La Presse Anarchiste

Jalons

Force

Cause capa­ble de pro­duire un effet ; puis­sance, pres­sion physique ou psy­chologique ; pou­voir de con­train­dre sans pour autant que l’emploi de la force implique que celle-ci soit vio­lente. Par exten­sion, la notion de force s’est con­fon­due avec la notion d’action vio­lente. Exem­ple : « Ce qui me frappe dans le monde, c’est l’impuissance de la force : de ces deux puis­sances, la force et l’intelligence, c’est à la fin la force qui est tou­jours vain­cue. » (Napoléon Ier) Par effet con­traire, la notion de non-vio­lence deve­nait syn­onyme de pas­siv­ité, de non-action. Il nous faut con­sid­ér­er la non-vio­lence comme une force pou­vant s’exercer soit au niveau du men­tal soit au niveau de l’économie.

Vio­lence

Abus de la force qui tend à détru­ire ; en par­ti­c­uli­er lorsqu’elle s’exerce sur l’être humain physique­ment, men­tale­ment et morale­ment. La con­séquence max­i­male de l’effet vio­lent étant la mort (à sig­naler des formes de vio­lence comme le sab­o­tage matériel, unique­ment des­tinées à détru­ire le poten­tiel économique de l’adversaire).

La vio­lence est un des instincts essen­tiels de l’individu qui détru­it, qui tue pour vivre, faire vivre et s’épanouir. Il faut donc distinguer :

  • La vio­lence con­tre la nature pour l’aménager ;
  • La vio­lence con­tre l’animal pour le manger ou l’utiliser ;
  • La vio­lence con­tre l’homme pour s’en défendre ou le réduire.

Ces dif­férentes formes de vio­lence, et plus par­ti­c­ulière­ment la dernière (par réflexe de défense ou recon­nais­sance de l’autre comme iden­tique à soi), amenèrent l’être humain, par le canal des reli­gions et philoso­phies, à réfléchir sur le droit de détru­ire. Met­tant plus par­ti­c­ulière­ment en cause le droit de tuer son sem­blable, elles per­mirent de lente­ment pré­cis­er le con­cept de non-violence.

II n’est pas dit que vio­lence et non-vio­lence soient absol­u­ment con­tra­dic­toires ; nous pour­rions les con­sid­ér­er comme des aspects dif­férents de la force, avec une gra­da­tion de l’un vers l’autre et un pas­sage à la lim­ite où il est dif­fi­cile de déter­min­er le car­ac­tère vio­lent ou non vio­lent : ain­si cer­tains actes non vio­lents physiques où la pres­sion devient con­trainte, mais ne con­va­inc pas ; ain­si cer­tains actes de sab­o­tage matériel où le souci de sauve­g­arder la vie humaine est essentiel.

Non-vio­lence

Sans doute est-ce la tra­di­tion djaïniste (VIe siè­cle av. J.-C.) et son com­man­de­ment d’ahis­ma : ne pas nuire qui est à la source du phénomène gand­hien au XXe siè­cle. Coex­is­tante à toute philoso­phie et reli­gion, plus ou moins exprimée, l’idée de non-vio­lence se ver­ra mar­quée du sceau de Gand­hi aus­si forte­ment que le ter­ror­isme anar­chiste mar­qua l’idée lib­er­taire. Tra­di­tion­al­iste religieux, imprégné de cul­ture occi­den­tale, Gand­hi avait assim­ilé les idées de non-coopéra­tion avec le mal (Tol­stoï) et avec le tyran (La Boétie), de désobéis­sance au gou­verne­ment et à la loi injuste (Thore­au) ; l’influence du Ser­mon sur la mon­tagne, ren­dre le bien pour le mal, se révèle égale­ment impor­tante. Il appellera satya­gra­ha : adhé­sion à la vérité, recherche de la vérité, etc., la méth­ode qu’il expéri­mentera au cours de sa vie.

Cette expéri­ence présen­tera deux aspects :

  • Religieux : recherche de la Vérité (c’est-à-dire Dieu) en util­isant de justes moyens en accord avec l’enseignement religieux ;
  • Social : recherche de la jus­tice sur terre avec souci d’efficacité à long terme de l’action.

Repen­sée à la lumière de con­cep­tions laïques sinon irréligieuses, la non-vio­lence dans son instal­la­tion en Occi­dent pour­rait être accep­tée après recon­nais­sance de son effi­cac­ité tac­tique. La prise de con­science résul­tant de l’expérience est por­teuse, à des degrés dif­férents pour chaque indi­vidu, d’un aspect sup­plé­men­taire qui s’apparente à une manière d’être, à un « art de vivre ».

La non-vio­lence se car­ac­térise par l’acceptation de pren­dre cer­tains risques (blessures, prison, mort) ; en cela elle n’est pas dif­férente de la vio­lence, cepen­dant elle s’en sépare sur la réac­tion devant cette dernière ; au lieu de ren­dre le mal ou d’obliger à une répa­ra­tion, la non-vio­lence ten­dra à annuler ce mal dans sa racine en refu­sant de le per­pétuer, en le prenant sur soi.

Non-vio­lent

Mot créé par les jour­nal­istes et employé alors entre guillemets pour désign­er l’individu par­tic­i­pant à des man­i­fes­ta­tions à car­ac­tère non vio­lent (où la non-vio­lence est observée) ; accep­té avec réserve par les « non-vio­lents ». Il aurait été plus juste de créer le néol­o­gisme non-vio­len­tiste : par­ti­san de la non-vio­lence ; cepen­dant, le mot n’est pas heureux. Le mot non-vio­lent implique par trop une idée de per­fec­tion absolue de l’individu qu’il est absurde de vouloir retrou­ver chez les man­i­fes­tants non vio­lents. Le « non-vio­lent » inté­gral, de même que le « vio­lent » inté­gral, sont des vues de l’esprit. L’usage de ce mot est donc abusif ; il con­viendrait d’en utilis­er un autre plus près de la réalité.

Action directe

Méth­ode d’action surtout mise en valeur par les anar­chistes et cer­tains syn­di­cal­istes, dernière­ment par les « non-vio­lents » ; cette action se car­ac­térise par le principe de « démoc­ra­tie directe », c’est-à-dire le refus d’utiliser des inter­mé­di­aires pour exercer le pou­voir de la base ou exprimer sa volon­té, ses reven­di­ca­tions. Rap­pelons que la plu­part des anar­chistes acceptent la notion de « man­dat », sur un point pré­cis, pour un temps lim­ité et avec la pos­si­bil­ité de rap­pel­er le man­dataire en cours d’exercice. (Ain­si l’action directe s’oppose au par­lemen­tarisme et à tout sys­tème de représen­ta­tion inamovible.)

L’action directe se com­prend aus­si bien dans la vio­lence que dans la non-violence.

Action directe non violente

Allie l’esprit de la non-vio­lence à la méth­ode d’action directe. Nous en dis­tinguerons trois formes. Cette clas­si­fi­ca­tion arbi­traire n’est qu’un moyen de com­pren­dre dif­férents niveaux d’engagement ; il va de soi que ces trois aspects peu­vent se compléter :

  • La protes­ta­tion : acte surtout spec­tac­u­laire de pres­sion psy­chologique. Exem­ples : sta­tion­nement silen­cieux devant les édi­fices (pris­ons, con­sulats, min­istères, etc.) ; march­es de la paix ; ren­voi de livrets mil­i­taires, de déco­ra­tions ; démis­sion de fonc­tion incom­pat­i­ble avec ses con­vic­tions ; destruc­tion publique de cartes d’identité, livrets divers, etc. ; le jeûne.

(Si le sui­cide par le feu ou par d’autres moyens et le jeûne à mort peu­vent être des actes de protes­ta­tion des­tinés à frap­per les esprits par une sorte de « ter­ror­isme non vio­lent », ils seront recon­nus comme non vio­lents dans la mesure où la vio­lence effec­tuée est retournée sur soi, sans nuire aux autres.)

  • L’intervention : protes­ta­tion qui implique beau­coup plus l’idée de désobéis­sance, d’action illé­gale, expéri­men­tée surtout par la péné­tra­tion et l’occupation des lieux inter­dits. Exemples : 
    • Occu­pa­tion d’usines atom­iques (Mar­coule 1958), de fab­riques d’armement, de casernes et con­sulats, de restau­rants (sit-in américain) ;
    • Grève sur le tas en usines (juin 1936) ;
    • Marche et man­i­fes­ta­tion inter­dites (Vin­cennes 1960).
  • La résis­tance : basée sur le refus des habituelles oblig­a­tions civiques. Exemples :
    • L’objection de conscience ;
    • Refus de pay­er l’impôt (Thore­au) ou seule­ment l’impôt mil­i­taire (cer­tains pacifistes) ;
    • Refus d’obéissance à la police, refus d’enseigner cer­tains programmes.

Il est à remar­quer que la col­lab­o­ra­tion du « bour­reau » et de la « vic­time » est qua­si­ment générale : l’inculpé joue le jeu avec le polici­er (le suiv­ant, sig­nant les déc­la­ra­tions, accep­tant de lui répon­dre), le détenu avec son gar­di­en (même chose à quelques dif­férences près), le con­damné à mort avec ses bour­reaux (marchant à la guil­lo­tine, à la cham­bre à gaz, etc.), de même dans les « camps de la mort », les pris­on­niers accep­tant d’enterrer les morts, de tra­vailler, etc. (il ne s’agit pas de cri­ti­quer, mais de constater).

Il y a comme une com­plic­ité s’expliquant par le manque d’imagination, d’organisation et de… courage.

Man­i­fes­ta­tion de masse non violente

Ces trois formes d’action exer­cée indi­vidu­elle­ment, en groupes plus ou moins impor­tants, pren­nent un tout autre car­ac­tère lorsqu’elles sont le fait du grand nom­bre. L’individu, le groupe restreint sauront plus facile­ment con­serv­er à l’action ce qu’elle a de spé­ci­fique­ment non vio­lent. Avec le grand nom­bre appa­raît le risque de voir la man­i­fes­ta­tion dégénér­er du fait soit de con­tre-man­i­fes­tants (voir com­ment les neu­tralis­er), soit du manque de pré­pa­ra­tion. À ce stade, nous pour­rions dire que l’action non vio­lente garan­tit, par une prise de con­science indi­vidu­elle, la dig­nité du par­tic­i­pant con­traire­ment à la man­i­fes­ta­tion vio­lente où les plus bas instincts de la foule s’extériorisent sans lim­ites. Se com­pren­dront mieux ain­si les con­signes de silence, de dig­nité, de dis­ci­pline libre­ment accep­tée qui sont demandées avant chaque manifestation.

Révo­lu­tion non violente

Pro­jet de mod­i­fi­ca­tion totale des struc­tures économiques et poli­tiques de la société et du com­porte­ment des indi­vidus les uns envers les autres.

Cette révo­lu­tion se car­ac­téris­erait par un ordre social auto­ges­tion­naire d’égalité économique, fédéral­iste décen­tral­isé (dis­pari­tion de l’État) et par la pra­tique de la sol­i­dar­ité réelle.

Il est actuelle­ment pos­si­ble de touch­er du doigt ce pro­jet à l’aide des dif­férentes expéri­ences passées et en cours :

  • Avec Gand­hi, Luther-King et N’Krumah, com­ment peu­vent s’exercer les pres­sions non vio­lentes des mass­es.
  • Avec Vino­ba, Lumum­ba, com­ment peu­vent s’organiser des insti­tu­tions par­al­lèles visant à sup­primer les insti­tu­tions légales ; ces dernières étant boycottées.
  • Avec Dol­ci et aus­si Vino­ba, com­ment peut se faire l’animation rurale et l’organisation de la société de bas en haut, de la périphérie au cen­tre. Les expéri­ences auto­ges­tion­naires d’Algérie et de Yougoslavie, l’expérience anar­chiste en général sont égale­ment des élé­ments importants.

Il con­viendrait d’attirer l’attention sur la néces­sité d’organiser une base de sou­tien à l’action, une infra­struc­ture économique, une inten­dance afin que le mil­i­tant qui s’engage à long terme, ou qui sor­tant de prison avec sou­vent perte de sa pro­fes­sion, ne soit pas trop hand­i­capé en reprenant sa place dans la société. De même prévoir les con­di­tions d’aide aux familles. Il ne s’agit pas d’entretenir des activistes, des pro­fes­sion­nels de l’action non vio­lente, mais de ne pas empêch­er ou restrein­dre l’action pour des caus­es unique­ment matérielles.

André Bernard