment étran­gère. Je don­nais, pen­dant mon séjour au pays des pros­crits, des leçons d’allemand et de fran­çais à des étu­diants qui pré­pa­raient leurs exa­mens. Je leur disais tou­jours de venir à dix heures du matin. Mais s’ils appa­rais­saient entre six et dix heures du soir, j’avais encore bien de la chance. Je n’ai jamais non plus connu peuple sachant mieux trou­ver de belles excuses, jamais les mêmes, à ces retards réité­rés. Tra­vailler avec des Russes était, pour nous autres Euro­péens habi­tués au temps, chose impos­sible, en tout cas une tor­ture. Rien de tout cela, bien enten­du, ne pro­ve­nait de par­ti­cu­la­ri­tés raciales russes ; c’était uni­que­ment le reflet d’une super­struc­ture intel­lec­tuelle pré­ca­pi­ta­liste. Les Russes n’avaient pas été dres­sés par le capi­ta­lisme. Et c’est de là que venaient toutes leurs qua­li­tés, les meilleures comme les pires. Cela fai­sait aus­si que nous autres Euro­péens occi­den­taux éprou­vions pour eux une sorte d’amour roman­tique. En véri­té, presque cha­cun de nous. Sans doute, nos sen­ti­ments à leur égard ne lais­saient-ils point d’être ambi­va­lents. Nous aurions aimé retrou­ver chez d’autres nations leurs beaux côtés, leur affec­ti­vi­té tout ensemble admi­rable et impré­vi­sible, – mais en même temps nous nous ren­dions compte qu’il nous eût été impos­sible, à nous autres, gens habi­tués à la mesure du temps, de vivre avec eux…

La gen­tillesse, la bon­té du cœur, l’hospitalité, voi­là ce qui, dans la Rus­sie, enthou­sias­mait. Je dois avouer que, pen­dant long­temps, la Rus­sie aura été pour moi ce que, pour beau­coup d’autres, furent la Grèce ou la Renais­sance, ou l’Italie pour Sten­dhal : un pays dont on eût sou­hai­té que l’âme se retrou­vât dans le monde entier, – sauf, bien enten­du, cette céci­té pour le temps.

2. En Russie soviétique (1921 et 1922)

De Berlin à Moscou

Après être allé s’informer à Paris, auprès de son ami Pierre Monatte, du point de vue des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires fran­çais à l’égard des Soviets et de l’Internationale com­mu­niste, Brup­ba­cher, appe­lé à faire par­tie, pour une dis­tri­bu­tion de vivres dans les régions de Rus­sie les plus gra­ve­ment tou­chées par la famine, s’arrêta tout d’abord deux semaines à Ber­lin, afin d’y ache­ver ses pré­pa­ra­tifs de voyage. Willy Mün­zen­berg, fon­da­teur et chef du Secours rouge, l’y aida acti­ve­ment et fit avec lui le tra­jet Berlin-Moscou.

Je pris le train pour Mos­cou avec Willy Mün­zen­berg, un cos­tume d’aviateur, un sty­lo, une malle pleine de conserves de toutes sortes et, au cœur comme dans la tête, cette angois­sante ques­tion : le socia­lisme a‑t-il échoué là-bas et vient-on d’y faire, peut-être pour long­temps, un pas en arrière vers un retour au capi­ta­lisme 3La NEP venait d’être pro­mul­guée.? À l’époque, en effet, les Russes vou­laient affer­mer à des capi­ta­listes étran­gers, sous forme de conces­sions, les mines et, en géné­ral, les grandes entre­prises, – poli­tique qui, vu les cir­cons­tances, me parais­sait par­fai­te­ment légi­time, ain­si que je l’avais expri­mé, avant de quit­ter Ber­lin, dans un article de l’«Internationale Pressekorrespondenz ».

On ne peut guère se repré­sen­ter, aujourd’hui, à quel point nous étions, alors, rési­gnés. Non point seule­ment nous autres Occi­den­taux, mais aus­si les Russes. Tous, y com­pris Lénine, nous aurions hoché la tête avec incré­du­li­té si l’on nous avait pré­sen­té l’image de la Rus­sie de 1935, avec l’intense déve­lop­pe­ment de son indus­trie d’État et la socia­li­sa­tion de presque toute son éco­no­mie. Les plus opti­mistes d’entre nous n’eussent pas osé rêver d’un tel avenir.

Lorsque je relis, dans la revue ber­li­noise de Franz Pfemp­fert, Die Aktion du début de 1922, l’article que j’avais rédi­gé en guise d’introduction à des notes sur ce voyage en Rus­sie, il me paraît aujourd’hui bien étrange – et cepen­dant il reflète tout à fait exac­te­ment le point de vue et l’état d’esprit d’un très grand nombre de diri­geants russes à l’époque.

Je posais les ques­tions sui­vantes : Pour­quoi le socia­lisme a‑t-il échoué ? Pour­quoi refait-on appel aux capi­ta­listes ? Aurait-on pu l’éviter ?

Le pre­mier que je mis sur la sel­lette fut Cha­ri­to­now. C’était un ouvrier russe que j’avais connu à Zurich et que je retrou­vai dans le train. Il avait fait avec Lénine le fameux voyage en « wagon plom­bé » à tra­vers l’Allemagne et, en 1921, se trou­vait occu­per un poste impor­tant dans l’organisation ouvrière de Pétro­grad. Évi­dem­ment, nous par­lâmes tout de suite de la NEP. Les impôts en nature des pay­sans, me dit Cha­ri­to­now, étaient déjà ren­trés pour cin­quante pour cent. Ils les payaient d’autant plus volon­tiers qu’ils savaient que de nom­breuses régions souf­fraient de la faim. Si la situa­tion était mau­vaise, c’était en rai­son du fait que, pen­dant la pre­mière phase d’une révo­lu­tion, de graves per­tur­ba­tions éco­no­miques ne peuvent man­quer de se pro­duire. Par suite du mau­vais ravi­taille­ment des villes, les ouvriers avaient quit­té les fabriques, refluant vers les champs. Ou bien ils s’étaient mis à fabri­quer à leur propre compte de petits objets de consom­ma­tion, par exemple des bri­quets ou autres babioles. Autre­ment dit, le pro­lé­taire avait dégé­né­ré en petit-bour­geois. D’où la néces­si­té de réor­ga­ni­ser l’industrie, d’abord pour pro­duire, et ensuite pour avoir à nou­veau un véri­table prolétariat.

Natu­rel­le­ment, nous avons aus­si par­lé du pro­blème des conces­sions. On avait espé­ré que celles-ci atti­re­raient le capi­tal étran­ger. Et non pas seule­ment le capi­tal, mais aus­si les capi­ta­listes. Le capi­ta­liste étran­ger crée­rait, pen­sait-on, l’industrie ou, dans les cas où elle exis­tait déjà, il en accroî­trait la pro­duc­tion. Mais, à ce que me rap­por­ta Cha­ri­to­now, l’offre de conces­sions n’avait pas trou­vé de capi­ta­listes étran­gers dis­po­sés à les prendre. Par contre, on avait affer­mé à des Russes une par­tie des mines du Donetz, et cela avait l’air de marcher.

Je lui deman­dai aus­si com­ment on pen­sait arri­ver à désha­bi­tuer le pay­san de sa men­ta­li­té acol­lec­ti­viste, néces­si­té, à mon avis, des plus impor­tantes pour un peuple qui, venait-il de me dire, ne comp­tait que trois mil­lions d’ouvriers contre 130 mil­lions de pay­sans. À quoi Cha­ri­to­now me répon­dit par la for­mule, alors en vogue, selon laquelle l’électrification du tra­vail dans les cam­pagnes aurait pour résul­tat de créer chez les pay­sans un autre état d’esprit, com­mu­nau­taire. Je n’avais pas eu de peine à me rendre compte que, dans notre wagon, la lumière élec­trique ne fonc­tion­nait que lorsque le train était en marche, s’éteignant à chaque arrêt ; aus­si fis-je timi­de­ment remar­quer qu’il me sem­blait que l’ère de l’électrification n’était peut-être pas des plus proches.

À l’hôtel Lux

Arri­vés à Mos­cou, nous dûmes attendre envi­ron deux heures qu’une auto vînt nous cher­cher pour nous ame­ner à l’hôtel Lux, où il nous fal­lut d’abord fran­chir une espèce de cor­don doua­nier avant d’être conduits dans nos chambres.

La veuve de Karl Liebk­necht, Sonia, Hen­ri Guil­beaux, ex-direc­teur de la revue anti­bel­li­ciste Demain publiée en pleine guerre, et Bela Kun, ancien chef de la répu­blique des soviets de Hon­grie, furent les pre­miers d’entre les visages que je voyais là pour la pre­mière fois.

Recom­man­dé par la pré­sence de Willy Mün­zen­berg et celle, dans ma malle, d’une cen­taine de boîtes de lait conden­sé suisse iden­ti­fiées par le contrôle doua­nier de l’hôtel, sans par­ler d’un grand nombre de conserves de viande qui m’appartenaient en propre, je ne tar­dai pas à jouir, au Lux, d’un encore bien plus grand res­pect lorsque Men­chins­ki, membre du præ­si­dium de la Tché­ka, vint me rendre per­son­nel­le­ment visite et que le tout-puis­sant Trost­ky m’eut télé­pho­né qu’il enver­rait sa voi­ture me cher­cher. Pour­tant, les cama­rades alle­mands, en par­ti­cu­lier, s’abstinrent de m’approcher de trop près, en rai­son de ma répu­ta­tion d’hétérodoxe tein­té d’anarchisme. Bien­tôt, ceux que j’avais jadis assez bien connus brillèrent par leur absence aux heures des repas, de crainte de se com­pro­mettre en ma com­pa­gnie. L’atmosphère de cet hôtel Lux ne lais­sait pas d’être curieuse. Une atmo­sphère que je n’avais encore jamais connue, jusque-là, mais qui devait plus tard gagner tout le Komin­tern. Cha­cun avait peur de ne pas être assez ortho­doxe et l’on disait tout bas que la mai­son était pleine d’espions char­gés de répé­ter en haut lieu tous les pro­pos tenus à l’hôtel. Et comme je par­lais à cœur ouvert, louant et cri­ti­quant ce qui me parais­sait devoir être approu­vé ou blâ­mé, un grand vide se fit autour de ma personne.

Fritz Brup­ba­cher

  • 1
    Petite ville du gou­ver­ne­ment d’Arkhangel, et qui fut le second lieu de ban­nis­se­ment de Lydia Petrowna.
  • 2
    En 1911.
  • 3
    La NEP venait d’être promulguée.

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