La Presse Anarchiste

Albert Luthuli

Extraits de « lib­erté pour mon peu­ple » édi­tions Buchet-Chas­tel, 13,85 frs.

Programme d’action

« En 1949, alors que Moro­ka venait d’être élu à la prési­dence générale du Con­grès, les mem­bres du mou­ve­ment se ren­con­trèrent pour éla­bor­er un pro­gramme d’action. Ce pro­gramme d’action est la pierre angu­laire de toute l’histoire du Con­grès. Il représente un change­ment fon­da­men­tal de poli­tique et de méth­ode. Sous-jacent était notre refus de nous sat­is­faire pour l’éternité des reliefs tombés de la table des Blancs, et ceci de façon intran­sigeante et définitive.

« Le défi lancé por­tait sur l’essentiel. Des amélio­ra­tions ou d’insignifiants réa­juste­ments ne nous con­tentaient plus. Aucun doute ne demeu­rait dans notre esprit que faute du droit de vote, nous étions réduits à l’impuissance. Sans le droit de vote, en effet, il n’y a pas pour nous de moyen d’accomplir notre des­tin sur notre terre natale, ni même de pos­si­bil­ité d’être enten­dus. Sans le droit de vote, notre avenir serait, comme a été notre passé, ce que décréterait une minorité de Blancs. » […]

« Le pro­gramme d’action adop­té en 1949 s’appuya sur des méth­odes nou­velles. Nous en avions fini avec les représen­ta­tions. Des démon­stra­tions à l’échelle du pays tout entier, grèves et désobéis­sance civique, allaient rem­plac­er les mots. Influ­encés par l’action com­binée de la com­mu­nauté indi­enne après le vote du Ghet­tho Act, nous résolûmes, d’un com­mun accord, de nous con­cen­tr­er prin­ci­pale­ment sur la désobéis­sance en n’usant que de la non-vio­lence. Cette désobéis­sance n’était pas dirigée con­tre la loi en elle-même, mais con­tre toutes ces lois par­ti­c­ulières de dis­crim­i­na­tion, de la loi de l’Union aux autres, et qui n’étaient pas inspirées par la morale.

« Le 26 juin 1950 eut lieu une démon­stra­tion majeure, dont le but immé­di­at était de pro­test­er con­tre le Group Areas Bill et con­tre la sup­pres­sion du Com­mu­nism Bill, et qui prit la forme en manière de protes­ta­tion, d’un jour passé sans sor­tir de chez soi. À Johan­nes­burg, à Port Eliz­a­beth et à Dur­ban, le suc­cès en fut écla­tant. Dans l’esprit des organ­isa­teurs – Africains, Indi­ens et gens de couleur y par­ticipèrent – ceux qui restaient chez eux sans sor­tir pen­dant vingt-qua­tre heures pour­raient à cette occa­sion pren­dre le deuil de ceux qui, des Africains prin­ci­pale­ment, avaient ver­sé leur sang en com­bat­tant pour la libéra­tion. Pen­dant bien des années, les man­i­fes­tants avaient régulière­ment don­né leur vie, exé­cutés par la police. Ce fut rarement assez sen­sa­tion­nel pour attir­er l’attention, c’est tout sim­ple­ment un trait de l’existence africaine. Il était grand temps que nous pleu­ri­ons nos morts – ils se mon­taient à des milliers.

« En mai 1951, eut lieu une grève effi­cace de protes­ta­tion des gens de couleur, soutenus par les Africains et les Indi­ens, à Port Eliz­a­beth et au sud-ouest du Cap. Elle était dirigée con­tre l’intention man­i­festée par les nation­al­istes de ray­er les gens de couleur des listes électorales.

« Ce furent les pre­miers pas, le pre­mier résul­tat de notre pro­gramme d’action.

« En juil­let 1951, l’Exécutif nation­al du Con­grès se réu­nit, et un con­seil d’organisation fut nom­mé pour régler la coopéra­tion entre les dif­férents groupes de non-Blancs, ce qui était un véri­ta­ble saut en avant.

« La sig­ni­fi­ca­tion de ce con­seil d’organisation ne doit pas échap­per. Le fait même qu’il pût être for­mé et fonc­tion­ner était un signe évi­dent qu’à l’exception des représen­tants de la race blanche toute l’Afrique du Sud com­mençait à penser et à agir à tra­vers la bar­rière que les dif­férences de races avaient dressée. Le désir de sec­ouer l’apartheid pou­vait main­tenant enfin se traduire par des man­i­fes­ta­tions extérieures. L’action com­binée de la Cam­pagne de défi nous rap­procha d’un pas d’une Afrique du Sud où la ques­tion de race ne serait plus que d’une impor­tance secondaire. » […]

« À la fin de l’année 1951, une con­férence nationale de l’ANC devait siéger à Bloem­fontein. Alors que j’étais prêt à par­tir, l’état-major du Natal m’envoya les doc­u­ments se rap­por­tant à cette con­férence. À mon grand éton­nement, j’y trou­vai des sug­ges­tions et des réso­lu­tions au sujet d’une cam­pagne de défi civique. L’Exécutif nation­al ain­si que quelques provinces avaient déjà envis­agé ces mesures, mais c’était la pre­mière fois que le Natal y fai­sait allusion !

« Il était trop tard pour songer à con­vo­quer mon pro­pre Exé­cu­tif, aus­si fût-ce en voiture, en nous ren­dant à Bloem­fontein, que nous pûmes en dis­cuter à loisir. Nous décidâmes de don­ner notre adhé­sion de principe à la Cam­pagne de défi. Nous auri­ons à inter­venir pour deman­der l’ajournement de la date pro­posée, fixée au 6 avril 1952, car c’était un sujet qui n’était pas telle­ment fam­i­li­er au Natal à qui nous ne pou­vions con­fi­er une action aus­si cap­i­tale, alors que nous étions encore dans l’ignorance de l’ensemble du prob­lème. Et nous ne pou­vions pas davan­tage faire que le Natal soit prêt à temps. » […]

« En dehors de la salle de la con­férence, quelques mem­bres venus de divers­es régions me con­fièrent qu’ils red­outaient que cette cam­pagne ne souf­fre d’une pré­pa­ra­tion trop hâtive. C’était un cer­cle vicieux : d’une part, nous avions sans cesse besoin d’agir, et d’agir sur-le-champ ; d’autre part, une action insuff­isam­ment élaborée pou­vait se révéler pire que pas d’action du tout. Le mou­ve­ment con­gres­siste ne pou­vait compter sur une éventuelle démon­stra­tion spon­tanée ; trop sou­vent, ce genre de man­i­fes­ta­tion, qui éclate quand la patience vous échappe, engen­dre la vio­lence. Les gens devaient être ren­seignés claire­ment et avec soin : de plus, il con­ve­nait de leur don­ner l’occasion de prou­ver leur bonne volon­té et de témoign­er de leur empresse­ment à par­ticiper à un mouvement.

« Le Con­grès aurait été un organ­isme qui eût placé sa con­fi­ance dans le car­nage et dans la vio­lence, les choses auraient été plus sim­ples. Ce que nous visions, en Afrique du Sud, c’était de ramen­er les Blancs à la rai­son, non de les mas­sacr­er. Notre désir était une coopéra­tion mutuelle. Nous soutîn­mes d’abord qu’un change­ment sur­venu dans leur cœur aurait per­mis cette entente. Puis, à l’aide du pro­gramme d’action, nous avons essayé dans les années qui suivirent de démon­tr­er les réal­ités selon une voie moins académique ; nous nous sommes effor­cés de faire appa­raître ces réal­ités sous leur vrai jour, dans l’espoir que les Blancs ressen­ti­raient le besoin impératif de s’y con­former. Et un petit nom­bre d’entre eux l’ont effec­tive­ment ressen­ti, cer­tains con­grès de démoc­rates, de libéraux et peut-être de pro­gres­sistes. Quelques-uns le savaient depuis le début, et avaient agi dans ce sens. Mais la grande majorité, comme le Pharaon, avait lais­sé leur cœur s’endurcir.

« Naturelle­ment, il nous vint à l’esprit de nous deman­der si autre chose que la vio­lence et le car­nage aveu­gle feraient quelque impres­sion. Si inac­ces­si­bles qu’ils le sem­blent. À nous, cela ne nous ferait aucun bien, et si de tels inci­dents sur­ve­naient, ils n’émaneraient pas du Con­grès, mais seraient le résul­tat d’une provo­ca­tion intolérable, exerçant depuis trop longtemps une patience qui a ses lim­ites. Si les Blancs con­tin­u­ent comme à présent, per­son­ne ne don­nera le sig­nal de la vio­lence. Per­son­ne n’en aura besoin. » […]

Nous lançons notre défi

« Les pré­parat­ifs pour la Cam­pagne de défi se pour­suiv­aient. Le 26 juin fut choisi pour lancer une action de désobéis­sance ouverte, car la date du 6 avril ne fut pas retenue. » […]

« À Capetown, à Port Eliz­a­beth, à East Lon­don, à Pre­to­ria et à Dur­ban, des dizaines de mil­liers de per­son­nes assistèrent aux réu­nions, et man­i­festèrent leur appui à la cam­pagne qui allait s’ouvrir. » […]

« L’objectif de la cam­pagne était juste­ment de lut­ter con­tre ces lois injustes et tyran­niques. Notre inten­tion était de désobéir à ces lois, de sup­port­er arresta­tions, voies de fait et sanc­tions pénales s’il le fal­lait sans recourir à la vio­lence. La méth­ode adop­tée con­sis­tait à se répan­dre par groupes de « volon­taires », soigneuse­ment entraînés à désobéir publiquement. » […]

« EUROPÉENS SEULEMENT. Gares, salles d’attente, bureaux de poste, bancs publics, trains omnibus, tous por­tent cette inscrip­tion. Nos volon­taires devaient cess­er de faire usage des facil­ités « dis­tinctes mais injustes » qui nous étaient réservées pour jouir, par manière de défi, des priv­ilèges des­tinés aux Blancs. Notre déter­mi­na­tion fut encore accrue par cette déri­sion représen­tée par les règle­ments de cou­vre-feu et des laissez-passer.

« Le Natal et Capetown ajournèrent leur action jusqu’à ce qu’ils fussent prêts, mais le reste du pays entra en action le 26 juin, ain­si qu’il avait été prévu. Chaque fois que ce fut pos­si­ble, nous avertîmes en détail les autorités intéressées des des­seins de chaque fournée de volon­taires et, dans cer­tains cas, des listes entières por­tant les noms des volon­taires engagés leur furent cour­toise­ment remis­es. En juil­let, les deux Con­grès du Natal se joignirent à nous. Au cours des trois mois suiv­ants, la Cam­pagne de défi acquit une force vive. Octo­bre, avec nos deux mille trois cent cinquante-qua­tre résis­tants, fut le mois qui mar­qua l’apogée de cette péri­ode de la cam­pagne. Il est hors de doute qu’un suc­cès con­sid­érable était en chemin et, à mesure qu’il pro­gres­sait, le mou­ve­ment acquérait de plus nom­breux sou­tiens. Cette cam­pagne de défi appa­raî­tra comme la pre­mière brèche d’importance pra­tiquée dans les défens­es de la supré­matie occidentale. » […]

« Leur dis­ci­pline était irréprochable. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils furent jamais domp­tés, car on pou­vait claire­ment dis­cern­er en eux le nou­v­el esprit mil­i­tant, mais ils étaient freinés, se con­dui­saient bien et nul détache­ment de volon­taires ne s’émancipa jamais. À aucun moment ne furent sug­gérés le désor­dre ou la vio­lence. Le East­ern Cape (Port Eliz­a­beth et East Lon­don) s’organisa bril­lam­ment, et le Reef maintint sa pres­sion. Le Natal se lais­sa dis­tancer en ce qui con­cer­nait l’exécution. Les meet­ings en masse rem­por­taient un cer­tain suc­cès, mais le nom­bre des enrôle­ments ne fut pas aus­si élevé que l’enthousiasme des man­i­fes­tants nous l’avait lais­sé prévoir. Ce fut une salu­taire leçon.

« À Dur­ban, nous prîmes pour principe de n’envoyer nos groupes de volon­taires, indi­ens et africains, qu’après leur avoir don­né des instruc­tions sur ce qu’ils avaient à faire et com­ment se com­porter. Invari­able­ment, nous infor­mâmes la police avant le départ de chaque fournée. La police locale de la cir­cu­la­tion fut cer­taine­ment mise à l’épreuve, et ils en vin­rent à compter sur notre aide. Une fois, ils furent pris de court, et nous eûmes à régler nous-mêmes la cir­cu­la­tion. Cepen­dant, pas une occa­sion ne se pro­duisit sans que la dis­ci­pline fût impres­sion­nante. Notre plus grand prob­lème, ce n’était pas les volon­taires, mais bien la foule des spectateurs.

« Bien­tôt, la Dur­ban Cor­po­ra­tion intro­duisit et fit vot­er une loi addi­tion­nelle leur don­nant des pou­voirs sup­plé­men­taires pour con­trôler les meet­ings et les défilés. Aus­sitôt que nous en eûmes vent, nous leur lançâmes un défi, et nous écrivîmes à la munic­i­pal­ité pour annon­cer que notre prochain meet­ing serait tenu dans Red Square. Comme de juste, la branche spé­ciale arrê­ta Naick­er, moi-même et plusieurs autres, mais leur dif­fi­culté con­sista à dis­pers­er l’énorme foule qui s’était rassem­blée à cet endroit. Bien que sous man­dat d’arrêt, nous fîmes le tra­vail à leur place, après quoi nous nous rendîmes au bureau cen­tral où nous eûmes la sur­prise de nous trou­ver au milieu d’une nuée de policiers armés jusqu’aux dents. (Nous fûmes accusés. Nous com­parûmes devant le tri­bunal. Le cas fut ajourné. À ce que je crois savoir, c’est ain­si que cela se passe.) » […]

« Je me suis engagé à servir la poli­tique de l’ANC. La direc­tion que nous avons choisie est la seule voie qui nous soit ouverte pour mon­tr­er notre oppo­si­tion à des lois qui ne reposent pas sur des bases morales. Je n’ai pas demandé au peu­ple de devenir crim­inel ou d’agir de façon crim­inelle. Notre motif est un motif poli­tique. C’est l’unique moyen que nous ayons à notre dis­po­si­tion pour met­tre en lumière notre con­di­tion, et appuy­er notre refus d’être gou­vernés selon des lois crim­inelles. Notre espoir est que le peu­ple blanc pren­dra nos doléances en con­sid­éra­tion, nous pren­dra nous-mêmes au sérieux, et se ren­dra compte que tout cela, pour nous, est en effet très sérieux. La Cam­pagne de défi est une démon­stra­tion « poli­tique » con­tre des lois de discrimination. »

Quand la chaîne casse

« Un autre genre de provo­ca­tion encore mar­qua les émeutes de 1952. L’ordre, la méth­ode, le suc­cès de notre Cam­pagne de défi, son ren­force­ment n’étaient pas du goût du gou­verne­ment. Si les par­ti­sans de la supré­matie des Blancs réagis­saient d’une manière civil­isée au défi que nous leur lan­cions, leur des­sein était que les arresta­tions con­tin­u­ent indéfin­i­ment. En dehors des mil­liers d’arrestations, il y en eut davan­tage, bien davan­tage. Ce défi qui s’accompagnait de non-vio­lence était plus qu’ils ne pou­vaient sup­port­er, car cela les pri­vait de pren­dre eux-mêmes l’initiative. D’un autre côté, si les Africains com­met­taient des vio­lences, cela leur per­me­t­trait de sor­tir leurs fusils, d’user des autres tech­niques d’intimidation et de se présen­ter comme des restau­ra­teurs de l’ordre public.

« Ce fut exacte­ment ce qui arri­va, et au moment le plus favor­able pour le gou­verne­ment. L’infiltration d’«  agents provo­ca­teurs » aus­si bien à Port Eliz­a­beth qu’à Kim­ber­ley a été établie, ce qui est net­te­ment apparu aux yeux des volon­taires et des mem­bres du Con­grès. Ces agents provo­ca­teurs accom­plirent leur besogne par­mi des jeunes gens irre­spon­s­ables – plus de la moitié de ceux qui furent chargés plus tard à Port Eliz­a­beth étaient des mineurs.

« C’était tout ce qu’il fal­lait au gou­verne­ment. Émeute et Cam­pagne de défi furent immé­di­ate­ment iden­ti­fiées l’une avec l’autre dans l’imagination des Sud-Africains blancs. L’initiative reve­nait au gouvernement. » […]

« Cha­cun sait que le gou­verne­ment usa de son ini­tia­tive recou­vrée de la façon la plus dure et la plus totale. D’abord par procla­ma­tion, puis dès que le Par­lement se fut rassem­blé, au moyen de la loi d’amendement à la loi crim­inelle et de l’acte de sécu­rité publique, par lesquels ils prirent de rigoureuses sanc­tions con­tre tous ceux qui avaient pris part à quelque acte de défi ou à la résis­tance pas­sive. Les activ­ités des émeu­tiers fournirent un bon pré­texte pour écras­er les man­i­fes­tants non vio­lents, et il fut déclaré illé­gal de défi­er quelque loi que ce soit par manière de protestation.

« La cam­pagne con­tin­ua encore un cer­tain temps. L’organisation qui était der­rière elle ne fut pas ébran­lée. À Port Eliz­a­beth, le 10 novem­bre, un jour passé sans sor­tir de chez soi fut décrété en protes­ta­tion du cou­vre-feu nou­velle­ment imposé, et rem­por­ta un suc­cès inhab­ituel ; en effet, qua­tre-vingt-seize pour cent de la pop­u­la­tion l’observa.

« Néan­moins, la fin était en vue. La dureté de l’action gou­verne­men­tale avait effrayé quelques-uns. Ce qui était plus impor­tant, c’est que notre peu­ple savait per­tinem­ment que les Blancs essayaient d’attribuer les émeutes à notre cam­pagne. Voilà com­ment nous, Africains, nous sommes dis­posés à user de vio­lence : plutôt que d’être iden­ti­fiés – même fausse­ment – aux trou­bles qui avaient éclaté, bon nom­bre d’entre nous préférèrent aban­don­ner toute action. » […]

« Bien­tôt, nous mîmes offi­cielle­ment un terme à la cam­pagne, plutôt un peu trop tard. Son échine avait été bel et bien rompue avant cela, grâce à l’habileté avec laque­lle les trou­bles avaient été pris en main et util­isés par les autorités.

« C’est ain­si que se ter­mi­na une année qui changea le car­ac­tère poli­tique de l’Afrique du Sud. Les Blancs enreg­istrèrent plusieurs pro­grès vers la pra­tique de l’autorité. Par­mi les Africains et les Indi­ens et, quoique en nom­bre plus restreint, par­mi les gens de couleur, l’esprit d’opposition restait vivant ; on ne con­sen­tait plus à être gou­verné unique­ment par les Blancs et pour les Blancs. Les buts étaient devenus clairs. » […]

Après le défi

« Au cours de la Cam­pagne de défi, nous apprîmes aus­si que les accla­ma­tions qui salu­ent la résis­tance lors de meet­ings en masse ne con­duisent pas néces­saire­ment à la met­tre en pra­tique. Il est plus facile de mêler sa voix à celle de cinq mille spec­ta­teurs que d’aller au-devant de la déten­tion en com­pag­nie de vingt autres. Notre mou­ve­ment fut bien appuyé, il réus­sit, aus­si les pusil­lanimes n’y mirent-ils pas obsta­cle. Il con­ve­nait pour­tant de ne pas nég­liger un cer­tain manque de courage, et recon­naître que quelques-uns de nos com­pa­tri­otes pou­vaient être effrayés par la sévérité des mesures pris­es, et céder à l’intimidation. »

Quelle est la route qui conduit à la liberté

« Il n’est pas pos­si­ble de prévoir quand vien­dra la fin. Si nous n’avons à compter que sur l’effort que nous sommes capa­bles de fournir chez nous, la fin vien­dra, mais elle risque de se faire atten­dre. La supré­matie blanche s’équipe pour lut­ter jusqu’au bout. Plus longtemps elle per­sis­tera, plus elle aura recours aux sévices et à la vio­lence. Je ne me fais pas d’illusions en imag­i­nant que les camps de con­cen­tra­tion, le ter­ror­isme et le meurtre légal par les forces de l’armée et de la police cesseront brusquement.

« Mais au moins l’Afrique du Sud blanche s’est aperçue, avec sur­prise et embar­ras, qu’elle n’a pas en main toutes les clefs de son pro­pre avenir. Elle a essayé d’être iso­la­tion­niste, mais elle s’est trou­vée sur un con­ti­nent qui s’éveillait rapi­de­ment, et dans un monde qui la sur­veil­lait de près. Ce qui survient ailleurs nous affecte ici. L’indignation des autres nations peut avoir une portée pra­tique sur le cours des événe­ments d’Afrique du Sud. C’est pourquoi nous, Africains, avons observé la mon­tée de cette indig­na­tion avec un espoir croissant. » […]

« Je ne pré­tendrai pas que l’ostracisme économique de l’Afrique du Sud soit désir­able à tous points de vue, mais j’ai ten­dance à croire qu’il représente notre seule chance d’une tran­si­tion rel­a­tive­ment « paci­fique » entre l’inacceptable mode de gou­verne­ment actuel et un sys­tème de gou­verne­ment qui nous recon­naisse à tous nos droits de vote légitimes. Il n’y a qu’à laiss­er les choses suiv­re leur cours, tan­dis que l’Afrique du Sud blanche gagne son pain sur les marchés inter­na­tionaux grâce à la sueur qui coule des fronts africains. Chez nous, nous ne serons plus maîtres de la sit­u­a­tion, et quand tous les chefs africains auront été écartés, la vio­lence, l’émeute et la con­tre-émeute seront à l’ordre du jour. Cela ne peut dégénér­er qu’en désor­dre et finir par un désas­tre définitif.

« Le boy­cottage économique de l’Afrique du Sud entraîn­era sans aucun doute une péri­ode d’épreuves pour les Africains. Nous le savons. Mais si cette méth­ode doit abréger le temps du mas­sacre, notre souf­france est un prix que nous sommes dis­posés à pay­er. Déjà nous souf­frons, nos enfants sont sou­vent sous-ali­men­tés, et à cer­tain degré (jusqu’ici) nous mourons si tel est le caprice d’un policeman.

« À l’extérieur, le monde libre n’a pas besoin d’intervenir physique­ment ni à veiller en vain. Si un naufrage se pro­duit, il y a beau­coup à sauver. Et je ne peux pas penser que si ce pays se trou­ve anni­hilé pour un temps comme le gou­verne­ment nation­al­iste nous en men­ace, ce sera dans l’intérêt des démoc­ra­ties. Le mode de gou­verne­ment qui peut sur­gir à la fin d’une longue péri­ode de désor­dre civ­il allant en s’aggravant, ne peut être prédit, mais il n’est pas trop tard pour apporter une véri­ta­ble démoc­ra­tie en Afrique du Sud. Je ne crois pas qu’elle vien­dra jamais « spon­tané­ment » des Blancs. Quand même, cela pour­rait se faire « pacifiquement ».

« La tragédie, c’est que la grande majorité des Blancs sud-africains sont réso­lus à ne per­me­t­tre aucune évo­lu­tion paci­fique. Ils ont si longtemps refusé de s’adapter, ils ont si longtemps proclamé que c’est par eux que vien­dra tout équili­bre qu’ils sem­blent n’être plus capa­bles main­tenant que de man­i­fester leur intran­sigeance. C’est vraisem­blable­ment cette atti­tude qui rend dif­fi­cile sinon impos­si­ble toute négo­ci­a­tion ou tout com­pro­mis. Chaque nou­veau défi amène un nou­v­el endur­cisse­ment de leur cœur. » […]

« Dans notre empresse­ment à hâter dans notre pays l’évolution paci­fique de la poli­tique de non-vio­lence, nous obser­vons de près le monde extérieur en par­ti­c­uli­er ceux qui sont mêlés aux fruits du tra­vail africain grâce au com­merce qu’ils font avec notre pays.

« Notre mou­ve­ment de libéra­tion a reçu une vive impul­sion par suite de la réus­site d’autres pays tels que l’Inde et le Ghana qui, après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, ont obtenu leur indépendance.

« La façon dont l’Inde, à l’ONU, a pris la défense de la majorité opprimée sud-africaine et exhibé au grand jour le scan­dale de l’apartheid a infin­i­ment ran­imé notre courage et, en Afrique, le petit Ghana étincela tout à coup. » […]

« Il ne fait pas de doute que l’Afrique du Sud blanche, prise d’un malaise qui va s’accroissant, ter­gi­verse et essaie de crâner.

« Mais c’est le boy­cottage mon­di­al gran­dis­sant et le repli – le très sage repli – des cap­i­taux étrangers fuyant l’Union, qui les sec­oua le plus. »