La Presse Anarchiste

Albert Luthuli

Extraits de « liber­té pour mon peuple » édi­tions Buchet-Chas­tel, 13,85 frs.

Programme d’action

« En 1949, alors que Moro­ka venait d’être élu à la pré­si­dence géné­rale du Congrès, les membres du mou­ve­ment se ren­con­trèrent pour éla­bo­rer un pro­gramme d’action. Ce pro­gramme d’action est la pierre angu­laire de toute l’histoire du Congrès. Il repré­sente un chan­ge­ment fon­da­men­tal de poli­tique et de méthode. Sous-jacent était notre refus de nous satis­faire pour l’éternité des reliefs tom­bés de la table des Blancs, et ceci de façon intran­si­geante et définitive.

« Le défi lan­cé por­tait sur l’essentiel. Des amé­lio­ra­tions ou d’insignifiants réajus­te­ments ne nous conten­taient plus. Aucun doute ne demeu­rait dans notre esprit que faute du droit de vote, nous étions réduits à l’impuissance. Sans le droit de vote, en effet, il n’y a pas pour nous de moyen d’accomplir notre des­tin sur notre terre natale, ni même de pos­si­bi­li­té d’être enten­dus. Sans le droit de vote, notre ave­nir serait, comme a été notre pas­sé, ce que décré­te­rait une mino­ri­té de Blancs. » […]

« Le pro­gramme d’action adop­té en 1949 s’appuya sur des méthodes nou­velles. Nous en avions fini avec les repré­sen­ta­tions. Des démons­tra­tions à l’échelle du pays tout entier, grèves et déso­béis­sance civique, allaient rem­pla­cer les mots. Influen­cés par l’action com­bi­née de la com­mu­nau­té indienne après le vote du Ghet­tho Act, nous réso­lûmes, d’un com­mun accord, de nous concen­trer prin­ci­pa­le­ment sur la déso­béis­sance en n’usant que de la non-vio­lence. Cette déso­béis­sance n’était pas diri­gée contre la loi en elle-même, mais contre toutes ces lois par­ti­cu­lières de dis­cri­mi­na­tion, de la loi de l’Union aux autres, et qui n’étaient pas ins­pi­rées par la morale.

« Le 26 juin 1950 eut lieu une démons­tra­tion majeure, dont le but immé­diat était de pro­tes­ter contre le Group Areas Bill et contre la sup­pres­sion du Com­mu­nism Bill, et qui prit la forme en manière de pro­tes­ta­tion, d’un jour pas­sé sans sor­tir de chez soi. À Johan­nes­burg, à Port Eli­za­beth et à Dur­ban, le suc­cès en fut écla­tant. Dans l’esprit des orga­ni­sa­teurs – Afri­cains, Indiens et gens de cou­leur y par­ti­ci­pèrent – ceux qui res­taient chez eux sans sor­tir pen­dant vingt-quatre heures pour­raient à cette occa­sion prendre le deuil de ceux qui, des Afri­cains prin­ci­pa­le­ment, avaient ver­sé leur sang en com­bat­tant pour la libé­ra­tion. Pen­dant bien des années, les mani­fes­tants avaient régu­liè­re­ment don­né leur vie, exé­cu­tés par la police. Ce fut rare­ment assez sen­sa­tion­nel pour atti­rer l’attention, c’est tout sim­ple­ment un trait de l’existence afri­caine. Il était grand temps que nous pleu­rions nos morts – ils se mon­taient à des milliers.

« En mai 1951, eut lieu une grève effi­cace de pro­tes­ta­tion des gens de cou­leur, sou­te­nus par les Afri­cains et les Indiens, à Port Eli­za­beth et au sud-ouest du Cap. Elle était diri­gée contre l’intention mani­fes­tée par les natio­na­listes de rayer les gens de cou­leur des listes électorales.

« Ce furent les pre­miers pas, le pre­mier résul­tat de notre pro­gramme d’action.

« En juillet 1951, l’Exécutif natio­nal du Congrès se réunit, et un conseil d’organisation fut nom­mé pour régler la coopé­ra­tion entre les dif­fé­rents groupes de non-Blancs, ce qui était un véri­table saut en avant.

« La signi­fi­ca­tion de ce conseil d’organisation ne doit pas échap­per. Le fait même qu’il pût être for­mé et fonc­tion­ner était un signe évident qu’à l’exception des repré­sen­tants de la race blanche toute l’Afrique du Sud com­men­çait à pen­ser et à agir à tra­vers la bar­rière que les dif­fé­rences de races avaient dres­sée. Le désir de secouer l’apartheid pou­vait main­te­nant enfin se tra­duire par des mani­fes­ta­tions exté­rieures. L’action com­bi­née de la Cam­pagne de défi nous rap­pro­cha d’un pas d’une Afrique du Sud où la ques­tion de race ne serait plus que d’une impor­tance secondaire. » […]

« À la fin de l’année 1951, une confé­rence natio­nale de l’ANC devait sié­ger à Bloem­fon­tein. Alors que j’étais prêt à par­tir, l’état-major du Natal m’envoya les docu­ments se rap­por­tant à cette confé­rence. À mon grand éton­ne­ment, j’y trou­vai des sug­ges­tions et des réso­lu­tions au sujet d’une cam­pagne de défi civique. L’Exécutif natio­nal ain­si que quelques pro­vinces avaient déjà envi­sa­gé ces mesures, mais c’était la pre­mière fois que le Natal y fai­sait allusion !

« Il était trop tard pour son­ger à convo­quer mon propre Exé­cu­tif, aus­si fût-ce en voi­ture, en nous ren­dant à Bloem­fon­tein, que nous pûmes en dis­cu­ter à loi­sir. Nous déci­dâmes de don­ner notre adhé­sion de prin­cipe à la Cam­pagne de défi. Nous aurions à inter­ve­nir pour deman­der l’ajournement de la date pro­po­sée, fixée au 6 avril 1952, car c’était un sujet qui n’était pas tel­le­ment fami­lier au Natal à qui nous ne pou­vions confier une action aus­si capi­tale, alors que nous étions encore dans l’ignorance de l’ensemble du pro­blème. Et nous ne pou­vions pas davan­tage faire que le Natal soit prêt à temps. » […]

« En dehors de la salle de la confé­rence, quelques membres venus de diverses régions me confièrent qu’ils redou­taient que cette cam­pagne ne souffre d’une pré­pa­ra­tion trop hâtive. C’était un cercle vicieux : d’une part, nous avions sans cesse besoin d’agir, et d’agir sur-le-champ ; d’autre part, une action insuf­fi­sam­ment éla­bo­rée pou­vait se révé­ler pire que pas d’action du tout. Le mou­ve­ment congres­siste ne pou­vait comp­ter sur une éven­tuelle démons­tra­tion spon­ta­née ; trop sou­vent, ce genre de mani­fes­ta­tion, qui éclate quand la patience vous échappe, engendre la vio­lence. Les gens devaient être ren­sei­gnés clai­re­ment et avec soin : de plus, il conve­nait de leur don­ner l’occasion de prou­ver leur bonne volon­té et de témoi­gner de leur empres­se­ment à par­ti­ci­per à un mouvement.

« Le Congrès aurait été un orga­nisme qui eût pla­cé sa confiance dans le car­nage et dans la vio­lence, les choses auraient été plus simples. Ce que nous visions, en Afrique du Sud, c’était de rame­ner les Blancs à la rai­son, non de les mas­sa­crer. Notre désir était une coopé­ra­tion mutuelle. Nous sou­tînmes d’abord qu’un chan­ge­ment sur­ve­nu dans leur cœur aurait per­mis cette entente. Puis, à l’aide du pro­gramme d’action, nous avons essayé dans les années qui sui­virent de démon­trer les réa­li­tés selon une voie moins aca­dé­mique ; nous nous sommes effor­cés de faire appa­raître ces réa­li­tés sous leur vrai jour, dans l’espoir que les Blancs res­sen­ti­raient le besoin impé­ra­tif de s’y confor­mer. Et un petit nombre d’entre eux l’ont effec­ti­ve­ment res­sen­ti, cer­tains congrès de démo­crates, de libé­raux et peut-être de pro­gres­sistes. Quelques-uns le savaient depuis le début, et avaient agi dans ce sens. Mais la grande majo­ri­té, comme le Pha­raon, avait lais­sé leur cœur s’endurcir.

« Natu­rel­le­ment, il nous vint à l’esprit de nous deman­der si autre chose que la vio­lence et le car­nage aveugle feraient quelque impres­sion. Si inac­ces­sibles qu’ils le semblent. À nous, cela ne nous ferait aucun bien, et si de tels inci­dents sur­ve­naient, ils n’émaneraient pas du Congrès, mais seraient le résul­tat d’une pro­vo­ca­tion into­lé­rable, exer­çant depuis trop long­temps une patience qui a ses limites. Si les Blancs conti­nuent comme à pré­sent, per­sonne ne don­ne­ra le signal de la vio­lence. Per­sonne n’en aura besoin. » […]

Nous lançons notre défi

« Les pré­pa­ra­tifs pour la Cam­pagne de défi se pour­sui­vaient. Le 26 juin fut choi­si pour lan­cer une action de déso­béis­sance ouverte, car la date du 6 avril ne fut pas retenue. » […]

« À Cape­town, à Port Eli­za­beth, à East Lon­don, à Pre­to­ria et à Dur­ban, des dizaines de mil­liers de per­sonnes assis­tèrent aux réunions, et mani­fes­tèrent leur appui à la cam­pagne qui allait s’ouvrir. » […]

« L’objectif de la cam­pagne était jus­te­ment de lut­ter contre ces lois injustes et tyran­niques. Notre inten­tion était de déso­béir à ces lois, de sup­por­ter arres­ta­tions, voies de fait et sanc­tions pénales s’il le fal­lait sans recou­rir à la vio­lence. La méthode adop­tée consis­tait à se répandre par groupes de « volon­taires », soi­gneu­se­ment entraî­nés à déso­béir publiquement. » […]

« EUROPÉENS SEULEMENT. Gares, salles d’attente, bureaux de poste, bancs publics, trains omni­bus, tous portent cette ins­crip­tion. Nos volon­taires devaient ces­ser de faire usage des faci­li­tés « dis­tinctes mais injustes » qui nous étaient réser­vées pour jouir, par manière de défi, des pri­vi­lèges des­ti­nés aux Blancs. Notre déter­mi­na­tion fut encore accrue par cette déri­sion repré­sen­tée par les règle­ments de couvre-feu et des laissez-passer.

« Le Natal et Cape­town ajour­nèrent leur action jusqu’à ce qu’ils fussent prêts, mais le reste du pays entra en action le 26 juin, ain­si qu’il avait été pré­vu. Chaque fois que ce fut pos­sible, nous aver­tîmes en détail les auto­ri­tés inté­res­sées des des­seins de chaque four­née de volon­taires et, dans cer­tains cas, des listes entières por­tant les noms des volon­taires enga­gés leur furent cour­toi­se­ment remises. En juillet, les deux Congrès du Natal se joi­gnirent à nous. Au cours des trois mois sui­vants, la Cam­pagne de défi acquit une force vive. Octobre, avec nos deux mille trois cent cin­quante-quatre résis­tants, fut le mois qui mar­qua l’apogée de cette période de la cam­pagne. Il est hors de doute qu’un suc­cès consi­dé­rable était en che­min et, à mesure qu’il pro­gres­sait, le mou­ve­ment acqué­rait de plus nom­breux sou­tiens. Cette cam­pagne de défi appa­raî­tra comme la pre­mière brèche d’importance pra­ti­quée dans les défenses de la supré­ma­tie occidentale. » […]

« Leur dis­ci­pline était irré­pro­chable. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils furent jamais domp­tés, car on pou­vait clai­re­ment dis­cer­ner en eux le nou­vel esprit mili­tant, mais ils étaient frei­nés, se condui­saient bien et nul déta­che­ment de volon­taires ne s’émancipa jamais. À aucun moment ne furent sug­gé­rés le désordre ou la vio­lence. Le Eas­tern Cape (Port Eli­za­beth et East Lon­don) s’organisa brillam­ment, et le Reef main­tint sa pres­sion. Le Natal se lais­sa dis­tan­cer en ce qui concer­nait l’exécution. Les mee­tings en masse rem­por­taient un cer­tain suc­cès, mais le nombre des enrô­le­ments ne fut pas aus­si éle­vé que l’enthousiasme des mani­fes­tants nous l’avait lais­sé pré­voir. Ce fut une salu­taire leçon.

« À Dur­ban, nous prîmes pour prin­cipe de n’envoyer nos groupes de volon­taires, indiens et afri­cains, qu’après leur avoir don­né des ins­truc­tions sur ce qu’ils avaient à faire et com­ment se com­por­ter. Inva­ria­ble­ment, nous infor­mâmes la police avant le départ de chaque four­née. La police locale de la cir­cu­la­tion fut cer­tai­ne­ment mise à l’épreuve, et ils en vinrent à comp­ter sur notre aide. Une fois, ils furent pris de court, et nous eûmes à régler nous-mêmes la cir­cu­la­tion. Cepen­dant, pas une occa­sion ne se pro­dui­sit sans que la dis­ci­pline fût impres­sion­nante. Notre plus grand pro­blème, ce n’était pas les volon­taires, mais bien la foule des spectateurs.

« Bien­tôt, la Dur­ban Cor­po­ra­tion intro­dui­sit et fit voter une loi addi­tion­nelle leur don­nant des pou­voirs sup­plé­men­taires pour contrô­ler les mee­tings et les défi­lés. Aus­si­tôt que nous en eûmes vent, nous leur lan­çâmes un défi, et nous écri­vîmes à la muni­ci­pa­li­té pour annon­cer que notre pro­chain mee­ting serait tenu dans Red Square. Comme de juste, la branche spé­ciale arrê­ta Nai­cker, moi-même et plu­sieurs autres, mais leur dif­fi­cul­té consis­ta à dis­per­ser l’énorme foule qui s’était ras­sem­blée à cet endroit. Bien que sous man­dat d’arrêt, nous fîmes le tra­vail à leur place, après quoi nous nous ren­dîmes au bureau cen­tral où nous eûmes la sur­prise de nous trou­ver au milieu d’une nuée de poli­ciers armés jusqu’aux dents. (Nous fûmes accu­sés. Nous com­pa­rûmes devant le tri­bu­nal. Le cas fut ajour­né. À ce que je crois savoir, c’est ain­si que cela se passe.)» […]

« Je me suis enga­gé à ser­vir la poli­tique de l’ANC. La direc­tion que nous avons choi­sie est la seule voie qui nous soit ouverte pour mon­trer notre oppo­si­tion à des lois qui ne reposent pas sur des bases morales. Je n’ai pas deman­dé au peuple de deve­nir cri­mi­nel ou d’agir de façon cri­mi­nelle. Notre motif est un motif poli­tique. C’est l’unique moyen que nous ayons à notre dis­po­si­tion pour mettre en lumière notre condi­tion, et appuyer notre refus d’être gou­ver­nés selon des lois cri­mi­nelles. Notre espoir est que le peuple blanc pren­dra nos doléances en consi­dé­ra­tion, nous pren­dra nous-mêmes au sérieux, et se ren­dra compte que tout cela, pour nous, est en effet très sérieux. La Cam­pagne de défi est une démons­tra­tion « poli­tique » contre des lois de discrimination. »

Quand la chaîne casse

« Un autre genre de pro­vo­ca­tion encore mar­qua les émeutes de 1952. L’ordre, la méthode, le suc­cès de notre Cam­pagne de défi, son ren­for­ce­ment n’étaient pas du goût du gou­ver­ne­ment. Si les par­ti­sans de la supré­ma­tie des Blancs réagis­saient d’une manière civi­li­sée au défi que nous leur lan­cions, leur des­sein était que les arres­ta­tions conti­nuent indé­fi­ni­ment. En dehors des mil­liers d’arrestations, il y en eut davan­tage, bien davan­tage. Ce défi qui s’accompagnait de non-vio­lence était plus qu’ils ne pou­vaient sup­por­ter, car cela les pri­vait de prendre eux-mêmes l’initiative. D’un autre côté, si les Afri­cains com­met­taient des vio­lences, cela leur per­met­trait de sor­tir leurs fusils, d’user des autres tech­niques d’intimidation et de se pré­sen­ter comme des res­tau­ra­teurs de l’ordre public.

« Ce fut exac­te­ment ce qui arri­va, et au moment le plus favo­rable pour le gou­ver­ne­ment. L’infiltration d’« agents pro­vo­ca­teurs » aus­si bien à Port Eli­za­beth qu’à Kim­ber­ley a été éta­blie, ce qui est net­te­ment appa­ru aux yeux des volon­taires et des membres du Congrès. Ces agents pro­vo­ca­teurs accom­plirent leur besogne par­mi des jeunes gens irres­pon­sables – plus de la moi­tié de ceux qui furent char­gés plus tard à Port Eli­za­beth étaient des mineurs.

« C’était tout ce qu’il fal­lait au gou­ver­ne­ment. Émeute et Cam­pagne de défi furent immé­dia­te­ment iden­ti­fiées l’une avec l’autre dans l’imagination des Sud-Afri­cains blancs. L’initiative reve­nait au gouvernement. » […]

« Cha­cun sait que le gou­ver­ne­ment usa de son ini­tia­tive recou­vrée de la façon la plus dure et la plus totale. D’abord par pro­cla­ma­tion, puis dès que le Par­le­ment se fut ras­sem­blé, au moyen de la loi d’amendement à la loi cri­mi­nelle et de l’acte de sécu­ri­té publique, par les­quels ils prirent de rigou­reuses sanc­tions contre tous ceux qui avaient pris part à quelque acte de défi ou à la résis­tance pas­sive. Les acti­vi­tés des émeu­tiers four­nirent un bon pré­texte pour écra­ser les mani­fes­tants non vio­lents, et il fut décla­ré illé­gal de défier quelque loi que ce soit par manière de protestation.

« La cam­pagne conti­nua encore un cer­tain temps. L’organisation qui était der­rière elle ne fut pas ébran­lée. À Port Eli­za­beth, le 10 novembre, un jour pas­sé sans sor­tir de chez soi fut décré­té en pro­tes­ta­tion du couvre-feu nou­vel­le­ment impo­sé, et rem­por­ta un suc­cès inha­bi­tuel ; en effet, quatre-vingt-seize pour cent de la popu­la­tion l’observa.

« Néan­moins, la fin était en vue. La dure­té de l’action gou­ver­ne­men­tale avait effrayé quelques-uns. Ce qui était plus impor­tant, c’est que notre peuple savait per­ti­nem­ment que les Blancs essayaient d’attribuer les émeutes à notre cam­pagne. Voi­là com­ment nous, Afri­cains, nous sommes dis­po­sés à user de vio­lence : plu­tôt que d’être iden­ti­fiés – même faus­se­ment – aux troubles qui avaient écla­té, bon nombre d’entre nous pré­fé­rèrent aban­don­ner toute action. » […]

« Bien­tôt, nous mîmes offi­ciel­le­ment un terme à la cam­pagne, plu­tôt un peu trop tard. Son échine avait été bel et bien rom­pue avant cela, grâce à l’habileté avec laquelle les troubles avaient été pris en main et uti­li­sés par les autorités.

« C’est ain­si que se ter­mi­na une année qui chan­gea le carac­tère poli­tique de l’Afrique du Sud. Les Blancs enre­gis­trèrent plu­sieurs pro­grès vers la pra­tique de l’autorité. Par­mi les Afri­cains et les Indiens et, quoique en nombre plus res­treint, par­mi les gens de cou­leur, l’esprit d’opposition res­tait vivant ; on ne consen­tait plus à être gou­ver­né uni­que­ment par les Blancs et pour les Blancs. Les buts étaient deve­nus clairs. » […]

Après le défi

« Au cours de la Cam­pagne de défi, nous apprîmes aus­si que les accla­ma­tions qui saluent la résis­tance lors de mee­tings en masse ne conduisent pas néces­sai­re­ment à la mettre en pra­tique. Il est plus facile de mêler sa voix à celle de cinq mille spec­ta­teurs que d’aller au-devant de la déten­tion en com­pa­gnie de vingt autres. Notre mou­ve­ment fut bien appuyé, il réus­sit, aus­si les pusil­la­nimes n’y mirent-ils pas obs­tacle. Il conve­nait pour­tant de ne pas négli­ger un cer­tain manque de cou­rage, et recon­naître que quelques-uns de nos com­pa­triotes pou­vaient être effrayés par la sévé­ri­té des mesures prises, et céder à l’intimidation. »

Quelle est la route qui conduit à la liberté

« Il n’est pas pos­sible de pré­voir quand vien­dra la fin. Si nous n’avons à comp­ter que sur l’effort que nous sommes capables de four­nir chez nous, la fin vien­dra, mais elle risque de se faire attendre. La supré­ma­tie blanche s’équipe pour lut­ter jusqu’au bout. Plus long­temps elle per­sis­te­ra, plus elle aura recours aux sévices et à la vio­lence. Je ne me fais pas d’illusions en ima­gi­nant que les camps de concen­tra­tion, le ter­ro­risme et le meurtre légal par les forces de l’armée et de la police ces­se­ront brusquement.

« Mais au moins l’Afrique du Sud blanche s’est aper­çue, avec sur­prise et embar­ras, qu’elle n’a pas en main toutes les clefs de son propre ave­nir. Elle a essayé d’être iso­la­tion­niste, mais elle s’est trou­vée sur un conti­nent qui s’éveillait rapi­de­ment, et dans un monde qui la sur­veillait de près. Ce qui sur­vient ailleurs nous affecte ici. L’indignation des autres nations peut avoir une por­tée pra­tique sur le cours des évé­ne­ments d’Afrique du Sud. C’est pour­quoi nous, Afri­cains, avons obser­vé la mon­tée de cette indi­gna­tion avec un espoir croissant. » […]

« Je ne pré­ten­drai pas que l’ostracisme éco­no­mique de l’Afrique du Sud soit dési­rable à tous points de vue, mais j’ai ten­dance à croire qu’il repré­sente notre seule chance d’une tran­si­tion rela­ti­ve­ment « paci­fique » entre l’inacceptable mode de gou­ver­ne­ment actuel et un sys­tème de gou­ver­ne­ment qui nous recon­naisse à tous nos droits de vote légi­times. Il n’y a qu’à lais­ser les choses suivre leur cours, tan­dis que l’Afrique du Sud blanche gagne son pain sur les mar­chés inter­na­tio­naux grâce à la sueur qui coule des fronts afri­cains. Chez nous, nous ne serons plus maîtres de la situa­tion, et quand tous les chefs afri­cains auront été écar­tés, la vio­lence, l’émeute et la contre-émeute seront à l’ordre du jour. Cela ne peut dégé­né­rer qu’en désordre et finir par un désastre définitif.

« Le boy­cot­tage éco­no­mique de l’Afrique du Sud entraî­ne­ra sans aucun doute une période d’épreuves pour les Afri­cains. Nous le savons. Mais si cette méthode doit abré­ger le temps du mas­sacre, notre souf­france est un prix que nous sommes dis­po­sés à payer. Déjà nous souf­frons, nos enfants sont sou­vent sous-ali­men­tés, et à cer­tain degré (jusqu’ici) nous mou­rons si tel est le caprice d’un policeman.

« À l’extérieur, le monde libre n’a pas besoin d’intervenir phy­si­que­ment ni à veiller en vain. Si un nau­frage se pro­duit, il y a beau­coup à sau­ver. Et je ne peux pas pen­ser que si ce pays se trouve anni­hi­lé pour un temps comme le gou­ver­ne­ment natio­na­liste nous en menace, ce sera dans l’intérêt des démo­cra­ties. Le mode de gou­ver­ne­ment qui peut sur­gir à la fin d’une longue période de désordre civil allant en s’aggravant, ne peut être pré­dit, mais il n’est pas trop tard pour appor­ter une véri­table démo­cra­tie en Afrique du Sud. Je ne crois pas qu’elle vien­dra jamais « spon­ta­né­ment » des Blancs. Quand même, cela pour­rait se faire « pacifiquement ».

« La tra­gé­die, c’est que la grande majo­ri­té des Blancs sud-afri­cains sont réso­lus à ne per­mettre aucune évo­lu­tion paci­fique. Ils ont si long­temps refu­sé de s’adapter, ils ont si long­temps pro­cla­mé que c’est par eux que vien­dra tout équi­libre qu’ils semblent n’être plus capables main­te­nant que de mani­fes­ter leur intran­si­geance. C’est vrai­sem­bla­ble­ment cette atti­tude qui rend dif­fi­cile sinon impos­sible toute négo­cia­tion ou tout com­pro­mis. Chaque nou­veau défi amène un nou­vel endur­cis­se­ment de leur cœur. » […]

« Dans notre empres­se­ment à hâter dans notre pays l’évolution paci­fique de la poli­tique de non-vio­lence, nous obser­vons de près le monde exté­rieur en par­ti­cu­lier ceux qui sont mêlés aux fruits du tra­vail afri­cain grâce au com­merce qu’ils font avec notre pays.

« Notre mou­ve­ment de libé­ra­tion a reçu une vive impul­sion par suite de la réus­site d’autres pays tels que l’Inde et le Gha­na qui, après la Deuxième Guerre mon­diale, ont obte­nu leur indépendance.

« La façon dont l’Inde, à l’ONU, a pris la défense de la majo­ri­té oppri­mée sud-afri­caine et exhi­bé au grand jour le scan­dale de l’apartheid a infi­ni­ment rani­mé notre cou­rage et, en Afrique, le petit Gha­na étin­ce­la tout à coup. » […]

« Il ne fait pas de doute que l’Afrique du Sud blanche, prise d’un malaise qui va s’accroissant, ter­gi­verse et essaie de crâner.

« Mais c’est le boy­cot­tage mon­dial gran­dis­sant et le repli – le très sage repli – des capi­taux étran­gers fuyant l’Union, qui les secoua le plus. »

Albert Luthu­li


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