Depuis le vote du statut, la situation des objecteurs de conscience, en se légalisant, s’est améliorée, mais l’application dudit statut se révéla assez délicate et sans la vigilance de nos camarades le camp de Brignoles serait tout à fait militarisé et le statut vidé de tout contenu.
Après de nombreuses protestations, une grève de la faim de plusieurs jours, le conflit avec l’autorité militaire vient d’atteindre son point culminant et le « travail » de s’arrêter au camp.
En ces circonstances, les objecteurs ont envoyé au ministre de l’Intérieur un rapport dont nous reproduisons le texte ci-après.
L’expérience tentée à Brignoles (Var) en application de la loi votée le 21 décembre 1963, concernant les objecteurs de conscience dure depuis plus d’un an et, aux yeux de tous ceux qui l’ont vécu la nécessité d’établir un bilan s’impose.
Depuis quelques jours, le travail a cessé sur les chantiers, ce qui était prévisible bien avant la période des feux de forêts où nous nous sommes employés activement cet été. Il ne s’agit en aucune façon d’une grève, mais cet arrêt de travail traduit une crise de confiance générale dans l’utilité et le sérieux de l’entreprise montée à Brignoles.
La lutte contre les incendies nous a donné l’impression d’être utiles pendant quelques semaines, mais nous ne pouvons nous dissimuler qu’elle ne justifie en aucune façon notre présence d’une année à Brignoles. Par rapport à l’objectif « feux de forêts », la création et l’entretien d’un petit groupement de cinquante hommes représentent une somme d’investissements manifestement irrationnels. Et nous devons bien constater que cette activité de pompier — à laquelle, d’ailleurs, nous n’avons pas obtenu sans quelque difficulté de participer — constitue seulement la manière la moins mauvaise dont on nous occupe.
Nous voici de retour au camp, ayant comme perspective, devant nous, la poursuite des travaux entrepris l’année dernière. Mais, au cours de l’hiver et du printemps, l’expérience s’est avérée trop clairement dépourvue des bases élémentaires, qui lui auraient donné une chance de réussite, pour que nous puissions encore y croire, et simplement lui apporter notre contribution.
Le problème peut être découpé en plusieurs niveaux :
- Pour ce qui concerne l’organisation pratique du chantier de construction : on a voulu bâtir sans y mettre le prix : manque de visée d’ensemble, absence de plan, pas de direction technique compétente. En somme, un vaste bricolage.
- Mais, plus profondément, la mise en question a porté sur l’emploi lui-même et sa signification.
- La construction
- Elle se fait sur un terrain réservé à l’implantation des futurs « Corps de Défense ». À qui ira-t-elle en définitive ? Nous ne voulons pas bâtir pour cet organisme.
- On la justifie par le fait que nous sommes là et qu’il faut bien abriter le matériel et les hommes. Mais pourquoi sommes-nous là ? Avant tout pour bâtir, paraît-il. On s’enferme ainsi dans un cercle vicieux absurde où il apparaît à l’évidence, en dépit des justifications que l’on pourra toujours apporter, que nous sommes ici parce qu’il fallait « caser » les objecteurs de conscience quelque part, et que l’on cherche seulement à les occuper.
Tel est donc l’esprit du service qui nous est demandé à Brignoles. Il ne correspond pas à un besoin, mais seulement au souci de nous « occuper » pendant 32 mois, à une période de notre existence où nous aurions beaucoup mieux à faire… Éprouvée concrètement au jour le jour, cette situation devient évidemment intolérable. D’autant que la manière dont on nous occupe est dépourvue d’intérêt quand elle ne prend pas pour nous une signification ambiguë.
- L’instruction s’est limitée à une formation sommaire de secouriste et à quelques maniements de matériel.
Le fait que l’État nous demande 32 mois pourrait être mis à profit pour dispenser aux hommes une formation technique sérieuse en quelque domaine que ce soit, et qui, sans doute, profiterait au service du pays. Mais la notion de service semble ainsi conçue que l’on est avant tout soucieux de nous faire passer le temps…
Avec cette question de service non motivé, nous touchons une carence fondamentale de l’expérience. Il en est une autre qui s’impose au même titre.
- Aux jeunes gens qui sortaient des prisons où les avait conduits leur refus de l’armée, ou qui se voyaient affectés à une « formation civile » suite à leur demande, on n’a proposé d’autre voie que celle-ci : travailler sous les ordres d’un encadrement à caractère militaire, formé exclusivement d’anciens militaires en uniforme, dans un organisme qui, suivant les nouvelles lois, détient une part importante de l’Organisation de la Défense, enfin, selon les dispositions du Règlement de Discipline Générale des Armées, avec possibilité d’être déféré devant les Tribunaux Militaires. En juillet 1964, il n’y avait pas le choix pour les objecteurs. Seule l’expérience pouvait décider. Nous croyons l’avoir tenté loyalement. Elle a fait aujourd’hui ses preuves.
Pour une suite de cet article, voir le numéro suivant d’Anarchisme et non-violence (note du site La Presse Anarchiste)