La Presse Anarchiste

Plaidoyer pour une nouvelle méthode

Il est dif­fi­cile de croire à une action orig­i­nale des anar­chistes non vio­lents à l’heure actuelle. Ce que nous pou­vons, par con­tre, réalis­er, ce sont des actions com­munes, soit avec des anar­chistes de méth­odes tra­di­tion­nelles, soit avec des non-vio­lents non anarchistes.

Le M.C.A.A. et l’A.C.N.V. nous offrent, par exem­ple, un ter­rain favor­able et des pos­si­bil­ités d’af­firmer nos idées en dépas­sant ou pro­longeant leur action propre.

Pour ce qui est du mou­ve­ment anar­chiste, on y ren­con­tre peu d’anarchistes vio­lents et il sem­ble qu’il serait bien sou­vent facile de faire dévi­er leurs man­i­fes­ta­tions « bruyantes » en man­i­fes­ta­tions silen­cieuses, ce qui serait déjà un début de sagesse et de démys­ti­fi­ca­tion du bruit, celui-ci n’é­tant pas l’af­fir­ma­tion d’une force mais son impo­si­tion. Il ne sem­ble pas qu’il y ait incom­pat­i­bil­ité entre les méth­odes tra­di­tion­nelles du mou­ve­ment anar­chiste et les nôtres. Il sera sou­vent pos­si­ble de nous enten­dre ; seuls l’habi­tude, la facil­ité, le manque d’o­rig­i­nal­ité et la rou­tine le poussent le plus sou­vent à utilis­er ce style suran­né et inactuel.

Les anar­chistes de méth­odes tra­di­tion­nelles ont peur que, par notre exem­ple et notre prosé­lytisme, le mou­ve­ment anar­chiste ne som­bre dans une sorte de société plus ou moins ésotérique et her­mé­tique, fer­mée à l’ac­tion et réservée au per­fec­tion­nement indi­vidu­el. Ils ont peur de voir les anar­chistes devenir des « moines athées », lucides et clair­voy­ants certes, mais vivant sur une « autre planète ». Nous pou­vons, sem­ble-t-il, répon­dre à de tels argu­ments, somme toute assez pau­vres, par des ques­tions per­ti­nentes et dif­fi­cile­ment résol­ubles par eux. Qu’est devenu le mou­ve­ment anar­chiste si ce n’est une chapelle et une pépinière d’en-dehors ?

Aucun anar­chiste con­tem­po­rain, aucun groupe d’a­n­ar­chistes n’a aujour­d’hui d’in­flu­ence sur le mou­ve­ment ouvri­er et syn­di­cal par exemple.

Dans le paci­fisme, s’il est vrai que Lecoin a réus­si à s’im­pos­er, Il l’a fait presque seul et en dehors du mou­ve­ment. À telle enseigne qu’en 1963, ou peu après, la Fédéra­tion anar­chiste a refusé à la presque una­nim­ité de lancer l’heb­do­madaire qu’il demandait de peur de ne pas tenir. C’é­tait vrai­ment man­quer de la plus élé­men­taire énergie et un exem­ple fla­grant du manque de con­fi­ance de ses mil­i­tants dans sa représentativité !

On a pris dans le mou­ve­ment anar­chiste l’habi­tude de faire sem­blant de croire, et de faire croire, à une révo­lu­tion trans­for­mant d’un coup de baguette mag­ique la société cap­i­tal­iste en société lib­er­taire, voire anar­chiste. On a affir­mé et répété à satiété être les seuls représen­tants qual­i­fiés d’une révo­lu­tion inté­grale, face aux marx­istes. Soyons plus mod­estes. Il est ridicule, actuelle­ment, de croire à une révo­lu­tion lib­er­taire, voire à une révo­lu­tion tout court dans nos sociétés hyper cen­tral­isatri­ces. Il parait impos­si­ble à l’heure actuelle de croire et de faire croire à un change­ment brusque, ce serait nier la com­plex­ité de l’or­gan­isme social et de l’évo­lu­tion. Il n’y a pas, actuelle­ment, d’an­tag­o­nisme majeur entre marx­istes et anar­chistes, si ce n’est sur le papi­er et dans les mots. Nous devrons dans nos actions futures tra­vailler côte à côte tant avec les marx­istes qu’avec les autres forces de pro­grès social, allant vers plus de bien-être, de jus­tice et de lib­erté. Nous devrons, à défaut de pos­si­bil­ités et de capac­ités suff­isantes pour assur­er le suc­cès d’une révo­lu­tion, compter avec ces forces extérieures et les épauler dans leur action quo­ti­di­enne. Nous devrons nous con­tenter du rôle d’ap­point et de sec­ond plan qui nous car­ac­térise vu notre petit nom­bre. Nous devrons aban­don­ner le stade des spécu­la­tions intel­lectuelles, laiss­er de côté nos vagues pro­jets de sociétés futures et essay­er de tir­er de la société actuelle le max­i­mum pos­si­ble et, néan­moins, il n’est pas ques­tion, même dans cette optique, d’ou­bli­er nos aspi­ra­tions à « autre chose » de plus sat­is­faisant, mais de tenir compte de notre très mod­este poten­tiel humain. Nous devrons, avant tout et surtout, adapter notre atti­tude à nos aspi­ra­tions et cess­er de brailler néga­tive­ment comme nous l’avons fait jusqu’alors con­tre tout ce qui se fait en dehors de nous : notre inac­tion et notre détache­ment des mass­es nous enlèvent le droit de les renier, nous vivons par­mi elles, nous en somme par­tie inté­grante et n’avons pas le droit de les bafouer ni de les sous-estimer.

En con­séquence de tout cela il sera néces­saire, et ce dès aujour­d’hui, de tra­vailler partout où cela nous est pos­si­ble : M.C.A.A., I.R.G., A.C.N.V., F.A., coopéra­tives, syn­di­cats ouvri­ers, Libre pen­sée, ami­cales laïques, Plan­ning famil­ial, etc., et appuy­er, entraîn­er etc., et appuy­er, entraîn­er et débor­der l’ac­tion de ces mou­ve­ments, non pas du haut de notre tour d’ivoire, et par des cris d’in­vec­tives, mais en y péné­trant et en y assumant des respon­s­abil­ités effectives.

Il ne s’ag­it plus de savoir si le Plan­ning famil­ial est bour­geois, tim­o­ré, moins révo­lu­tion­naire que le mou­ve­ment néo-malthusien, mais de con­stater qu’il a réus­si à faire pénétr­er dans tous les milieux ou presque, l’idée du droit de la femme à une mater­nité libre­ment con­sen­tie, et n’é­tait-ce pas là pour nous l’essen­tiel de ce mou­ve­ment d’opinion ?

Il ne s’ag­it plus de chanter sur tous les toits, sur tous les tons que le syn­di­cal­isme est réformiste ou qua­si inté­gré, mais d’a­gir néan­moins en son sein pour obtenir plus de sécu­rité, plus de loisirs, plus de droits, etc., en un mot d’ex­iger pour les pro­duc­teurs que nous sommes une part plus impor­tante de ce qui existe, et cette action ne nous oblig­era nulle­ment à aban­don­ner nos reven­di­ca­tions révo­lu­tion­naires et ges­tion­naires, par exemple.

Avons-nous d’ailleurs encore là agi bien dif­férem­ment jusqu’alors, et ce depuis la nais­sance du syn­di­cal­isme ? Nous avons lut­té pour les quar­ante heures, nous avons jus­ti­fié celles-ci naguère, elles sont dis­parues depuis 20 ans déjà. Cette reven­di­ca­tion ne vaudrait-elle plus rien aujour­d’hui ? Soyons réal­istes ! Les syn­di­cats ne représen­teraient plus rien, les par­tis poli­tiques seraient abjects, belles affir­ma­tions, belles vérités certes, mais quoi de nou­veau dans tout cela. Il est tout de même trop facile de cri­ti­quer sans rien réalis­er. On a effec­tive­ment ain­si les mains pro­pres ; en tant qu’a­n­ar­chiste, on est anti-par­lemen­tariste, anti-ci, anti-ça, et c’est facile. Mais a‑t-on la con­science aus­si tran­quille ? Se dire mil­i­tant, engagé, et gueuler, seule­ment gueuler, même très fort, dénon­cer Pierre ou Paul, ça finit à la longue par ressem­bler à une escro­querie morale, à du chantage.

La laïc­ité : là encore, ça gueule et ça con­state : les cléri­caux sont partout et notam­ment dans les écoles laïques en tant qu’en­seignants, hélas, c’est vrai ! L’Église s’est adap­tée, la laïc­ité était trop bien ancrée dans les esprits, elle l’a admise… et adap­tée. Celle-ci est dev­enue large et ouverte comme dis­aient nos chré­tiens laïques, ce qui dans leur esprit sig­ni­fie : neu­tre, amor­phe même, dirons-nous ; con­traire­ment à ce que nous voudri­ons qu’elle soit : reven­dica­tive et dynamique. Les vieux insti­tu­teurs étaient sou­vent con­formistes et « patri­o­tards », c’est vrai, mais ils étaient aus­si libres penseurs pour beau­coup ; que sont-ils main­tenant ? Pour la plu­part, de sim­ples robots sans âme ressas­sant les pro­grammes d’É­tat, des fonc­tion­naires avec tout ce que ce terme peut com­porter d’exécrable.

Les cléri­caux ont envahi les colonies de vacances et les mou­ve­ments de jeunesse, mais où sont les patron­ages laïques d’an­tan ? Où sont les sec­tions cul­turelles d’am­i­cales laïques ? Là encore, nous avons râlé : la laïc­ité, sujet mineur, était acquise et dépassée. Pour les anar­chistes, d’autres com­bats, plus grandios­es, attendaient — la révo­lu­tion, par exem­ple. L’en­nui c’est qu’elle attend encore et risque d’at­ten­dre longtemps.

À l’heure où l’Église accepte de sup­primer les jeûnes du ven­dre­di, dans nos colonies de vacances laïques, mais néan­moins bien-pen­santes, il est recom­mandé, quand il n’est pas oblig­a­toire, et c’est une règle qua­si générale, de ne pas servir de viande le ven­dre­di, pensez donc, ça pour­rait gên­er cer­tains par­ents ; ce n’est décidé­ment plus de la tolérance, c’est de la lâcheté pure et simple.

Pour des com­bats périmés, la laïc­ité et l’an­ti­cléri­cal­isme sont pour­tant là et bien là ; et il serait peut-être encore temps d’avis­er et de s’y intéresser.

Le com­bat con­tre les bombes ther­monu­cléaires nous per­met lui-aus­si, mal­gré les lacunes des mou­ve­ments spé­cial­isés, tel le M.C.A.A., de lut­ter con­tre la guerre, con­tre les arme­ments, etc. Serait-ce anti-anar­chiste que cer­tains rechig­nent et ne se sen­tent pas con­cernés ? Une sim­ple dose de bon sens pour­rait peut-être les aider à com­pren­dre la néces­sité de notre participation.

Nous pour­rions pass­er en revue toutes les activ­ités humaines, partout nous y auri­ons notre place mar­quée et sou­vent vide. Ce qui fait juste­ment la valeur de l’a­n­ar­chisme et le dif­féren­cie du marx­isme, par exem­ple, c’est avant tout son uni­ver­sal­ité. L’ar­gu­ment est trop banal qui nous est opposé : la dis­per­sion de nos forces ; la belle affaire, rien ne nous empêche de nous réu­nir péri­odique­ment et d’étudier ensem­ble les pos­si­bil­ités qui nous sont offertes, l’argument ne tient pas. Encore une fois, avons-nous agi dif­férem­ment jusqu’alors ? Non, mais nous n’avons pas eu le courage de recon­naître notre faib­lesse numérique, nous avons voulu faire fig­ure de force unique et uni­verselle face au marx­isme. Ayons le courage de laiss­er tomber de pareilles affir­ma­tions, ces­sons ce bluff de soi-dis­ant mil­liers d’a­n­ar­chistes qui bien qu’i­nor­gan­isés auraient une influ­ence con­sid­érable dans l’actuel.

Notre force, notre présence nous l’im­poserons dans l’avenir non avec des mots creux et pseu­do-savants, non avec des jour­naux ou des revues bien faits certes, mais sans lecteurs, non avec des con­grès admin­is­trat­ifs et ridicules par le vide de leurs dis­cus­sions et la van­ité de leurs réso­lu­tions, mais avec des actes con­crets et posi­tifs, au nom de n’im­porte qui, de n’im­porte quoi, et même anonymement si nécessaire.

Il est hors de pro­pos que, parce que par­ti­sans des méth­odes non vio­lentes, nous aban­don­nions l’idée d’un anar­chisme révo­lu­tion­naire ; nous voulons avant tout met­tre nos actes au dia­pa­son de nos idées, aban­don­ner cet ersatz de vio­lence néga­tive qui n’ose pas dire son nom et avouer son insuff­i­sance, éloign­er ce révo­lu­tion­nar­isme ver­bal, tou­jours en retard d’une révo­lu­tion d’ailleurs, voir l’Al­gérie, et des­tiné con­sciem­ment ou non à pal­li­er l’in­con­sis­tance de nos méth­odes face aux prob­lèmes, hélas ! com­plex­es du monde moderne.

Le mou­ve­ment anar­chiste tra­di­tion­nel en se can­ton­nant dans cette posi­tion devien­dra bien­tôt, s’il ne l’est déjà, un frein aux idées nou­velles plutôt qu’un courant d’a­vant-garde. Il n’est que de par­courir rapi­de­ment l’his­toire uni­verselle pour con­stater la dis­pari­tion pro­gres­sive de la vio­lence dans les rap­ports humains, et son rem­place­ment, lent il est vrai, mais effec­tif, par la notion de dia­logue et de droits de plus en plus recon­nue par les dif­férentes par­ties en présence.

Si, dès aujour­d’hui, nous avons le courage d’ou­bli­er ce que nous fûmes et d’en­vis­ager l’avenir avec cette nou­velle optique, alors l’a­n­ar­chisme chang­era de vis­age, rede­vien­dra le pôle d’at­trac­tion qu’il fut il y a quelques décades, et ce sera là notre plus grand souhait.

Lucien Gre­laud