La Presse Anarchiste

Sur l’action directe non violente

Dans un des der­niers numé­ros d’Action Directe (Hanovre), Botho Priebe publiait un long article sur l’objet et la méthode de l’action directe dans les mou­ve­ments paci­fistes, article appuyé par de nom­breux exemples. J’ai essayé ici d’exposer ses idées prin­ci­pales, dans une libre adap­ta­tion, et de voir dans quelle mesure nous pou­vons les accep­ter et en tirer un enseignement.

Le concept d’action directe et la méthode qu’il recouvre sont nés du mou­ve­ment syn­di­cal, comme moyen de reven­di­ca­tion ouvrière. Des paci­fistes [[Rele­vons dès l’abord que le terme « paci­fiste » recouvre un concept plus large en alle­mand qu’en fran­çais, que bien des mou­ve­ments sont taxés de paci­fistes quand nous y ver­rions avant tout une reven­di­ca­tion sociale.]] peuvent-ils les employer sans autres ? En effet, les moyens sont étroi­te­ment liés aux fins qu’ils expriment, et s’ils ont ser­vi à avi­ver la lutte des classes vio­lente, ils ne pour­ront pas ser­vir tels quels d’instruments de paix. Pour renou­ve­ler l’emploi de l’action directe dans les mou­ve­ments paci­fistes, la non-vio­lence est une pré­misse essen­tielle, sans même que l’on s’attache à décrire ses fon­de­ments théo­riques, son pri­mat moral sur la violence.

En effet, pour résoudre un conflit, pour que la solu­tion soit durable et équi­table, il faut qu’elle soit avant tout conforme au bon droit et à la jus­tice, et non favo­rable par­ti­cu­liè­re­ment à tels inté­rêts sub­jec­tifs, à tel par­ti. Il ne s’agit donc pas d’user du moyen qui réus­si­ra le mieux à ser­vir une cause ou l’autre en lui fai­sant obte­nir le suc­cès, mais de celui qui s’en tien­dra à la jus­tice et entraî­ne­ra le suc­cès comme consé­quence du bon emploi de la méthode. Autant la fin visée déter­mine le moyen, autant celui-ci per­met d’atteindre la fin vou­lue, et celle-là seulement.

Or la non-vio­lence rem­plit cette exi­gence. Selon Botho Priebe, elle est en effet liée dans son emploi à une morale qui per­met d’avoir une vue objec­tive du pro­blème et de régler loya­le­ment le dérou­le­ment des évé­ne­ments ; elle n’est aucu­ne­ment une tac­tique qui se laisse mani­pu­ler à volon­té, façon­ner à l’image du but qu’on lui fait pour­suivre. Rap­pe­lons-nous que la non-vio­lence1Cf. dans le numé­ro 4, l’article d’André Ber­nard : « Jalons ». est la tech­nique du satya­gra­ha, de la recherche de la véri­té, puisque, aus­si bien, elle est conforme à la vérité.

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Il ne suf­fit pas que la non-vio­lence soit adé­quate au but cher­ché, encore faut-il qu’elle soit com­prise comme telle. C’est en elle-même que se trouve la solu­tion : la non-vio­lence éveille, chez l’individu et dans le groupe, une force morale latente. L’injustice, le scan­dale sus­citent géné­ra­le­ment des réac­tions empor­tées, vio­lentes ; subli­mer la force de ces réac­tions et la cana­li­ser est le pro­blème propre d’actions non vio­lentes de grande enver­gure. La non-vio­lence comme réponse à l’asservissement, à l’exploitation, au tota­li­ta­risme n’est presque jamais spon­ta­née, sauf chez des indi­vi­dus excep­tion­nels : la majo­ri­té des gens tou­chés se met­tra à jeter des pierres, arra­cher des dra­peaux et bou­ter le feu, ou bien mur­mu­re­ra en cour­bant la tête. C’est alors qu’intervient le rôle du chef, selon Botho Priebe, avec le poids de son exemple, de sa valeur morale, de son expé­rience. À l’ignorance, au fata­lisme des gens face à la non-vio­lence s’ajoute leur impuis­sance de venir à bout autre­ment que par la vio­lence de la ten­sion qu’a révé­lée la crise, par manque de for­ma­tion, par manque de pra­tique de l’alternative non vio­lente. Pour le choix de cette der­nière, l’engagement du chef, sa per­son­na­li­té et son pres­tige ont été déci­sifs dans les grands exemples d’actions non vio­lentes contem­po­raines : Albert Luthu­li en Afrique du Sud, Mar­tin Luther King aux États-Unis, T. Kaga­ba aux Japon, le mahat­ma Gand­hi en Inde. C’est au chef de juger si les cir­cons­tances garan­tissent que la non-vio­lence ne sera pas uti­li­sée par impuis­sance, par inca­pa­ci­té de mener des actions vio­lentes effi­caces, si elle est choi­sie comme moyen prio­ri­taire et propre à mobi­li­ser les forces morales latentes, ou s’il est pré­ma­tu­ré de l’utiliser.

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La force morale des masses est libé­rée non seule­ment par l’emprise des chefs, l’exemple du sacri­fice et du cou­rage d’amis, mais encore par l’expérience propre de la non-vio­lence dans l’action. C’est lors d’actions concrètes que se révèlent l’esprit et la struc­ture tant du régime poli­tique que de l’opposition, c’est lorsqu’ils sont contes­tés de façon non vio­lente que les gou­ver­ne­ments mettent au grand jour leurs contra­dic­tions en répon­dant par la vio­lence, par des mesures bru­tales, poli­cières et mili­taires ; et ce sont ces affron­te­ments qui font prendre conscience aux mani­fes­tants de leur bon droit et de la force de la non-vio­lence. Cela ne signi­fie pas que le sang ne sera pas ver­sé : rap­pe­lons-nous les douze mille mani­fes­tants contre la ségré­ga­tion raciale d’Afrique du Sud ; à Sharp­ville en 1960, sur qui la police tira ; rap­pe­lons-nous les foules d’Amritsar (Inde) en 1919, pro­tes­tant contre l’arrestation de Gand­hi, qui sacri­fièrent quatre cents d’entre eux à la rigueur de l’armée colo­nia­liste ; mais rap­pe­lons-nous aus­si les Noirs amé­ri­cains, à Bir­min­gham en 1963, sur qui la police lâcha les chiens, non le feu des fusils.

Ces exemples ne peuvent pas se répé­ter dans notre situa­tion propre. Ils ont quatre points en commun :

  • Leur base d’action est consti­tuée par des mil­lions d’hommes ;
  • Les cir­cons­tances dans les­quelles l’action est menée sont consi­dé­rées comme injustes par la plu­part des pays du monde ;
  • Les injus­tices sont recon­nues dans le pays par la plu­part des gens ;
  • Cette prise de conscience les a pré­pa­rés à l’action.

Il est bien évident que ni en Alle­magne ni en France de telles condi­tions ne sont rem­plies, et qu’il nous faut trou­ver une nou­velle stra­té­gie. Actuel­le­ment, les motifs d’actions non vio­lentes ne sont pas tou­jours la ser­vi­tude et la dic­ta­ture, ils peuvent être aus­si la misère sociale, les vices dans l’organisation de la socié­té, et rendent ain­si néces­saire une nou­velle forme d’action.

Les orga­ni­sa­tions paci­fistes prin­ci­pales usent de moyens tra­di­tion­nels ; Botho Priebe ana­lyse celles qui existent en Alle­magne pour en tirer les lignes géné­rales qui suivent.

Le pre­mier point com­mun qu’on peut leur trou­ver est leur idéo­lo­gie fon­da­men­tale, recherche de buts éle­vés : paix mon­diale, zone désa­to­mi­sée en Europe cen­trale, détente inter­na­tio­nale, désar­me­ment géné­ral (cf. en France oppo­si­tion à la force de frappe, etc.). Les moyens par les­quels ces exi­gences se tra­duisent sont, à quelques excep­tions près, conven­tion­nels et désuets, ne cor­res­pondent pas aux rap­ports de forces. Il leur manque une qua­li­té déci­sive : la prise de conscience par la popu­la­tion des injus­tices que révèle une mani­fes­ta­tion. Les tracts ? si on les lit on ne les com­prend pas, ou on les jette tout de suite. Les confé­rences ? elles sont deve­nues des réunions internes d’organisation. Les péti­tions ? ce sont éter­nel­le­ment les mêmes cercles qui les signent et les sou­tiennent. Ce n’est que dans une crise qu’un tract peut bou­ter le feu à des mil­liers de gens, qu’une démons­tra­tion peut en faire asseoir des cen­taines de mille. Mais, dans la situa­tion actuelle, les orga­ni­sa­teurs négligent de prendre en consi­dé­ra­tion le rap­port du nombre des mani­fes­tants aux dimen­sions du but pour­sui­vi. À quoi rime un « sit-down » de deux cents per­sonnes dans une rue calme pour récla­mer le désar­me­ment général ?

Seule l’action directe non vio­lente peut dépas­ser cette dis­pro­por­tion, sup­pri­mer cette dis­tor­sion. Directe : cela signi­fie qu’on four­nit un effort immé­diat pour trans­for­mer les rap­ports de force exis­tants. Si la méthode est fixée d’avance, déter­mi­née par les condi­tions du milieu, le but en revanche peut être choi­si et déli­mi­té selon les pos­si­bi­li­tés d’action. La stra­té­gie de l’action directe exige donc que l’on oriente le but par rap­port aux don­nées exis­tantes, au lieu de le choi­sir sans s’inquiéter de la façon dont il sera atteint. Nous sommes fon­ciè­re­ment défen­seurs de la paix, d’un nou­vel ordre social, nous sommes pro­fon­dé­ment révo­lu­tion­naires, mais nous limi­tons notre action à ce que nous pen­sons réa­li­sable, aux domaines où nos forces seront effi­caces. Cela implique aus­si que les actions que nous menons, si res­treintes soient-elles, s’englobent dans un cadre géné­ral de pen­sée, une idéo­lo­gie géné­rale qui nous guide.

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Il y a deux condi­tions à la réus­site d’une action directe non vio­lente : un nombre suf­fi­sant de par­ti­ci­pants, et leur conscience d’être concer­nés. Dans le domaine social, par exemple, on fait bien des confé­rences et des dis­cus­sions, mais on ne résout rien. Botho Priebe cherche au contraire à faire des pro­po­si­tions concrètes et élit deux formes d’action directe non vio­lente (dont la seconde a été pri­vi­lé­giée par André Ber­nard dans l’article cité):

L’action sociale volontaire

Trois exemples de tra­vail pos­sible : dans des réa­li­sa­tions qui ont une grande impor­tance pour la com­mu­nau­té, mais dont l’État ne s’occupe pas (Fac­to­ry of Peace de Glas­gow, cli­nique de soins bio­lo­giques en Forêt-Noire, où tra­vaillent quelques objec­teurs de conscience); dans des cas de misère sociale, où l’aide de l’État, si tou­te­fois elle existe, a fon­du à tra­vers les appa­reils bureau­cra­tiques (slums, tau­dis); dans des hôpi­taux ou des mai­sons pour enfants ou vieillards incu­rables, négli­gés aus­si par l’État. Dans ces trois exemples (qui ne sont pas limi­ta­tifs), une action directe non vio­lente peut appor­ter un maté­riau nou­veau à la réa­li­sa­tion des idéo­lo­gies, à la construc­tion du nou­vel ordre social que sou­haitent ses tenants.

L’action directe dénon­cia­trice de ten­sions, d’injustices

Ici c’est la démons­tra­tion qui compte, l’écho qu’elle reçoit, la prise de conscience qu’elle pro­voque. On peut don­ner comme exemples extrêmes les bonzes sud-viet­na­miens ou les paci­fistes amé­ri­cains qui meurent dans les flammes pour qu’on les voie du plus loin pos­sible. D’autres formes d’action seraient par exemple le sit-down des mar­cheurs de Pâques alle­mands sur l’aérodrome de Düs­sel­dorf quand on empê­chait leurs cama­rades anglais de mar­cher avec eux, ou l’objection de situa­tion de cer­tains sol­dats suisses qui refusent leurs cours de répé­ti­tion annuels jusqu’à ce que les objec­teurs de conscience aient un sta­tut, sans que les pre­miers soient autre­ment non vio­lents ; ou cer­taines mani­fes­ta­tions silen­cieuses, qui sont cepen­dant à la limite de l’action indi­recte.

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L’étude s’arrête ici. Pour sérieuse et enri­chis­sante qu’elle soit, n’a‑t-elle pas quelque peu esca­mo­té les pro­blèmes qui se posent à ceux qui mènent des actions directes non violentes ?

À l’intérieur même de cet article, je m’arrêterai d’abord au rôle du chef. On ne peut pas dou­ter de l’influence morale d’hommes cou­ra­geux et dyna­miques qui entraînent les autres à l’action ; mais tout n’est pas là. Jusqu’où font-ils auto­ri­té, jusqu’où doivent-ils être écou­tés et sui­vis ? la seule réponse serait qu’une non-vio­lence authen­tique est anti­au­to­ri­taire, que l’influence est celle de la véri­té même, qu’il ne peut par consé­quent y avoir usurpation.

La seconde ques­tion se sou­lève à l’exposé des exemples d’actions. Botho Priebe pré­sente des choix certes réa­listes, mais qui courent le risque de n’être qu’à court terme. En effet, si nous vou­lons amé­lio­rer la condi­tion sociale de nos voi­sins, et la nôtre, nous savons aus­si que cette amé­lio­ra­tion est pré­caire tant que la socié­té ne s’est pas trans­for­mée tout entière, tant qu’il sub­siste dans ses struc­tures les germes d’une pour­ri­ture et d’une des­truc­tion cer­taines. Faire vivre un enfant idiot, don­ner une nour­ri­ture conve­nable à une famille nom­breuse, relo­ger des chô­meurs, ce n’est un bien que si on consi­dère la vie – la sur­vi­vance – humaine comme une valeur abso­lue, supé­rieure au bien-être du groupe. « À nous de choi­sir, dit Simone de Beau­voir, s’il faut tuer un homme pour en sau­ver dix, ou en lais­ser mou­rir dix pour en sau­ver un. » À ce stade-là, la vio­lence est par­tout, c’est entre divers maux – mais aus­si divers espoirs – que se fait le choix.

Cette réflexion por­tait sur le pre­mier type d’action pro­po­sé ; le second pose le pro­blème des limites de la non-violence.

Pour dénon­cer une injus­tice, un crime, un men­songe, plu­sieurs moyens sont offerts ; mais comme leur but est non pas d’apporter la véri­té mais de mon­trer le mal, les­quels sont les plus logiques : ceux qui prennent le par­ti de la vic­time, souf­frant avec elle, ou ceux qui aggravent l’injustice jusqu’à la rendre insup­por­table et, par-là, patente ? Que faut-il choi­sir (s’il faut choi­sir d’ailleurs): le sui­cide par le feu, le jeûne, la pri­son ; ou la grève et le sabo­tage, sans que vio­lence soit faite aux hommes ?

Je crois que nous ne pou­vons qu’approuver la pen­sée de Botho Priebe ; toutes les cri­tiques à son égard sont plu­tôt des réflexions sou­le­vées à la lec­ture, et son seul tort est peut-être d’avoir trop affir­mé sans mettre en doute. Je crois aus­si que les trois pro­blèmes que j’ai sou­le­vés – le rôle du chef, la por­tée du « tra­vail social », les limites de la non-vio­lence – devront être repris et appro­fon­dis en com­mun, mais que les solu­tions se donnent à mesure de l’action, à mesure des exi­gences de la situation.

Marie Mar­tin


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