La Presse Anarchiste

La manifestation

Le 22 jan­vi­er se déroulait dans Paris une man­i­fes­ta­tion con­tre la guerre au Viet-nam. Organ­isée par le MCAA, elle devait, par­tant de la gare Saint-Lazare, aboutir à l’ambassade des États-Unis ; une cen­taine de per­son­nes y par­tic­i­paient dont plusieurs cama­rades d’ANV. Cette man­i­fes­ta­tion, out­re ses objec­tifs pro­pres, avait ceci d’intéressant qu’elle était non violente.

Après l’arrivée de la police, presque tous les man­i­fes­tants se lais­sèrent traîn­er jusqu’aux cars et passèrent plusieurs heure au poste.

Cette man­i­fes­ta­tion, organ­isée par un mou­ve­ment qui ne se recom­mande pas de la non-vio­lence et dont les par­tic­i­pants n’avaient pour la plu­part aucune idée de celle-ci, s’est rel­a­tive­ment bien passée, mal­gré cer­taines erreurs dues en grande par­tie à notre inexpérience.

Il sem­ble intéres­sant, par­tant de cette action pré­cise, d’étudier les dif­férentes formes de man­i­fes­ta­tions non vio­lentes en fonc­tion d’une optique anar­chiste, mais d’abord il faut répon­dre à quelques questions :

  • Pourquoi man­i­fester ?
  • Qu’est-ce qu’une manifestation ?
  • Quelle est la dif­férence entre une man­i­fes­ta­tion courante et une man­i­fes­ta­tion non violente ?

En pre­mier lieu, une man­i­fes­ta­tion sert à sen­si­bilis­er l’opinion sur un point par­ti­c­uli­er, soit parce que la presse n’en fait pas grand cas, soit pour amen­er cette opin­ion à réagir.

Par exem­ple, les Français sont par­faite­ment indif­férents à la guerre du Viet-nam ; la presse, en général, con­tribue à faire de cette guerre unique­ment le prob­lème des Améri­cains et des Chinois.

En man­i­fes­tant, nous mon­trons que nous sommes con­cernés et, en même temps, nous expliquons par nos tracts ce qui nous rat­tache au prob­lème viet­namien. Cette man­i­fes­ta­tion con­tribue à encour­ager ceux qui lut­tent à l’intérieur des pays bel­li­cistes et les sort de leur isole­ment. Elle pousse aus­si dans une cer­taine mesure les dirigeants de ces pays à régler rapi­de­ment le prob­lème, oblig­és qu’ils sont de tenir compte de l’opinion internationale.

Mais une man­i­fes­ta­tion sert égale­ment à regrouper des forces, elle sert à réu­nir les indi­vidus isolés, à leur don­ner le goût du mil­i­tan­tisme. Pour le mil­i­tant, elle est l’action qui développe la réflex­ion et per­met la mise en appli­ca­tion de cer­tains principes. La man­i­fes­ta­tion, pour les anar­chistes, est une des mul­ti­ples formes que peut revêtir l’action directe.

Le refus d’employer les méth­odes vio­lentes lors de nos actions nous amène à rejeter les man­i­fes­ta­tions clas­siques : celles-ci, en général, se déroulent pour­tant très paci­fique­ment : le cortège défile d’un point à un autre en cri­ant quelques slo­gans clés et, quand la police inter­vient, cha­cun prenant alors ses jambes à son cou se pré­cip­ite à l’intérieur de la plus proche sta­tion de métro ; la man­i­fes­ta­tion est ter­minée. Ceux qui ne couraient pas assez vite passent la nuit au poste. S’il y a eu quelques vio­lences de la part des man­i­fes­tants, les quelques-uns qui se sont lais­sé pren­dre trin­quent pour les autres.

Une man­i­fes­ta­tion est l’expression d’une même con­tes­ta­tion, elle représente une com­mu­nion d’esprit, une reven­di­ca­tion col­lec­tive. L’attitude de chaque man­i­fes­tant con­tribue à la réus­site ou à l’échec de la man­i­fes­ta­tion. C’est pourquoi l’ensemble des man­i­fes­tants est respon­s­able du com­porte­ment de cha­cun, Si un man­i­fes­tant se com­porte d’une façon que je dés­ap­prou­ve (s’il frappe un flic, par exem­ple), j’endosse la respon­s­abil­ité de son acte : surex­cités par cette espèce d’ambiance insur­rec­tion­nelle qui règne lors d’une man­i­fes­ta­tion clas­sique ain­si que par leurs pro­pres cris, cer­tains par­tic­i­pants oublient les raisons qui les ont amenés là et per­dent tout con­trôle. Ils sont à ce moment capa­bles de com­met­tre des actes par­faite­ment insen­sés aux­quels je refuse de m’associer. Il n’est pas ques­tion ici de vio­lence révo­lu­tion­naire mais sim­ple­ment de vio­lence instinctive.

Les instincts les plus bas se déchaî­nent avec comme con­séquence la haine de l’ennemi, du flic en l’occurrence ; c’est une lutte entre deux forces util­isant les mêmes moyens : la vio­lence, la haine, la loi du plus fort. Une man­i­fes­ta­tion n’est pas une révo­lu­tion : on ne ren­verse pas un État en man­i­fes­tant à 1 000 ou 2 000 per­son­nes. La vio­lence, d’un point de vue pure­ment tac­tique, est donc par­faite­ment inutile et jus­ti­fie aux yeux de l’opinion les bru­tal­ités policières.

Lors d’une man­i­fes­ta­tion courante, aucune con­signe par­ti­c­ulière n’est prévue pour réa­gir à l’intervention de la police… cha­cun se débrouille, se sauve ou fait le coup de poing. Pour­tant, face au ser­vice d’ordre, face à la force qui empêche l’expression de notre reven­di­ca­tion com­mune, la sol­i­dar­ité est l’arme la plus puis­sante que nous pos­sé­dons. Pour pro­test­er con­tre l’emprisonnement d’un man­i­fes­tant, pour se sol­i­daris­er avec lui (nous lut­tions pour une idée com­mune pen­dant la man­i­fes­ta­tion), il existe une force bien plus per­sua­sive que la fuite, que la vio­lence ; c’est l’emprisonnement col­lec­tif. Il engage plus pro­fondé­ment tous les man­i­fes­tants et élar­git la respon­s­abil­ité indi­vidu­elle (car ceux qui sont con­duits au poste sont seuls, face à la police, à assumer la respon­s­abil­ité de la man­i­fes­ta­tion). De plus, l’attitude qui con­siste à pren­dre la fuite lorsque les flics inter­vi­en­nent atténue la puis­sance de nos revendications.

Pour qui accepte la vio­lence révo­lu­tion­naire, une man­i­fes­ta­tion devrait plutôt pren­dre la forme d’une insur­rec­tion armée. Sinon quelle est la portée d’une man­i­fes­ta­tion se dis­lo­quant lam­en­ta­ble­ment dès l’intervention de la police ? Qu’après un acte de révolte indi­vidu­elle on prenne la fuite, cela peut se com­pren­dre, cela peut s’expliquer, la répres­sion lorsqu’on agit isolé­ment est alors d’autant plus lourde. Or la force d’une man­i­fes­ta­tion est pré­cisé­ment dans le nom­bre des par­tic­i­pants, dans leur volon­té d’aller jusqu’au bout.

Il n’est pas pos­si­ble de lut­ter à armes égales con­tre les puis­sances oppres­sives. À la vio­lence de la répres­sion, il faut oppos­er notre déter­mi­na­tion, notre volon­té com­mune, notre sol­i­dar­ité ; c’est de cette façon que l’on obtien­dra un résul­tat. C’est en assumant la respon­s­abil­ité de nos actes que nous serons révo­lu­tion­naires, que notre lutte sera positive.

Pour qu’une man­i­fes­ta­tion non vio­lente réus­sisse, atteigne son but, il faut que chaque par­tic­i­pant soit con­scient du rôle qu’il joue ; son com­porte­ment pen­dant l’action doit être réfléchi ; ses actes ne doivent pas être seule­ment con­di­tion­nés par le respect des con­signes : le par­tic­i­pant doit com­pren­dre celles-ci, savoir pourquoi elles ont été don­nées. Cha­cun est engagé dans l’action et respon­s­able de celle-ci.

C’est dans cet esprit qu’une man­i­fes­ta­tion non vio­lente doit se dérouler, et c’est pourquoi il est néces­saire de bien expli­quer cette forme d’action, d’en expos­er tous les détails, de faire en quelque sorte « le manuel du par­fait man­i­fes­tant non vio­lent ». Ceci pour éviter cer­taines erreurs pen­dant les man­i­fes­ta­tions dues à l’ignorance des participants.

Je vais com­mencer par la man­i­fes­ta­tion non vio­lente courante (exem­ple celle du 22 jan­vi­er [1966]) en don­nant le plus de détails pos­si­bles sur son organ­i­sa­tion, son déroule­ment, sur les erreurs à éviter, les con­signes à observ­er en expli­quant le mieux pos­si­ble les raisons pour lesquelles il est néces­saire d’adopter un tel com­porte­ment. Que ce soient les organ­isa­teurs ou les man­i­fes­tants, tous doivent con­naître les moin­dres détails de l’action dans laque­lle ils s’engagent.

Pour organiser une manifestation non violente

Une organ­i­sa­tion ou un groupe d’individus déci­dent de pré­par­er une man­i­fes­ta­tion non vio­lente. Le mieux est de créer une com­mis­sion de cinq ou six per­son­nes qui tra­vailleront plus effi­cace­ment qu’une grosse équipe. Si c’est la pre­mière fois qu’ils pré­par­ent une man­i­fes­ta­tion non vio­lente, il est néces­saire qu’ils s’y pren­nent très à l’avance pour pré­par­er minu­tieuse­ment l’opération.

Dif­férentes pos­si­bil­ités s’offrent à eux :

La man­i­fes­ta­tion autorisée :

Toute man­i­fes­ta­tion de rue est inter­dite sans autori­sa­tion. Il est néces­saire de com­mu­ni­quer le par­cours à la pré­fec­ture de police pour que celui-ci soit accep­té ou refusé : ce que l’on sait vingt-qua­tre heures, et même des fois moins, avant le jour J. Il est bien évi­dent que neuf fois sur dix la man­i­fes­ta­tion est inter­dite et qu’au point de départ un déploiement mas­sif de policiers empêche toute pos­si­bil­ité de regroupe­ment. Cer­taines organ­i­sa­tions qui ne veu­lent pas sor­tir de la légal­ité emploient sys­té­ma­tique­ment cette méth­ode. Quant aux anar­chistes, ils n’ont que faire de la légal­ité et ignorent les lois inter­dis­ant les man­i­fes­ta­tions. Ils n’ont donc aucun scrupule à les vio­l­er. Notre seul souci, sur ce plan, est l’efficacité. Nous ne pen­sons pas com­met­tre un acte vio­lent en ne respec­tant pas cer­taines lois et nous préférons les ignor­er plutôt que de leur désobéir « civiquement ».

La man­i­fes­ta­tion sur­prise :

Les organ­isa­teurs déci­dent du par­cours de la man­i­fes­ta­tion en tâchant si pos­si­ble de choisir comme point d’arrivée un lieu sym­bol­ique : pour le Viet-nam, l’ambassade des États-Unis. Ce par­cours doit être rel­a­tive­ment court (une demi-heure de marche env­i­ron) ; il faut éviter qu’il soit jalon­né de postes de police ; le choisir égale­ment en fonc­tion du nom­bre sup­posé de par­tic­i­pants et tenir compte des sens uniques, c’est-à-dire marcher tou­jours dans le sens des voitures. Décider égale­ment du jour et de l’heure de la man­i­fes­ta­tion qui eux aus­si peu­vent être sym­bol­iques (une man­i­fes­ta­tion con­tre la bombe atom­ique au jour anniver­saire de l’explosion d’Hiroshima sen­si­bilis­era mieux l’opinion par exem­ple). Ne divulguer ce par­cours à per­son­ne. Par ailleurs, choisir plusieurs points de regroupe­ments par­tiels des man­i­fes­tants. Répar­tir ces points autour du lieu de départ. Par let­tres, tracts, con­tacts indi­vidu­els, etc., faire con­naître les lieux ain­si que les con­signes à observ­er aux éventuels man­i­fes­tants. Toutes ces pré­cau­tions ont pour but d’obtenir un effet de sur­prise max­i­mum au moment du départ. La man­i­fes­ta­tion peut ain­si faire un par­cours impor­tant avant que la police n’intervienne.

La com­mis­sion doit égale­ment rédi­ger un tract expli­quant les motifs de la man­i­fes­ta­tion, en faire dis­tribuer la moitié aux points de regroupe­ment et trou­ver une dizaine de dis­trib­u­teurs pour la man­i­fes­ta­tion. Le rôle de ces derniers con­sis­tera à suiv­re le cortège sur le trot­toir sans jamais s’intégrer à lui. Cette com­mis­sion doit prévoir les ban­deroles et les cha­sub­les, trou­ver des cama­rades volon­taires pour les porter. Bien expli­quer aux respon­s­ables des lieux de ral­liement par­tiels les con­signes à rap­pel­er aux par­tic­i­pants (un texte rapi­de rap­pelant ces con­signes et dis­tribué à tous les man­i­fes­tants sem­ble la meilleure méth­ode). Out­re ces con­signes, il faut dire aux par­tic­i­pants de se munir de leurs papiers d’identité et d’au moins 15 F pour éviter l’inculpation de vagabondage. Une autori­sa­tion pater­nelle pour les mineurs évit­era des démarch­es inutiles retar­dant leur libéra­tion. Prévoir plusieurs porte-parole en cas de dia­logue avec la police ; ils doivent être le reflet des déci­sions pris­es lors de la pré­pa­ra­tion de la man­i­fes­ta­tion. Il est donc néces­saire qu’ils soient habitués à cette forme d’action et en con­nais­sent les éven­tu­al­ités de déroule­ment. C’est eux qui doivent décider du moment où il faut s’asseoir, si cela est néces­saire, ou bien se disperser.

En plus de ces porte-parole, il est néces­saire de prévoir tous les qua­tre ou cinq rangs un cama­rade rap­pelant les con­signes quand elles ne seraient pas observées. Cet « encadrement » peut être com­posé des respon­s­ables des points de regroupe­ment. Ils ne doivent en aucun cas être « les flics de la man­i­fes­ta­tion », mais ils ont pour mis­sion sim­ple­ment de réper­cuter les con­signes venant des porte-parole et favoris­er la bonne marche de la manifestation.

Pour que la man­i­fes­ta­tion ait un cer­tain reten­tisse­ment il faut prévenir la presse et la radio vingt-qua­tre heures à l’avance et leur dicter un court com­mu­niqué, mais sans par­ler du lieu de la man­i­fes­ta­tion. Prévoir un cama­rade pour télé­phon­er à toutes les agences de presse à l’instant où com­mence la man­i­fes­ta­tion ; elles pour­ront ain­si envoy­er des jour­nal­istes. Le procédé per­met de ne divulguer le par­cours qu’au dernier moment.

La manifestation proprement dite : son déroulement

Avant de par­ticiper à une man­i­fes­ta­tion non vio­lente il faut en avoir accep­té l’esprit, il vaut mieux ne pas y aller que d’y par­ticiper avec un esprit de con­tes­ta­tion ; on peut après son déroule­ment cri­ti­quer sa forme ou cer­tains détails : ce qui est con­struc­tif, mais pen­dant l’action, il est absol­u­ment néces­saire de se pli­er à la dis­ci­pline que l’on s’est imposée au départ. Pour bien com­pren­dre les raisons qui font que cette autodis­ci­pline est néces­saire, je vais repren­dre point par point le déroule­ment de la man­i­fes­ta­tion du 22 jan­vi­er et procéder à son analyse critique.

Point de départ de la man­i­fes­ta­tion : métro Liège, 16 h 30 pré­cis­es. À 15 heures tous les man­i­fes­tants ont ren­dez-vous aux dif­férents points de ral­liement d’où ils dis­tribuent une par­tie des tracts et reçoivent les dernières con­signes. À quelques min­utes du départ, par petits groupes, pour éviter d’attirer l’attention, ils se rap­prochent du métro Liège. Les por­teurs de ban­deroles les cam­ou­flent au mieux. Il faut pen­dant tout ce temps ne pas se faire remar­quer car il est plus facile aux flics de nous dis­pers­er pen­dant ce temps où nous sommes encore inor­gan­isés ; et la moin­dre erreur, cinq min­utes avant la man­i­fes­ta­tion, peut provo­quer leur arrivée.

À 16 h 30 les por­teurs de ban­deroles déplient celles-ci en signe de ral­liement et tous les man­i­fes­tants se regroupent par rangées de trois per­son­nes avec un inter­valle de 1,50 m entre chaque rang. À par­tir de ce moment, il faut observ­er un silence absolu et une atti­tude digne. Voilà qui va hériss­er le poil de beau­coup d’anarchistes ; mais il y a à cela une expli­ca­tion qui me sem­ble d’une logique élémentaire :

  • Pour l’alignement « mil­i­taire » : il n’est évidem­ment pas ques­tion de faire un défilé au pas cadencé dans les rues de Paris, mais un cortège est un cortège, et si l’on donne à celui-ci une allure de trou­peau désor­gan­isé au même titre que la foule qui entoure la man­i­fes­ta­tion, celle-ci ne se dif­féren­cie pas de celui-là. Une cen­taine de per­son­nes rangées de façon ordon­née, por­tant cor­recte­ment les ban­deroles et les cha­sub­les, attirent plus l’attention qu’un nom­bre impor­tant de man­i­fes­tants avançant en désor­dre. De plus, un cortège bien groupé ne se lais­sera pas couper aux feux rouges, ce qui aurait pour effet de le disperser.
  • Pour le silence et la dig­nité, je vais l’expliquer en prenant l’exemple de la guerre au Viet-nam. Cette guerre tue tous les jours des cen­taines de per­son­nes. À chaque instant, les risques de son exten­sion sur le plan mon­di­al s’agrandissent ; les Améri­cains emploient des moyens de destruc­tion de plus en plus insen­sés, de plus en plus igno­bles. Pour exprimer notre indig­na­tion devant tant d’horreurs, nous man­i­fe­stons. Il sem­ble que l’attitude logique à adopter soit celle de la médi­ta­tion ; s’il ne faut pas fumer, ni rire, ni bavarder, ni marcher les mains dans les poches, c’est tout sim­ple­ment parce qu’un tel com­porte­ment serait con­tra­dic­toire avec ce que nous ressen­tons et avec les idées que nous défendons… nous devons nous con­cen­tr­er, penser aux raisons pour lesquelles nous lut­tons, avoir aux yeux du pub­lic un com­porte­ment digne qui doit l’ébranler. Si nous ne crions pas de slo­gans, c’est parce que notre con­tes­ta­tion va plus loin qu’une sim­ple phrase clé : « U.S. go home » ou « Char­lot des sous »… ; cela n’attire pas plus l’attention qu’un silence, por­teur de réflex­ion, qui intrigue chaque pas­sant, le met mal à l’aise.

J’ai pris l’exemple de la guerre du Viet-nam, mais toutes les raisons qui nous font nous retrou­ver dans la rue sont des raisons graves. Nous ne man­i­fe­stons pas pour nous défouler, mais dans un esprit de con­tes­ta­tion qui demande un com­porte­ment ferme. L’attitude non vio­lente n’est pas une atti­tude pas­sive ; elle doit oppos­er à la vio­lence la force de notre déter­mi­na­tion, et devant l’indifférence et l’ignorance des prob­lèmes qui nous touchent, nous devons présen­ter une con­ti­nu­ité dans nos actions, une volon­té d’aboutissement.

Reprenons le cours de la manifestation.

Lorsque la police inter­vient plusieurs éven­tu­al­ités se présentent :

La police dia­logue avec les porte-parole. En ce cas, le cortège s’arrête le temps du dia­logue. Si la police l’autorise, le cortège con­tin­ue sa route ; si les flics embar­quent les porte-parole ou empêchent la man­i­fes­ta­tion d’aller plus loin, le mot d’ordre de s’asseoir doit être donné.

La police embar­que un ou plusieurs man­i­fes­tants ; tous s’assoient.

La police saisit les ban­deroles et refoule les man­i­fes­tants sur le trot­toir (cas qui s’est pro­duit le 22 jan­vi­er). Il est néces­saire que les porte-parole con­vi­en­nent bien à l’avance du com­porte­ment à suiv­re, qui ne peut être que de s’asseoir instan­ta­né­ment car la moin­dre hési­ta­tion de leur part entraîne un cafouil­lage dont la police prof­ite inévitablement.

Une fois le cortège arrêté et la con­signe de s’asseoir sur la chaussée don­née, cha­cun doit rester à l’emplacement où il se trou­ve et ne pas se laiss­er entraîn­er sur le trot­toir (ce qui provo­querait la dis­lo­ca­tion du cortège et la défec­tion d’une par­tie des man­i­fes­tants). Une fois assis, con­serv­er la même atti­tude digne que pen­dant la man­i­fes­ta­tion. Si nous nous asseyons, c’est parce que la police nous empêche d’aller jusqu’au bout de notre action ; devant la force, nous refu­sons la fuite, nous adop­tons une atti­tude de résis­tance passive.

La posi­tion assise oblige les policiers à nous traîn­er dans les cars, ce qui demande un cer­tain tra­vail ; il est donc recom­mandé de ne pas se raidir, mais de se laiss­er aller le plus pos­si­ble : il leur faut ain­si plus de temps pour nous embar­quer, c’est beau­coup plus spec­tac­u­laire, et ils ne peu­vent nous traîn­er que rang par rang. Ceux qui sont assis et atten­dent doivent con­serv­er le silence, se tenir le plus droit pos­si­ble et surtout ne pas provo­quer la police, ce qui est par­faite­ment inutile et risque d’entraîner de sa part un redou­ble­ment de vio­lence. De plus, la provo­ca­tion sys­té­ma­tique n’est pas non vio­lente. Le moment de l’embarquement dans les cars est le plus spec­tac­u­laire et le plus car­ac­téris­tique des man­i­fes­ta­tions non vio­lentes. C’est l’instant où le pub­lic est le plus sen­si­bil­isé par notre action. Il faut donc que les dis­trib­u­teurs de tracts con­tin­u­ent leur tra­vail, dia­loguent avec les pas­sants ; c’est la péri­ode la plus impor­tante de leur tra­vail, mais eux seuls doivent dis­tribuer les tracts ; les man­i­fes­tants assis, même quand le pub­lic prend par­ti et leur par­le, doivent con­serv­er une atti­tude silen­cieuse et ne pas répon­dre aux provo­ca­tions policières.

Lorsque nous sommes à l’intérieur des cars la man­i­fes­ta­tion n’est pas finie pour autant. Pen­dant tout le tra­jet jusqu’au com­mis­sari­at, il est souhaitable de garder le silence. Lors de la man­i­fes­ta­tion du 22 jan­vi­er, cer­tains par­tic­i­pants ques­tion­nèrent et même plaisan­tèrent avec la police. Il est bien com­préhen­si­ble qu’une telle atti­tude nuit à notre action. Le silence, pen­dant le trans­fert, crée une atmo­sphère lourde qui met les policiers mal à l’aise ; nous les intriguons et, qui sait, peut-être réfléchissent-ils !

À la sor­tie des cars, on nous con­duit jusqu’aux cel­lules où l’on procède à un relevé d’identité. Une fois dans les cel­lules, quelques man­i­fes­tants adop­tèrent une atti­tude que nous esti­mons lam­en­ta­ble. Il est inutile d’entamer ici une polémique. Je voudrais sim­ple­ment dire que lorsqu’on se regroupe pour men­er une action col­lec­tive, les inim­i­tiés, les dif­férences de point de vue, les comptes à régler, etc., doivent être oubliés le temps de l’action ou bien il est inutile de se déranger. Lorsqu’on n’est pas cer­tain de pou­voir s’adapter à la dis­ci­pline qu’impose for­cé­ment toute man­i­fes­ta­tion, on reste chez soi ou on man­i­feste tout seul.

Au com­mis­sari­at, le 22 jan­vi­er, nous sommes restés qua­tre heures, ce n’est pas grand-chose et un temps si court devrait être util­isé, je pense, à dis­cuter de la man­i­fes­ta­tion, de son déroule­ment, et cha­cun don­nerait son avis, exprimerait sa façon de voir les choses. Ce serait qua­tre heures con­sacrées à un tra­vail con­struc­tif et cela per­me­t­trait, pour les futures man­i­fes­ta­tions, de tenir compte de l’avis de cha­cun. Au cours de ce temps passé au com­mis­sari­at, les respon­s­ables doivent penser à relever le nom et l’adresse des par­tic­i­pants en vue d’actions futures.

Avant de par­ticiper à une man­i­fes­ta­tion non vio­lente, il faut envis­ager l’éventualité de pass­er une soirée ou une nuit au poste, il est donc anor­mal de se mon­tr­er impa­tient de sor­tir lorsqu’on est dans les cel­lules. Nous devons mon­tr­er aux flics que nous sommes décidés à recom­mencer, que cet empris­on­nement n’a aucun effet sur nous, qu’il n’a fait que nous ancr­er plus encore dans nos idées, que notre esprit de sol­i­dar­ité est renforcé.

Conclusions

Tous ces élé­ments sont néces­saires pour que réus­sisse une man­i­fes­ta­tion non vio­lente. Il en est cer­taine­ment d’autres dont j’ai omis de par­ler, mais ce tra­vail doit servir de base ; c’est la mul­ti­pli­ca­tion d’actions de ce genre qui per­me­t­tront de dévelop­per notre technique.

De plus, une man­i­fes­ta­tion telle que celle du 22 jan­vi­er n’est qu’un point de départ. Il faut aller plus loin, dépass­er cette for­mule, étudi­er des méth­odes d’action non vio­lentes plus révo­lu­tion­naires, qui enga­gent les par­tic­i­pants beau­coup plus à fond.

Des man­i­fes­ta­tions, telles qu’en organ­isa le Comité des 100 en Angleterre ou bien des actions telles qu’elles exis­tent en Hol­lande depuis quelque temps, sont à étudi­er, à réalis­er et à dépass­er car con­traire­ment à ce que beau­coup pensent, la non-vio­lence révo­lu­tion­naire offre une mul­ti­tude d’actions positives.

Michel David