« En aucun cas je ne nie avoir préparé un plan de sabotage. Je ne l’ai pas fait dans un esprit d’insouciance ou par quelque amour de la violence. Je l’ai fait à la suite d’une estimation calme et sobre de la situation politique telle qu’elle résulte de nombreuses années de tyrannie, d’exploitation et d’oppression de mon peuple par les Blancs. » […]
« Premièrement, nous croyions que, comme résultat de la politique du gouvernement, il était devenu inévitable que le peuple africain s’engage dans le sabotage, et qu’à moins qu’une direction responsable fût donnée pour canaliser et contrôler les sentiments de notre peuple il y aurait des éclats de terrorisme qui créeraient entre les races de ce pays une amertume et une hostilité telles que la guerre elle-même n’en produit pas. Deuxièmement, nous avions le sentiment que sans violence il n’y aurait pas de voie ouverte au peuple africain pour faire aboutir son combat contre le principe de la suprématie blanche. Tous les modes d’opposition légale à ce principe ont été interdits par le gouvernement, et nous avons été mis dans une situation où il nous fallait ou bien accepter un état permanent d’infériorité, ou bien défier le gouvernement. Nous avons décidé de ne plus obéir à la loi. Nous avons d’abord enfreint la loi d’une façon qui évitait tout recours à la violence ; alors cette forme d’action fit l’objet d’une nouvelle législation ; et quand le gouvernement en vint à la démonstration de force pour réprimer toute opposition à sa politique, alors seulement nous décidâmes de répondre à la violence par la violence.
« Mais la violence que nous avons adoptée n’est pas le terrorisme. Nous qui avons formé l’Umkonto1L’Umkonto We Sizwe (Fer de lance de la nation) est l’organisation de sabotage., étions tous membres de l’African National Congress, et nous avions derrière nous la tradition de l’ANC de non-violence et de négociation pour résoudre les conflits politiques. Nous croyions que l’Afrique du Sud appartenait à tous ceux qui y vivent, et non à un groupe, qu’il fût noir ou blanc. Nous ne voulions pas d’une guerre interraciale, et nous avons essayé de l’éviter jusqu’à la dernière minute. Si la Cour en doute, elle verra que toute l’histoire de notre organisation démontre ce que j’ai dit et ce que je vais dire, quand je décrirai les tactiques que l’Umkonto a décidé d’adopter. Je veux en conséquence dire quelque chose sur l’African National Congress.
« L’African National Congress a été formé en 1912 pour défendre les droits des Africains qui avaient été sérieusement réduits par le South Africa Act2Loi établissant l’Union sud-africaine (1909)., et qui étaient menacés par la Loi sur les Terres Indigènes3Le Native Land Act de 1913 institutionnalisa les réserves, seules régions où les Africains ont le droit de posséder le sol (12 % de la surface du pays)..
« Pendant trente-sept ans – c’est-à-dire jusqu’en 1949 – il s’en tint strictement à une lutte constitutionnelle. Il présenta des demandes et des résolutions ; il envoya des délégations au gouvernement en croyant que les plaintes des Africains pourraient être arrangées par des discussions pacifiques et que les Africains pourraient obtenir progressivement les pleins droits politiques. Mais les gouvernements blancs restèrent insensibles et les droits des Africains diminuèrent au lieu d’augmenter. Selon les mots de mon leader, le chef Luthuli, qui devint président de l’ANC en 1952, et qui reçut plus tard le prix Nobel :
« Qui pourra nier que trente ans de ma vie ont été passés à frapper en vain, patiemment, modérément et modestement à une porte fermée et verrouillée ? Quels ont été les fruits de la modération ? Les trente dernières années ont vu la plus grande partie des lois restreignant nos droits et nos possibilités, tant et si bien que nous avons atteint aujourd’hui une situation où nous n’avons presque plus de droits du tout. »
« Même après 1949, l’ANC restait décidé à éviter la violence. À cette époque, quand même, il y eut un changement par rapport aux moyens strictement constitutionnels de protestation utilisés dans le passé. Ce changement consiste à décider de protester contre l’apartheid par les moyens pacifiques mais illégaux, des manifestations contre certaines lois. Selon cette politique, l’ANC lança la Campagne de défi où je fus mis à la tête des volontaires. Cette campagne était basée sur le principe de la résistance passive. Plus de 8 500 personnes défièrent les lois d’apartheid et allèrent en prison. Pourtant, il n’y eut pas un seul cas de violence de la part d’aucun manifestant. Dix-neuf de mes collègues et moi-même fûmes condamnés pour le rôle que nous avions joué en organisant la Campagne (et ceci selon la loi sur la Suppression du communisme, bien que notre campagne n’eût aucun rapport avec le communisme), mais nos sentences furent suspendues essentiellement parce que le juge trouva que la discipline et la non-violence avaient fait l’objet d’une attention constante. » […]
« En 1960, il y eut la fusillade de Sharpeville, qui entraîna la proclamation de l’état d’urgence et la mise hors la loi de l’ANC. Mes collègues et moi, après examen attentif, décidâmes de ne pas obéir à ce décret. Les Africains ne participaient pas au gouvernement et ne faisaient pas les lois selon lesquelles ils étaient gouvernés. Nous avons cru aux termes de la Déclaration universelle des droits de l’homme : “La volonté du peuple sera la base de l’autorité du gouvernement”, et, pour nous, accepter le bannissement revenait à accepter que les Africains fussent contraints au silence à jamais.
L’ANC refusa de se dissoudre et, au lieu, entra dans la clandestinité. Nous avons cru qu’il était de notre devoir de préserver cette organisation qui avait été construite pendant cinquante années de labeur ininterrompu. Je ne doute pas qu’aucune organisation politique blanche consciente ne se dissoudrait si elle était déclarée illégale par un gouvernement dans lequel elle n’aurait pas droit à la parole. […]
« J’étais le secrétaire de la Conférence et je pris la responsabilité d’organiser une grève nationale où chacun resterait chez soi, grève qui fut lancée de manière à coïncider avec la proclamation de la république. Comme toute grève d’Africains est illégale, l’organisateur d’une telle grève doit éviter l’arrestation. Je fus choisi pour jouer ce rôle et je dus donc quitter ma maison, ma famille et ma clientèle et me cacher pour éviter d’être arrêté.
« La grève, en accord avec la politique de l’ANC, devait être une manifestation pacifique. Des instructions attentives furent données aux organisateurs et aux membres pour éviter tout recours à la violence. La réponse du gouvernement fut d’introduire de nouvelles lois plus sévères, de mobiliser ses forces armées, et d’envoyer des véhicules et des soldats dans les agglomérations en grande démonstration de force afin d’intimider les gens. Cela montrait que le gouvernement avait décidé de gouverner par la seule force, et une telle décision marqua le chemin vers l’Umkonto. » […]
« Que devions-nous faire, nous les leaders de notre peuple ? Devions-nous renoncer devant la démonstration de force et la menace impliquée contre toute action future, ou bien devions-nous la combattre, et si oui, comment ?
« Nous ne doutions pas qu’il fallait continuer la lutte. Toute autre attitude revenait à capituler. Notre problème n’était pas de savoir s’il fallait combattre, mais comment combattre. Nous de l’ANC avions toujours été pour une démocratie non raciale, et nous répugnions à toute action qui aurait pu éloigner les races plus qu’elles ne l’étaient déjà. Mais la dure vérité était que cinquante années de non-violence n’avaient rien amené aux Africains d’autre qu’une législation plus répressive, et de moins en moins de droits. La Cour a peut-être du mal à le comprendre, mais c’est un fait que depuis un certain temps, le peuple parle de violence, du jour où il combattrait l’Homme Blanc et regagnerait son pays et nous, les dirigeants de l’ANC, avons toujours fait prévaloir notre point de vue d’éviter la violence et de poursuivre les méthodes pacifiques. Quand certains de nous discutèrent la question, on ne pouvait nier que notre politique d’établir un État non racial par la non-violence n’avait rien établi du tout, et que nos partisans commençaient à perdre confiance dans cette politique et à développer d’inquiétantes idées de terrorisme.
« On ne doit pas oublier qu’à cette époque la violence était devenue un des traits caractéristiques de la scène politique sud-africaine. Il y eut violence en 1957 lorsque les femmes de Zeerust reçurent l’ordre de porter des laissez-passer ; il y eut violence en 1959 quand les gens de Cato Manor protestèrent contre les descentes de police à propos des laissez-passer ; il y eut violence quand, en 1960, le gouvernement tenta d’imposer les Autorités Bantoues dans le Pondoland. Trente-neuf Africains trouvèrent la mort dans les troubles du Pondoland. Il y eut violence en 1958 quand on imposa les sélections de bétail dans le Sekhukhuniland. En 1961, il y eut des désordres à Warmbaths, et pendant toute cette période, le Transkei a été le lieu de troubles permanents. Chaque désordre montrait clairement qu’un gouvernement qui utilise la force pour maintenir son pouvoir apprend aux opprimés à se servir de la force pour lutter contre lui. Déjà, des petits groupes s’étaient formés dans les régions urbaines et faisaient spontanément des plans pour un type violent de combat politique. Le risque apparaissait que ces groupes adopte le terrorisme contre les Africains de même que les Blancs, s’ils n’étaient pas bien dirigés. Particulièrement inquiétant était le type de violence s’étant produit dans les endroits comme Zeerust, le Sekhukhuniland et le Pondoland, entre Africains. Cela prenait de plus en plus la forme non pas d’un combat contre le gouvernement – quoique c’en avait été l’origine – mais d’un combat civil entre les chefs progouvernementaux et ceux qui s’y opposaient, conduit de telle façon qu’il n’y avait rien à en espérer d’autre qu’amertume et perte de vies.
« Au début de juin 1961, après une longue et anxieuse évaluation de la situation sud-africaine, moi-même et quelques collègues arrivâmes à la conclusion que, comme la violence dans ce pays était inévitable, il serait irréaliste et faux pour les dirigeants africains de continuer à prêcher la paix et la non-violence en un temps où le gouvernement répondait à nos demandes pacifiques par la force.
« Nous n’arrivâmes pas facilement à une telle conclusion. Ce fut seulement quand tout le reste eut échoué, quand tous les moyens de protestation pacifique nous eurent été ôtés que la décision fut prise de s’embarquer dans les formes violentes d’action politique et de constituer l’Umkonto We Sizwe. Nous le fîmes sans l’avoir désiré, et parce que le gouvernement ne nous laissait pas d’autre choix. Dans le manifeste de l’Umkonto, publié le 16 décembre 1961, la pièce à conviction “AD”, nous disions :
« Le temps arrive dans la vie de toute nation où il ne reste plus que deux possibilités : se soumettre ou combattre. Ce temps est arrivé pour l’Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas et nous n’avons pas d’autre possibilité que de riposter par tous les moyens dont nous pouvons disposer pour défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté. »
« Telle était notre attitude lorsqu’en juin 1961 nous décidâmes de pousser le mouvement de libération nationale à changer sa politique. Je peux dire seulement que je me sentais moralement obligé de faire ce que j’ai fait.
« Nous qui avons pris cette décision, entreprîmes de consulter les dirigeants de différentes organisations, y compris l’ANC. Je ne dirai pas à qui nous avons parlé ou ce qui nous a été répondu, mais je voudrais traiter du rôle de l’African National Congress dans cette période de combat, et de la politique et des objectifs de l’Umkonto We Sizwe.
« En ce qui concerne l’ANC, il se forma une opinion claire qui peut être résumée comme suit :
a) C’était une organisation politique de masse avec une fonction à remplir. Ses membres avaient adhéré sur la base expresse d’une pratique non violente.
b) À cause de cela, il ne pouvait entreprendre une action violente et ne le ferait pas. Cela doit être souligné. On ne peut pas transformer un tel corps politique en une de ces organisations petites et formant bloc que demande le sabotage. Ce ne serait pas non plus politiquement correct, car le résultat en serait que les adhérents cesseraient d’accomplir cette activité essentielle : la propagande politique et l’organisation. Il n’était pas permis non plus de changer la nature entière de l’organisation.
c) D’autre part, vu la situation que j’ai décrite, l’ANC était prêt à abandonner sa politique de non-violence, vieille de cinquante ans, en ceci qu’il ne désapprouverait plus un sabotage proprement contrôlé. Ainsi les membres qui se lanceraient dans une telle activité ne seraient plus l’objet d’une sanction disciplinaire de l’ANC.
« Je dis sabotage proprement contrôlé, parce que j’avais fait clairement comprendre que, si j’aidais à fonder l’organisation, je la soumettrais en toute circonstance aux directives politiques de l’ANC, et je n’entreprendrais jamais une forme d’activité différente de celles prévues dans l’accord de l’ANC. Je vais maintenant dire à la Cour comment cette forme de violence en vint à être déterminée.
« À la suite de cette décision, l’Umkonto fut formé en novembre 1961. Lorsque nous avons pris cette décision, puis formulé nos plans, l’héritage de l’ANC de non-violence et d’harmonie raciale ne nous quittait pas l’esprit. Nous sentions que le pays allait vers la guerre civile où les Noirs et les Blancs se combattraient les uns les autres. Nous considérions la situation avec anxiété. La guerre civile pouvait signifier la fin de ce que l’ANC défendait ; avec la guerre civile, la paix entre les races deviendrait plus difficile que jamais à établir.
« Nous avons déjà des exemples dans l’histoire de l’Afrique du Sud des résultats d’une guerre. Il a fallu plus de cinquante ans pour que les cicatrices de la guerre d’Afrique du Sud s’effacent. Combien faudrait-il pour effacer celles d’une guerre civile entre les races qui ne serait pas menée sans de grandes pertes en vies humaines des deux côtés ?
« Le souci d’éviter la guerre civile a dominé notre pensée pendant plusieurs années, mais quand nous avons décidé de faire entrer la violence dans notre politique, nous nous sommes rendu compte que nous aurions peut-être à envisager la perspective d’une telle guerre. Il fallait en tenir compte en formulant nos plans. Il nous fallait un plan souple qui nous permit d’agir selon les besoins du moment ; avant tout, le plan devait en être un qui reconnut la guerre civile comme le dernier recours, et remit à plus tard la décision sur ce problème. Nous ne voulions pas être engagés dans une guerre civile, mais nous voulions être prêts si elle devenait inévitable.
“ Il y a quatre formes de violence possibles. Il y a le sabotage, la guerre de guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d’adopter la première méthode et de l’éprouver à fond avant de prendre aucune autre décision.
« À la lumière de nos origines politiques, ce choix était logique. Le sabotage n’implique pas de perte de vies et il permet les meilleurs espoirs pour le futur des relations entre les races. L’amertume serait réduite au minimum et, si cette politique portait ses fruits, un gouvernement démocratique pouvait devenir une réalité. C’est ce que nous nous sommes dit à l’époque et ce que nous avons écrit dans notre manifeste :
« Nous de l’Umkonto We Sizwe avons toujours cherché à nous libérer sans bain de sang ni affrontement civil. Nous espérons, même à cette heure tardive, que nos premières actions rendront chacun conscient de la situation désastreuse où mène la politique nationaliste. Nous espérons ramener le gouvernement et ses partisans au bon sens avant qu’il ne soit trop tard, afin que le gouvernement et sa politique puissent être changés avant qu’on atteigne le moment sans espoir de la guerre civile. »
« Le plan initial fut basé sur une analyse de la situation politique et économique du pays. Nous pensions que l’Afrique du Sud dépendait largement du capital et du commerce étrangers. Nous avions le sentiment qu’une destruction organisée d’usines énergétiques et l’interruption de communications ferroviaires et téléphoniques tendraient à écarter tout capital du pays, à rendre plus difficile le transport des marchandises des régions industrielles aux ports maritimes dans les temps voulus, et constitueraient à long terme un fardeau pour l’économie du pays, obligeant ainsi les électeurs à reconsidérer leur position.
« Les attaques contre les points vitaux de l’économie du pays devaient être liées avec des sabotages de bâtiments gouvernementaux et d’autres symboles de l’apartheid. Ces attaques seraient une source d’inspiration pour notre peuple, et l’encourageraient à participer à des actions de masse non violentes, telles que des grèves et des protestations. En plus, elles constitueraient une issue pour les tenants des méthodes violentes et nous permettraient de prouver concrètement à nos partisans que nous avions adopté une ligne plus dure et que nous ripostions à la violence du gouvernement.
« De surcroît, si une action massive était organisée avec succès et suivie de représailles massives, nous pensions que la sympathie pour notre cause se développerait dans d’autres pays, et qu’une pression plus grande serait amenée à peser sur le gouvernement sud-africain.
« Tel était alors le plan. L’Umkonto accomplirait des actes de sabotage, et de strictes instructions furent données aux militants dès le départ, de ne blesser, ni de tuer personne, en aucun cas, lors de la préparation ou de l’exécution des opérations. » […]
« Les militants de l’Umkonto n’avaient pas le droit d’être
armés dans les opérations. » […]
« J’avais déjà commencé à étudier l’art de la guerre et de la révolution, et, comme j’étais à l’étranger, je suivis un cours d’entraînement militaire. S’il devait y avoir guérilla, je voulais être capable de combattre aux côtés de mon peuple et partager les hasards de la guerre avec lui. »
Nelson Mandela
- 1L’Umkonto We Sizwe (Fer de lance de la nation) est l’organisation de sabotage.
- 2Loi établissant l’Union sud-africaine (1909).
- 3Le Native Land Act de 1913 institutionnalisa les réserves, seules régions où les Africains ont le droit de posséder le sol (12 % de la surface du pays).