La Presse Anarchiste

Évolution, révolution ou éducation

« Évo­lu­tion­nistes en toutes choses, nous sommes éga­le­ment révo­lu­tion­naires en tout, sachant que l’histoire même n’est que la série des accom­plis­se­ments, suc­cé­dant à celle des pré­pa­ra­tions. La grande évo­lu­tion intel­lec­tuelle qui éman­cipe les esprits a pour consé­quence logique l’émancipation, en fait, des indi­vi­dus dans tous leurs rap­ports avec les autres indi­vi­dus. On peut dire ain­si que l’évolution et la révo­lu­tion sont les deux actes suc­ces­sifs d’un même phé­no­mène, l’évolution pré­cé­dant la révo­lu­tion et celle-ci pré­cé­dant une évo­lu­tion nou­velle, mère de révo­lu­tions futures…»Si l’on se réfère à cette pen­sée d’Élisée Reclus (Évo­lu­tion, révo­lu­tion et idéal anar­chique, P.-V. Stock, 1921), un choix entre évo­lu­tion­nisme et révo­lu­tion­na­risme semble, de prime abord, inutile et vide de sens. D’où vient alors ce dilemme para­ly­sant, cette source de dis­cordes per­ma­nentes entre anar­chistes, cette dif­fi­cul­té qua­si quo­ti­dienne d’un choix indis­pen­sable entre ces deux options, si celles-ci ne sont que for­melles et non fon­da­men­tales comme il le semble?…

Le pro­blème paraît mal posé et com­pli­qué à sou­hait. Est-ce manque de réflexion, repli sur un byzan­ti­nisme ridi­cule, dû au scep­ti­cisme, fac­teur et non des moindres de notre dis­pa­ri­tion, ou manque de don­nées clai­re­ment expo­sées et trop rapi­de­ment éla­bo­rées, en face des pro­blèmes com­plexes et la vie pré­ci­pi­tée de cha­cun d’entre nous ? Les deux semblent être des causes impor­tantes de notre égarement.

À mon avis, les notions de pro­pa­gande et d’é­du­ca­tion n’ont pas été suf­fi­sam­ment iso­lées, d’où la confu­sion regret­table qui règne actuel­le­ment dans notre « mou­ve­ment », ame­nant trop sou­vent des mili­tants jeunes ou vieux à un décou­ra­ge­ment assez rapide devant le peu de ren­de­ment de leur action. For­més trop sou­vent avec des bro­chures de pro­pa­gande, des articles d’ac­tua­li­té, dans des mee­tings publics à argu­men­ta­tion plus ou moins gran­di­lo­quente et déma­go­gique, ceux-ci acquièrent un mode de pen­sée essen­tiel­le­ment sub­jec­tif, les ame­nant à prendre leurs dési­rs pour des réa­li­tés, les inci­tant à confondre l’in­dis­pen­sable action quo­ti­dienne, pleine de com­pro­mis, de demi-échecs et de demi-mesures avec des vues idéales, ébauches de temps futurs et sou­vent des plus hypo­thé­tiques. Ce manque d’éducation, de for­ma­tion spé­ci­fique, bien que non ori­gi­nal – il sévit dans tout le mou­ve­ment socia­liste – est néan­moins une des carac­té­ris­tiques de notre « mou­ve­ment », à tel point que cer­tains d’entre nous, pério­di­que­ment, sont, de bonne foi, ame­nés à des posi­tions pour le moins contra­dic­toires avec nos doc­trines : par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale, voire même gou­ver­ne­men­tale, per­ma­nence syn­di­cale sala­riée, acti­vi­té pro­fes­sion­nelle inutile ou néfaste, confu­sion entre syn­di­ca­lisme et anar­chisme, entre paci­fisme, même inté­gral, et anar­chisme, etc. Ce fac­teur me paraît plus impor­tant et plus valable pour expli­quer notre dis­pa­ri­tion de la scène que le manque d’ac­tion per­pé­tuel­le­ment invo­qué ; celui-ci étant seule­ment un effet et non une cause, bien qu’il soit irré­fu­table que l’étude théo­rique ne suf­fit ni à créer ni à main­te­nir un tonus suf­fi­sant dans un mou­ve­ment qui se veut dyna­mique et repré­sen­ta­tif d’un cou­rant de pen­sée ori­gi­nal et réaliste.

Il serait bon, si nous en sommes convain­cus, que nous met­tions l’ac­cent sur la for­ma­tion de mili­tants, le besoin s’en fait d’ailleurs sen­tir depuis fort long­temps et est recon­nu par tous, que nous insis­tions sur la créa­tion d’é­coles liber­taires, la tenue plus fré­quente de soi­rées ou de week-ends d’é­tudes et de contro­verses, de contacts humains directs, genre cam­ping inter­na­tio­nal annuel, sur l’édition d’ou­vrages théo­riques de base, de revues d’é­tude, au lieu de nous achar­ner à main­te­nir pour notre seule satis­fac­tion morale des jour­naux sque­let­tiques et ne s’a­dres­sant à aucun public par­ti­cu­lier, bien que des­ti­nés à tous, brû­lots men­suels de semi-actua­li­té, feuilles de choux locales ou régio­nales, écra­sées par la grande presse quo­ti­dienne ou heb­do­ma­daire, la radio, la télé­vi­sion. Ceux-ci ne nous apportent rien au point de vue for­ma­tion théo­rique, dévorent tout notre bud­get et ne nous donnent en revanche à peu près aucune audience, aucune prise sur la socié­té. S’il est natu­rel qu’un bud­get pro­pa­gande soit pré­vu dans notre action, il serait peut-être aus­si sérieux et néces­saire que tout d’abord un bud­get édu­ca­tif soit envi­sa­gé, devant assu­rer la for­ma­tion indis­pen­sable de cha­cun de nous.

Notre manière d’agir actuelle me semble prendre les pro­blèmes à l’en­vers : on ne construit pas sans construc­teurs qua­li­fiés, on ne fait pas de bonne pro­pa­gande sans mili­tants valables et convain­cus, et la convic­tion ne s’ac­quière ni dans des jour­naux d’ac­tua­li­té, ni en réunions publiques, ni dans l’action quo­ti­dienne, toute maté­rielle et réfor­miste, mais dans l’étude et la remise en ques­tion per­ma­nente de nos théo­ries face à l’évolution des socié­tés à qui nous les pro­po­sons. Dans la mesure où nous sau­rons dif­fé­ren­cier ces deux notions, édu­ca­tion et pro­pa­gande, où nous accor­de­rons à cha­cune la part qui lui est due, nous aurons fait pro­gres­ser le pro­blème. Si ces deux actions sont menées l’une et l’autre avec mesure, réa­lisme et objec­ti­vi­té, un renou­veau de mili­tants se fera jour ; moins d’é­toiles filantes peut-être ; mais plus d’a­ni­ma­teurs solides, tenaces et intran­si­geants sur l’essentiel, convain­cus mal­gré leur peu d’au­dience au départ que les solu­tions que nous pré­co­ni­sons pour un ave­nir pou­vant paraître assez peu éloi­gné, solu­tions qui s’é­la­borent incons­ciem­ment dans l’ac­tuel par las­si­tude des sys­tèmes tota­li­taires en place : liber­té maxi­mum pour tous, liber­té d’ailleurs et il faut insis­ter là-des­sus, sanc­tion­née par la res­pon­sa­bi­li­té de cha­cun et les sacri­fices qu’elle néces­site et néces­si­te­ra tou­jours, éga­li­té éco­no­mique, par­ti­ci­pa­tion active à la marche de la socié­té, orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, de la consom­ma­tion, du tra­vail et des loi­sirs, etc., obtien­dront suf­fi­sam­ment de suf­frages pour pou­voir s’af­fir­mer et s’im­po­ser par leur logique même, tout au moins frag­men­tai­re­ment d’a­bord, évi­tant ain­si le recours à la vio­lence révo­lu­tion­naire jus­qu’a­lors seule envi­sa­gée ; celle-ci pou­vant paraître plus radi­cale peut-être, mais à notre sens inef­fi­cace et réser­vée à des refou­lés incons­cients et rétro­grades, pri­vés du plus élé­men­taire res­pect du droit et de la vie d’au­trui, auto­ri­taires s’i­gno­rant ou non, prêts à impo­ser par tous les moyens une nou­velle auto­ri­té, qui, aus­si belle serait-elle, ne serait jamais pour nous qu’une nou­velle rai­son de nous y oppo­ser de toutes nos forces, car « la digni­té du citoyen peut exi­ger de lui en telle conjonc­ture qu’il dresse des bar­ri­cades et qu’il défende sa terre, sa ville ou sa liber­té ; mais qu’il ne s’i­ma­gine pas résoudre la moindre ques­tion par le hasard des balles. C’est dans les têtes et dans les cœurs que les trans­for­ma­tions ont à s’ac­com­plir avant de se chan­ger en phé­no­mènes historiques»…

Lucien Gre­laud


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