La Presse Anarchiste

Courrier

De Jean Polet, Lille

Dans vos arti­cles sur les march­es vous êtes incom­plets sur celle Lille-Lomme. En fait, la man­i­fes­ta­tion étant inter­dite, nous voulions pass­er out­re à l’interdiction. Mais, ce jour-là, à cause d’une grève des trans­ports urbains, nous étions peu nom­breux au départ, autant de man­i­fes­tants que de flics à peu près. Aus­si, nous avons décidé de faire autre chose, mais pas un meet­ing. Puisque la man­i­fes­ta­tion était inter­dite à cause de la venue d’un min­istre, nous allions man­i­fester devant le min­istre lui-même. Avec une quin­zaine de copains bien décidés, nous avons donc pénétré dans le hall d’honneur de la foire com­mer­ciale en cachant nos pan­car­tes et tracts sous les man­teaux et anoraks (très pra­tiques). Quand le min­istre est arrivé au son des flon­flons des fan­fares, nous avons levé nos pan­car­tes et jeté nos tracts à la volée. Le ser­vice d’ordre étant très restreint et unique­ment com­posé d’officiers supérieurs assez gras et lourds (ils n’avaient pas prévu cette man­i­fes­ta­tion), nous avons pu nous sauver, sauf un copain qui a été gardé l’après-midi, puis relâché sans suite.

Nous avons eu du suc­cès et, le lende­main, au lieu de pub­li­er des pho­tos du min­istre, les jour­naux pub­li­aient les pho­tos de la manifestation.

D’Arthur Mendès-George, Hollande

Nous avons extrait de cette longue let­tre les pas­sages qui nous sem­blaient les plus intéressants.

[…] Dans un arti­cle paru dans notre men­su­el De Vri­je, j’ai décrit maints extraits de cette par­tie de la brochure (Kerke en Vrede : l’Église et la paix) qui traite de l’aspect éthique de la non-vio­lence. Entre autres choses, j’ai mon­tré que, d’après moi, seule la résis­tance non vio­lente a une chance solide, et qu’il existe un cer­tain respect de l’adversaire. Il m’a tou­jours sem­blé que le suc­cès des activ­ités de Gand­hi repo­sait en par­tie sur le con­cept bri­tan­nique de « fair play » qui ne per­mit que de l’emprisonner mais non de le bless­er ni de le tuer. Je ne peux imag­in­er aucun suc­cès émanant d’une résis­tance non vio­lente con­tre, par exem­ple, l’occupation ger­mano-nazie des Pays-Bas. Les Alle­mands ne respec­taient pas leurs adver­saires, ils n’hésitaient pas à mas­sacr­er des groupes de gens tout à fait inno­cents unique­ment pour venger quelque atten­tat per­pétré con­tre la vie d’un offici­er alle­mand. Je crains que, si une non-vio­lence réelle­ment active avait été pra­tiquée pour s’opposer à l’un des cru­els et injustes « Verord­nung » alle­mands, les Alle­mands n’auraient pas hésité à ouvrir le feu sur la masse des man­i­fes­tant paci­fiques, et c’en aurait été fini. Ou alors ? Je ne peux imag­in­er que les activistes les plus acharnés de la non-vio­lence auraient pré­con­isé la mise en place de nou­veaux groupes pour rem­plac­er ceux qui étaient tombés, et ceci ad libi­tum. Ceci ne serait-il pas aus­si une forme de vio­lence ? De toute façon, mas­sacrés, ils l’auraient été, jusqu’au dernier, et qu’auraient-ils gagné ? […]

À mon avis, voici où la non-vio­lence tourne court : quand il s’agit de résis­ter à une vio­lence directe et cru­elle basée sur la ter­reur ou sur l’absence de respect pour le voisin ou le cama­rade humain.

Je ne vois pas la non-vio­lence chang­er le régime de Ver­wo­erd ; je n’imagine pas davan­tage Cas­tro appor­tant des change­ments dans son pays (je n’engage pas ici mon opin­ion sur Cas­tro) en faisant une man­i­fes­ta­tion paci­fique dans les rues con­duisant au quarti­er général de Bat­tista. Bien que je sache, et recon­naisse qu’une grande grève aida les objec­tifs castristes.

Il est vrai que la grève générale peut entraîn­er une sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire, mais je n’ai jamais vu un fait sem­blable. S’il m’arrive alors de me deman­der pourquoi les grèves sont tou­jours locales et pour des amélio­ra­tions directes, et jamais générales et pour des buts élevés, je crains que le bien-être matériel, que beau­coup d’États essaient d’une façon ou d’une autre d’apporter à leurs pop­u­la­tions laborieuses, ne vienne pour longtemps dimin­uer l’idée de grève comme moyen d’accès à un but général. Le tra­vailleur est si con­tent de ses nou­veaux jou­ets : sa radio, son auto­mo­bile, son récep­teur de télévision…