La Presse Anarchiste

Frantz Fanon : La décolonisation dans la violence

Le colo­ni­sé, l’homme noir, celui qui est l’objet du racisme, est objet de la vio­lence du raciste, et, pour assu­mer son être, il doit y répondre par la vio­lence : voi­là une thèse fon­da­men­tale de Frantz Fanon, le psy­chiatre antillais deve­nu algé­rien, dans une prise de conscience glo­bale de la soli­da­ri­té des colo­ni­sés, et mort au ser­vice de l’Algérie en guerre.

Cette réflexion est déve­lop­pée dans le pre­mier cha­pitre : « De la vio­lence », de son second livre : les Dam­nés de la terre.

Repre­nons la démarche de Fanon.

Le colo­ni­sé vit dans un monde fon­da­men­ta­le­ment violent : il y a eu vio­lence dans la conquête du ter­ri­toire et de ses hommes, il y a vio­lence dans la coha­bi­ta­tion, rap­ports vio­lents entre le maître et la « chose » colo­ni­sée, il y aura vio­lence iné­luc­table dans la libé­ra­tion, la conquête par le Noir d’un nou­veau monde et simul­ta­né­ment d’une essence spécifique.

Car le colo­ni­sé n’a pas d’être, puisqu’il n’a pas d’histoire : le colon lui impose sa propre his­toire en niant qu’il ait pu créer quoi que ce soit, une socié­té, une œuvre d’art, une culture, une tech­nique, avant son arri­vée ; le maître plaque sur l’esclave son propre pas­sé. La pre­mière jus­ti­fi­ca­tion par Fanon de la vio­lence sera donc psy­cho­lo­gique : c’est une déri­va­tion de l’oppression subie et de l’agressivité refou­lée, une « conduite d’évitement », dit le psy­chiatre ; renaissent les mythes ter­ri­fiants, les danses exta­tiques, les phan­tasmes noc­turnes, en qui l’on pro­jette haines, cruau­té, humi­lia­tions rava­lées, mépris inavouables.

C’est une prise de conscience dépas­sant l’individuel qui réorien­te­ra cette vio­lence : le colo­ni­sé veut en effet recon­qué­rir la terre qui lui donne le pain, sa digni­té ; le seul moyen est d’expulser à tout jamais, par tout moyen, le colon. Alors éclate la guerre de libé­ra­tion, la gué­rilla dont la vio­lence n’est pas com­pa­rable à celle qui lui est oppo­sée : parce que d’une part elle met en péril l’affrontement même des inté­rêts éco­no­miques pla­cés dans la colo­nie, que d’autre part, faute d’instruments supé­rieurs, elle invente une tac­tique supé­rieure et inat­ta­quable par les forces de l’ordre, parce que, enfin, elle est affir­ma­tion d’un peuple, d’une soli­da­ri­té, de la construc­tion d’une nation, à tra­vers la contes­ta­tion glo­bale de l’oppression.

D’individuelle, de patho­lo­gique, la vio­lence devient donc atmo­sphé­rique, elle éclate lorsque se cris­tal­lise l’alarme des colons en des mesures répres­sives ; poli­tique, elle tend à l’universalité. La vio­lence, c’est « l’intuition qu’ont les masses colo­ni­sées que leur libé­ra­tion doit se faire, et ne peut se faire que par la force» ; l’intuition tra­duite en acte « repré­sente la praxis abso­lue. […] Le groupe exige que chaque indi­vi­du réa­lise un acte irré­ver­sible » (condam­na­tion à mort des maqui­sards algé­riens, meurtres col­lec­tifs des Mau-Mau et aus­si bien crimes des milices urbaines de Lacoste), et la vio­lence, par iro­nie scan­da­leuse, devient le mot d’ordre d’un par­ti politique.

Iro­nie parce que les par­tis ont été inven­tés par la classe la plus ambi­guë des socié­tés afri­caines, les intel­lec­tuels, ces hommes qui selon Mal­raux vivent en fonc­tion d’une idée.

Scan­dale parce que les intel­lec­tuels sont non seule­ment oublieux de cette évi­dence que le peuple est contraint de vivre en fonc­tion de ses besoins, mais encore sont en accoin­tance avec la bour­geoi­sie colo­niale à laquelle ils rêvent de s’assimiler.

― O ―

Ici se place alors la réflexion de Fanon qui nous fait ser­rer les poings et pâlir du remords d’arriver trop tard pour nous jus­ti­fier, nous expli­quer avec lui : cri­tique de ce qu’il nomme la non-vio­lence de la bour­geoi­sie colo­nia­liste.

« Dans sa forme brute, cette non-vio­lence signi­fie aux élites intel­lec­tuelles et éco­no­miques colo­ni­sées que la bour­geoi­sie colo­nia­liste a les mêmes inté­rêts qu’elles et qu’il devient donc indis­pen­sable, urgent, de par­ve­nir à un accord pour le salut com­mun. La non-vio­lence est une ten­ta­tive de régler le pro­blème colo­nial autour d’un tapis vert, avant tout geste irré­ver­sible, toute effu­sion de sang, tout acte regret­table. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient dis­po­sées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et com­mencent les incen­dies et les atten­tats, on voit alors les « élites » et les diri­geants des par­tis bour­geois natio­na­listes se pré­ci­pi­ter vers les colo­nia­listes et leur dire : « C’est très grave ! On ne sait pas com­ment tout cela va finir, il faut trou­ver une solu­tion, il faut trou­ver un compromis. »

Il est trop facile de dire que Fanon emploie un mot pour un autre, de défendre la pure­té de la non-vio­lence et celle des non-vio­lents qui mili­taient à leur façon, ins­ti­tu­teurs en Ora­nais, infir­miers en Kaby­lie : importe ici ce que Fanon a com­pris et ce qu’il a transmis.

Car l’attitude non vio­lente authen­tique – anar­chiste – n’est pas com­pro­mis­sion, elle est au contraire révo­lu­tion­naire dans la mesure où elle oppose aux struc­tures sclé­ro­sées du régime de l’Ordre la spon­ta­néi­té créa­trice, la soli­da­ri­té effer­ves­cente du peuple en devenir.

L’erreur de Fanon a été de tra­duire par non-vio­lence refus de la vio­lence, effroi devant l’irrémédiable, hor­reur du sang inutile. Mais l’anarchisme non violent pro­pose l’irrémédiable en pro­po­sant une réor­ga­ni­sa­tion fon­da­men­tale de la socié­té, tant sur le plan éco­no­mique que sur celui des rap­ports humains recréés.

Je ne veux pas dire par-là que les peuples colo­ni­sés en sou­lè­ve­ment aient été sourds à nos mots ; c’est bien plu­tôt nous qui n’avons su nous faire entendre, nous qui avons rom­pu le pas devant une situa­tion d’urgence. Car si l’anarchisme et la non-vio­lence sont révo­lu­tion­naires, ils le sont par un long pro­ces­sus d’éducation et d’apprentissage – de soi, de la res­pon­sa­bi­li­té, des méthodes – tan­dis que la solu­tion vio­lente sur­git et s’impose sous une domi­na­tion insup­por­table, et l’immédiateté de son emploi, son effi­ca­ci­té pro­bante à court terme dis­si­mule ses contre­coups néfastes et incontrôlables.

La parole est à Fanon :

« L’apparition du colon a signi­fié syn­cré­ti­que­ment la mort de la socié­té autoch­tone, la léthar­gie cultu­relle. Pour le colo­ni­sé, la vie ne peut sur­gir que du cadavre en décom­po­si­tion du colon. […] [La] vio­lence, parce qu’elle consti­tue son seul tra­vail, revêt des carac­tères posi­tifs, for­ma­teurs. Cette praxis vio­lente est tota­li­sante, puisque cha­cun se fait maillon violent de la grande chaîne , du grand orga­nisme violent sur­gi comme réac­tion à la vio­lence pre­mière du colonialiste. »

La vio­lence seule peut donc vaincre l’aliénation, par la conquête du pou­voir – et de l’être – qui est l’acte libé­ra­teur par excel­lence. Au moment où l’homme se libère, il est abso­lu­ment pur : car il incarne l’unité dia­lec­tique. Fanon ici est loin de Hegel, et du pro­ces­sus de « recon­nais­sance » réci­proque qui abo­li­rait la dis­tance – le « mal­en­ten­du fon­da­men­tal » – entre le maître et l’esclave et résou­drait his­to­ri­que­ment l’aliénation. Réta­blit-il alors le rôle géné­ra­teur de la vio­lence en his­toire, qu’Engels contes­tait à Düh­ring ? Non, la vio­lence du colo­ni­sé est bien subor­don­née à la situa­tion éco­no­mique, c’est Marx que suit Fanon : l’ascendance est évi­dente et avouée.

« Il demeure évident que pour nous la véri­table désa­lié­na­tion du Noir implique une prise de conscience abrupte de la réa­li­té éco­no­mique et sociale. Le com­plexe naît de l’intériorisation – mieux : de l’épidermisation – d’une infé­rio­ri­té économique. »

Qu’en est-il à l’aboutissement de cette pre­mière phase de libé­ra­tion ? Selon Fanon, la seconde phase – construc­tion de la nation – par la colère com­mune, par la conscience de la cause com­mune qu’a fait naître la guerre dans le peuple, s’en trouve faci­li­tée : la lutte sim­ple­ment se trans­pose sur le plan de la misère, de l’analphabétisme, elle a « dés­in­toxi­qué » l’individu et « hisse le peuple à la hau­teur du lea­der. D’où cette espèce de réti­cence agres­sive à l’égard de la machine pro­to­co­laire que de jeunes gou­ver­ne­ments se dépêchent de mettre en place. […] Illu­mi­né par la vio­lence, la conscience du peuple se rebelle contre toute paci­fi­ca­tion ».

― O ―

À Lénine qui lui deman­dait selon quelle mesure il appré­ciait, dans une bataille, le nombre des corps néces­saires et celui des corps super­flus, Gor­ki ne savait répondre que sur le mode lyrique.

De même, nous qu’accuse Fanon, ne savons-nous nous défendre que sur le mode lyrique. Pour­tant nous vou­drions lui crier qu’il se trompe, lui prou­ver que la vio­lence n’est pas la seule voie d’accès à la liber­té, lui repro­cher de n’avoir envi­sa­gé qu’elle. Nous oublions que, comme les pré­ju­gés, la vio­lence – toute vio­lence – a des fon­de­ments irra­tion­nels, que nous avons beau jeu de lui oppo­ser des solu­tions liber­taires : elles ne sont pas sur le même plan.

La non-vio­lence est une révo­lu­tion déri­vée, même usant de l’action directe : elle ne s’attaque pas de front à son objet – le ren­ver­se­ment des struc­tures – mais se place dans l’exemple et l’enseignement qui font naître la prise de conscience. Si la vio­lence pro­voque l’adhésion des masses, la non-vio­lence est acte de res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle ; autant on est nom­breux sous l’uniforme, dans le sang, dans les hur­le­ments, autant la soli­da­ri­té des non-vio­lents est-elle muette et dif­fi­cile à assumer.

De même l’anarchisme face au socia­lisme auto­ri­taire.

La solu­tion vio­lente n’est pas tou­jours facile, n’est pas tou­jours lâche, non ; tout au plus connaît-elle la piètre conso­la­tion de la ven­geance. Mais voi­ci jus­te­ment où Fanon com­met sa plus grave erreur : en sou­te­nant le carac­tère uni­fi­ca­teur, mobi­li­sa­teur, tota­li­sant de la vio­lence. Car le goût de la vio­lence donne le goût du pou­voir, tant subi qu’exercé, et ne pro­voque jamais « une réti­cence à l’égard de la machine pro­to­co­laire » des gou­ver­ne­ments : toute armée, même de maqui­sards, obéit à un chef, qu’idéalise la mémoire embel­lis­sante ; le Tiers-Monde n’est-il pas près de faire de Fanon un mes­sie ? Mes­sia­nisme de la néces­si­té de la révo­lu­tion vio­lente, de la conquête vio­lente du pou­voir par la classe exploi­tée – pro­lé­taires ou colo­ni­sés – mes­sia­nisme de l’aboutissement de l’histoire ? Nous leur oppo­sons le cycle inter­mi­nable qui de la vio­lence mène à la violence.

― O ―

Théo­ri­que­ment, il n’est pas dif­fi­cile de répondre à Fanon : à l’aliénation éco­no­mique répond la libé­ra­tion éco­no­mique, par le boy­cott des entre­prises colo­niales, par l’organisation auto­nome, l’autogestion, les fédé­ra­tions de com­munes, un socia­lisme liber­taire et non violent.

Mais de quel droit pré­ten­dons-nous, nous oppres­seurs, mon­trer la voie de l’affranchissement à ceux qu’hier nous asser­vis­sions ? Au mot d’ordre de Fanon : « Quit­tons cette Europe qui n’en finit pas de par­ler de l’homme tout en le mas­sa­crant par­tout où elle le rencontre ».

À son cri de colère nous ne savons que res­ter cois. « Ce n’est pas d’abord leur vio­lence, c’est la nôtre, retour­née, qui gran­dit et les déchire. » (Sartre, pré­face aux Dam­nés de la terre)

Je ne pro­po­se­rai ni solu­tion ni rachat. Il est évident qu’il ne sert à rien de battre sa coulpe ; je me demande même s’il est plus hon­nête d’offrir ses ser­vices aux pays qui furent colo­ni­sés. Ne fau­drait-il pas d’abord apprendre la non-vio­lence ? Tant que nous n’aurons pas eu faim, que nous n’aurons pas été atro­phiés par l’exploitation abu­sive, nous ne pour­rons repro­cher à nos cama­rades de chas­ser le colon au bout de leurs fusils ; or il est aus­si vain de se mettre arti­fi­ciel­le­ment dans cette situa­tion pour pré­tendre la connaître, ce n’est pas en deve­nant lépreux que l’on gué­rit la lèpre.

Car enfin cette néces­si­té de se don­ner, de se dévouer, elle pro­cède avant tout d’un désir per­son­nel de puri­fi­ca­tion, de jus­ti­fi­ca­tion : en échange des pri­vi­lèges, de la culture, de la vie facile, j’offre mes bras, ma jeu­nesse, mes années d’études acquises presque hon­teu­se­ment… Fanon n’en a que faire.

Devant la vio­lence que nous avons pro­vo­quée, aucun juge­ment de valeur n’est per­mis ; néan­moins nous requé­rons la luci­di­té, à l’égard de Fanon comme à l’égard du mahat­ma Gand­hi. Dans quelle mesure l’assertion du pre­mier, que la déco­lo­ni­sa­tion com­porte une vio­lence intrin­sèque, est-elle réelle ? Dans quelle mesure le mode indien de libé­ra­tion est-il renou­ve­lable ? Dans quelle mesure enfin peut-on évi­ter les séquelles auto­ri­taires d’une guerre de libé­ra­tion et bâtir un socia­lisme liber­taire en pays neuf ? Je crains que nous ne soyons encore en mesure de répondre.

Marie Mar­tin


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