La Presse Anarchiste

La bombe et l’État

« Au cours de l’his­toire, le bien en puis­sance que les pro­grès de la science ont pla­cé dans les mains des hommes s’est presque tou­jours trou­vé vicié par l’emploi effec­tif qui en a été fait au pro­fit des groupes diri­geants de la socié­té. Ain­si en est-il de la bombe ato­mique. Les craintes pour l’a­ve­nir ne seront pas cal­mées par les pieuses réso­lu­tions ni les chan­ge­ments poli­tiques. On ne res­pec­te­ra pas plus les trai­tés au sujet de la bombe ato­mique qu’on n’a res­pec­té les autres chif­fons de papier qui ont déco­ré l’his­toire politique.

« Il est temps que les savants prennent conscience de leurs res­pon­sa­bi­li­tés dans cette affaire. S’ils gémissent sur les cruelles souf­frances que leur ingé­nio­si­té a infli­gées à des mil­lions de mal­heu­reux, eh bien, qu’ils refusent de mettre leur cer­veau et leur tra­vail au ser­vice des groupes poli­tiques qui emploient rare­ment la science pour amé­lio­rer le sort des tra­vailleurs, mais n’hé­sitent jamais à l’employer à leurs propres fins dans la guerre. » (Marie-Louise Ber­ne­ri dans Free­dom, jan­vier 1946.)

Il n’a pas fal­lu dix années aux anar­chistes pour éla­bo­rer une oppo­si­tion aux armes nucléaires. Nous n’a­vons pas eu besoin d’at­tendre que « l’autre côté » ait la bombe à hydro­gène pour décou­vrir la menace sur l’hu­ma­ni­té que repré­sente l’é­ven­tua­li­té d’une catas­trophe ther­mo­nu­cléaire. Quand le monde apprit la redou­table nou­velle du bom­bar­de­ment ato­mique du Japon en août 1945, les anar­chistes de Grande-Bre­tagne n’ap­plau­dirent pas comme le firent et les tra­vaillistes, et les conser­va­teurs, et les libé­raux, et les com­mu­nistes, et les chré­tiens sou­te­nant une « juste guerre ». Nous ne tom­bâmes pas non plus dans l’ar­gu­ment spé­cieux que la Bombe avait abré­gé la guerre et, ain­si, sau­vé des vies humaines.

Nous igno­rions alors un fait qui ne fut dévoi­lé que plus tard : le haut com­man­de­ment japo­nais savait déjà qu’il avait per­du la guerre et il deman­dait la paix ; nous savions par­fai­te­ment néan­moins que la bombe ato­mique n’a­vait pas été réa­li­sée pour être un bien­fait de l’hu­ma­ni­té, mais pour être sim­ple­ment une arme de plus dans les mains de l’É­tat-nation qui l’emploierait contre les peuples de la Terre pour main­te­nir son pouvoir.

La bombe n’est pas isolée

Une arme de plus… une arme bien ter­rible, sûre­ment, et qui éten­dait, presque à l’in­fi­ni, la puis­sance des gou­ver­ne­ments pour détruire les peuples ; puis­sance qui s’é­tait déve­lop­pée pro­gres­si­ve­ment au cours des siècles, du feu et de l’é­pée aux arcs et aux flèches, aux mous­quets et aux canons, aux fusils et à l’ar­tille­rie, aux mitrailleuses et aux tanks, aux avions et aux bombes — et à LA BOMBE. Apo­gée de l’au­to­ri­té sur l’humanité.

Il ne s’a­git pas d’un phé­no­mène iso­lé. La Bombe n’est pas quelque chose qui est sor­ti de rien. C’est le der­nier chaî­non de la chaîne, et, à cause de ce qui pour­rait arri­ver dans une guerre nucléaire, cela peut être aus­si le bout de la chaîne pour l’hu­ma­ni­té. Cela, et cela seul, est ce qui donne aux armes nucléaires leur signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière. C’est cela, et cela seul, qui a pous­sé de res­pec­tables ecclé­sias­tiques — qui ont béni les bom­bar­diers char­gés de bombes « conven­tion­nelles » — et des poli­ti­ciens patriotes — qui ont applau­di les troupes des guerres « ordi­naires » et des « actions poli­cières » — à s’u­nir pour pré­sen­ter à leurs gou­ver­ne­ments de res­pec­tables exhor­ta­tions afin qu’ils veuillent bien faire quelque chose au sujet de la Bombe.

Cela a été vain. D’un seul État qui avait la Bombe en 1945, le nombre des membres du club est pas­sé à quatre et un cin­quième frappe à la porte. Trois de ces pays sont ouver­te­ment capi­ta­listes et chré­tiens (« l’A­mour fra­ter­nel »), le qua­trième et le cin­quième sont com­mu­nistes (« Fra­ter­ni­té inter­na­tio­nale »). Ce qu’ils ont tous en com­mun, c’est leur volon­té et leur capa­ci­té de détruire le monde si leur pou­voir est sérieu­se­ment menacé.

Les hommes poli­tiques ont, bien enten­du, pris bonne note de ces exhor­ta­tions. Sur une affiche élec­to­rale, les conser­va­teurs mon­traient cyni­que­ment un mani­fes­tant assis avec une sucette C.N.D. (Comi­té pour le Désar­me­ment Nucléaire) alors qu’ils reven­di­quaient, eux, d’a­voir mis sur pied le trai­té sur l’ar­rêt des expé­riences nucléaires ; lequel trai­té, comme nous le savons tous, sera nul le jour où l’une des puis­sances nucléaires dési­re­ra faire une autre série d’ex­pé­riences. Lors­qu’il sol­li­ci­tait des votes, le par­ti tra­vailliste sem­blait s’in­té­res­ser à l’a­ban­don, par la Grande-Bre­tagne, de la force de dis­sua­sion indé­pen­dante ; main­te­nant qu’il est au pou­voir, il fait traî­ner l’affaire.

Le pouvoir de détruire

La volte-face du par­ti tra­vailliste, bien sûr, n’est pas nou­velle. Feu Aneu­rin Bevan, lors­qu’il diri­geait la « Beva­nite Revolt » au début des années cin­quante, flir­tait avec les sen­ti­ments anti-Bombe ; mais lorsqu’approcha l’heure des élec­tions, qu’il esti­ma que le par­ti tra­vailliste avait une chance et qu’il pou­vait, lui, deve­nir ministre des affaires étran­gères, il chan­gea d’i­dée et décla­ra qu’un homme d’É­tat ne pou­vait pas « entrer nu dans une salle de confé­rence internationale ».

Il avait rai­son. Aucun homme d’É­tat ne peut faire cela. Le mar­chan­dage conti­nuel, les ten­sions et les crises entre États consti­tuent, somme toute, la poli­tique du pou­voir ; et le rôle pré­émi­nent que les puis­sances nucléaires jouent dans la poli­tique mon­diale est fon­dé, non sur quelque supé­rio­ri­té morale, ni sur quelque sou­ci que ce soit du bien-être des peuples, mais sur leur capa­ci­té pure et simple de détruire les peuples de la Terre.

La véri­té, c’est qu’au­cun État n’a­ban­donne volon­tai­re­ment une seule par­celle de son pou­voir. L’er­reur de la res­pec­table Cam­pagne pour le Désar­me­ment Nucléaire repose sur le fait que ses diri­geants et ses membres ont cru le contraire.

Le C.N.D. a cru que le gou­ver­ne­ment anglais serait sen­sible à des argu­ments moraux. À dire vrai, la plu­part de ses par­ti­sans n’ont pas vrai­ment cru que les conser­va­teurs seraient sen­sibles à ces argu­ments ; mais ils pen­saient que les tra­vaillistes, eux, le seraient. Ce n’est pas le cas ; ça n’a jamais été le cas (du moins depuis 1914) et main­te­nant cela n’ar­ri­ve­ra plus jamais. Le par­ti tra­vailliste au pou­voir doit conduire l’É­tat bri­tan­nique dans un monde où règne la poli­tique du pou­voir, et il ne peut pas se pri­ver des ins­tru­ments du pou­voir. Si Aneu­rin Bevan, qui n’a­vait pas le pou­voir, voyait cela, com­ment Harold Wil­son, qui a le pou­voir, pour­rait-il pen­ser différemment ?

Les lec­teurs pour­raient tirer leurs propres conclu­sions quant à l’hon­nê­te­té de ces mes­sieurs. Cela ne nous inté­resse pas ici. Ce que nous disons, c’est que ce qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion c’est la nature de l’É­tat ; ce que nous sou­te­nons, c’est que les guerres ne ces­se­ront pas, les armes d’é­pou­vante employées dans les guerres ne seront pas sup­pri­mées tant que les ins­ti­tu­tions qui reposent sur elles ne seront pas abolies.

L’argument anarchiste

C’est là une évi­dence qui est appa­rue à de nom­breux mili­tants contre la Bombe au cours des cinq der­nières années. Il y avait autant d’op­po­sants à la Bombe en 1960 qui sont deve­nus anar­chistes en 1965 qu’il y avait de mili­tants contre la guerre en 1939 deve­nus anar­chiste en 1946. La logique de l’ar­gu­ment est inévi­table et a conduit à l’emploi, par le « Comi­té des Cents », de méthodes d’ac­tion directe essen­tiel­le­ment anar­chistes, comme elle conduit à l’é­vi­dence que seule la phi­lo­so­phie anar­chiste répond à la situa­tion actuelle.

Qui a besoin de la Bombe ? L’É­tat. Qui fait la Bombe, qui paye, pour elle, qui péri­ra par elle ? Le peuple. Jamais aupa­ra­vant le conflit entre l’É­tat et le peuple n’a été aus­si dur ni aus­si clair.

Les anar­chistes, donc, ne deman­de­ront pas à l’É­tat d’a­ban­don­ner son pou­voir — et nous ne nour­ris­sons pas non plus l’illu­sion qu’un des divers fonc­tion­naires et bureau­crates subal­ternes vivant au sein de l’É­tat ait jamais la capa­ci­té d’a­gir dif­fé­rem­ment, même s’il vou­lait le faire.

Les anar­chistes font appel au peuple pour arra­cher ce ter­rible pou­voir à l’É­tat. Nous fai­sons appel aux savants pour qu’ils refusent leurs ser­vices et appliquent leur savoir à l’é­li­mi­na­tion des fléaux de l’hu­ma­ni­té ; nous fai­sons appel aux tra­vailleurs pour qu’ils refusent de tra­vailler à la fabri­ca­tion et à la dis­tri­bu­tion des engins de des­truc­tion. Nous appe­lons à un boy­cott de l’É­tat, de ses pou­voirs anti-humains, de sa bureau­cra­tie, de ses minables pro­cé­dés de corruption.

Nous appe­lons les gens du peuple, où qu’ils soient, à se lever, à sai­sir le contrôle de leur vie, à éta­blir des condi­tions où ils puissent envi­sa­ger sans crainte l’a­ve­nir de la race humaine.

Nous savons ce que nous disons. Cela peut sem­bler être une tâche impos­sible. Mais c’est nous qui fai­sons la richesse de la socié­té ; c’est nous qui fai­sons tour­ner les roues. Et si nous le vou­lons, nous pou­vons les faire tour­ner sur une autre voie. Si nous le vou­lons.

(Article paru dans Free­dom le 17 avril 1965, tra­duit par P. Sempé.)


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