La Presse Anarchiste

Projet pour bâtir la paix

« Peace News » est un heb­do­madaire de langue anglaise qui est ouvert à tous les mou­ve­ments et à tous les indi­vidus tra­vail­lant directe­ment ou indi­recte­ment pour la paix. On y trou­ve des arti­cles, entre autres, du Comité des 100 et de la CND (équiv­a­lent du MCAA), dénonçant la bombe, le racisme (en par­ti­c­uli­er aux États-Unis et en Afrique du Sud), le fas­cisme qui se main­tient en Espagne et s’installe en Grèce. Des numéros à thème étu­di­ent le régime péni­ten­ti­aire, l’objection de con­science, les hôpi­taux psy­chi­a­triques. L’esprit général est non vio­lent et pour l’action directe non vio­lente. L’article ci-dessous, traduit par Michel Bou­quet, est extrait du numéro 1600, du 28 avril 1967 de « Peace News » (5, Cale­don­ian Street, Lon­don N 1).

Face à la guerre au Viet­nam, « pro­test­er est un luxe que nous ne pou­vons plus nous per­me­t­tre… il y a trop à faire ». Les mem­bres de la Ligue de résis­tance à la guerre de Cal­i­fornie du Nord, con­va­in­cus de la néces­sité de faire quelque chose de tan­gi­ble, se sont attaqués à un point pré­cis : dis­cuter avec les firmes qui tra­vail­lent pour la guerre et essay­er de les per­suad­er de ne plus le faire.

Nous avons appris qu’une petite usine fab­ri­quait des dis­posi­tifs vapor­isa­teurs qui ser­vent à dévers­er défo­liants et insec­ti­cides sur le Viet­nam. L’usine avait moins de cinquante employés, et au moins 50 % de son tra­vail n’avait rien à voir avec la guerre ; elle n’était pas si grande ni si com­plète­ment engagée dans la guerre que nos efforts soient futiles, et nous pen­sions que c’était un endroit con­ven­able pour un début.

Nous avons écrit à l’usine pour expli­quer notre posi­tion, nous n’attendions pas une réponse et nous n’en avons pas eu. Nous avons été voir le patron pour lui deman­der d’arrêter la pro­duc­tion pour la guerre. Il n’a pas voulu dis­cuter, et au fond nous ne souhaitions pas dis­cuter avec lui. Nous auri­ons été très sur­pris et déçus si nous l’avions per­suadé. Nous n’avons fait cela qu’afin qu’il ne puisse pas dire après les man­i­fes­ta­tions (pick­et­ings) que nous n’avions jamais exposé notre cas. Nous voulions le forcer à chang­er par des piquets, en nous asseyant sur les lieux, en le pour­suiv­ant par une présence con­tin­uelle. Nous voulions que se développe une splen­dide cam­pagne sus­cep­ti­ble d’attirer la presse.

Nous avons appelé à un meet­ing pour organ­is­er la cam­pagne et nous nous sommes trou­vés en face de ques­tions embarrassantes :

  • Quelle est la dif­férence entre per­sua­sion et force ?
  • Est-il pos­si­ble de con­trôler la man­i­fes­ta­tion con­ven­able­ment une fois qu’une atti­tude de con­flit s’est développée ?
  • Qu’est-ce que la non-violence ?
  • En quoi cette cam­pagne allait-elle être dif­férente des précédentes ?

Nous avions créé une cam­pagne réal­is­able immé­di­ate­ment, mais était-ce ce que nous voulions ?

Ces ques­tions nous ont amenés à quelque chose d’étrange : nous avons tout arrêté, « décom­mandé » la cam­pagne et com­mencé une série de dis­cus­sions pour con­sid­ér­er les impli­ca­tions de nos actions et pour définir davan­tage ce que nous enten­dions par non-violence.

Un mois plus tard, nous avons écrit : « On doit se présen­ter non en don­nant l’impression que nous tran­chons entre ce qui est bon et ce qui est mau­vais, mais en voulant dis­cuter ce que nous croyons être bon et ce que nous croyons être mau­vais. On ne peut dia­loguer quand on com­mence par pré­ten­dre avoir raison. »

Nous avons choisi de ten­ter d’infléchir une petite entre­prise qui était directe­ment engagée dans l’effort de guerre dans un sens qui s’éloigne sans équiv­oque de la guerre.

Expériences – Vérité

Nous avons spé­ci­fié un « petit » change­ment car un petit change­ment, c’est une occa­sion de démar­rer qui soit à la fois pos­si­ble et pleine de signification.

Nous n’avons pas cru qu’un dia­logue puisse s’engager sérieuse­ment avec le gou­verne­ment ou une entre­prise vrai­ment impor­tante. Nous ne seri­ons pas pris au sérieux. Et si nos actions ne sont pas pris­es au sérieux, ce ne sont pas des actions sérieuses. Et si nous ne pou­vons pas être sérieux, pourquoi envis­ager quoi que ce soit ? En quel sens une ten­ta­tive de men­er à bien un petit change­ment serait sig­nifi­ante ? Cela pour­rait servir de test pour la non-vio­lence et le prob­lème de la guerre, une expéri­ence de con­tact, un test-vérité. Le mou­ve­ment paci­fiste n’a pas d’exemples à don­ner, il y a des anec­dotes et des descrip­tions comme Polaris et Every­man, mais aucune expéri­ence authen­tique struc­turée et organ­isée de telle sorte que le suc­cès ou l’échec puis­sent être mesurés et que les raisons de cet échec ou de ce suc­cès puis­sent appa­raître claire­ment. Les mêmes types d’actions qui ne peu­vent pas échouer parce qu’ils ne peu­vent pas réus­sir ont été renou­velés maintes et maintes fois.

Si nous sommes prêts à met­tre au point un type d’action qui pro­duise une trans­for­ma­tion plutôt qu’une cathar­sis (purifi­ca­tion de l’âme) ou une frus­tra­tion, nous devons être capa­bles de savoir où et pourquoi nous avons échoué et où et pourquoi nous avons réus­si, nous devons con­stru­ire une tech­nique qui puisse vrai­ment être appelée une expéri­ence, qui puisse vrai­ment abor­der le prob­lème des change­ments institutionnels.

Avec ces ques­tions et ces idées en tête, nous avons com­mencé le « pro­jet pour bâtir la paix » afin de « dévelop­per une méthodolo­gie non vio­lente pour s’opposer effi­cace­ment à l’organisation de la guerre ». Ten­tant de struc­tur­er une expéri­ence utile nous avons mis au point une série de lignes de con­duite pour tra­vailler avec les fab­ri­cants de matériel de guerre. Nous avons choisi de petites entre­pris­es locales dont l’essentiel du tra­vail n’était pas lié à la guerre, des entre­pris­es que nous pou­vions espér­er mod­i­fi­er avec un min­i­mum de réalisme.

Nous avons recher­ché des firmes qui répondaient à ce que nous voulions, puis nous sommes allés leur par­ler de la guerre. Et quand nous avons essayé de voir com­ment nous allions par­ler aux indus­triels nous nous sommes aperçus que nous ne savions pas quoi dire, qu’après toutes ces années passées à man­i­fester, nous n’aurions pas su quoi dire si quelqu’un nous avait interrogés.

Nous avons com­mencé par jouer la scène avec dif­férents par­tic­i­pants jouant le rôle de l’employeur tan­dis que d’autres ten­taient de le per­suad­er d’arrêter de tra­vailler pour la guerre. Lente­ment nous avons dévelop­pé notre dia­logue et notre méth­ode d’approche. Après avoir gag­né de la con­fi­ance en nous, nous sommes allés chez les indus­triels. Nous allions deux par deux, « un pour par­ler l’autre comme observateur ».

Chaque semaine nous pas­sions en revue ce qui s’était passé la semaine précé­dente et nous fai­sions de notre mieux pour aider cha­cun à clar­i­fi­er sa posi­tion. Car il s’est révélé que les seuls argu­ments que nous pou­vions utilis­er étaient ceux aux­quels cha­cun de nous croy­ait vrai­ment, ceux qui moti­vaient notre action.

Nous avons finale­ment com­mencé à com­pren­dre ce que Gand­hi entendait par « expéri­ence dans la vérité ». C’était ce que nous fai­sions, nous expéri­men­tions l’usage de la vérité. Pas la vérité absolue avec un grand V, mais nos pro­pres vérités expéri­men­tales. C’était et c’est encore le tra­vail le plus dur que nous ayons jamais accom­pli. Nous avons démoli nos posi­tions et les avons remon­tées maintes et maintes fois jusqu’à ce que nous dévelop­pi­ons une con­fi­ance et une com­préhen­sion de ce que nous croyions que nous n’aurions jamais pen­sé possible.

Nous avons fait des recherch­es dans plusieurs cen­taines de firmes et en avons repéré soix­ante-quinze. Même les opéra­tions de repérage étaient dif­fi­ciles. Les toutes pre­mières enquêtes ont été faites par télé­phone car les enquê­teurs ne se sen­taient pas assez de sang-froid pour pos­er les ques­tions en per­son­ne. À notre grande sur­prise, il y eut très peu de firmes qui refusèrent de répon­dre à nos ques­tions d’enquête.

Nous avons sélec­tion­né vingt firmes et avons par­lé à fond avec les patrons. Il sem­ble qu’il ne reste plus de chau­vins. Aucun des indus­triels aux­quels nous avons par­lé ne pen­sait du bien de la guerre et tous con­ve­naient qu’il fal­lait trou­ver une autre solu­tion. Le prob­lème, c’est que la plu­part n’en voy­aient aucune. Quelques-uns étaient favor­ables à la guerre et s’en sen­taient sol­idaires, mais c’était la minorité. La posi­tion la plus com­mune, c’était « la guerre n’est pas une bonne chose, mais nous ne pou­vons faire marche arrière main­tenant, nous devons soutenir nos hommes ». Les libéraux étaient fréquem­ment plus durs que les con­ser­va­teurs (si on exclut les con­ser­va­teurs qui voy­aient des com­mu­nistes jusque sous leur lit). Le seul patron à ce jour qui ait accep­té de ne plus tra­vailler pour la défense nationale était un con­ser­va­teur dans la tra­di­tion des Whigs. Cette firme emploie cent per­son­nes et fab­rique du matériel de télécommunications.

Pour la valeur de l’action

Nous avons choisi deux firmes pour le développe­ment d’une cam­pagne intense que nous venons de com­mencer. Nous n’avons pas achevé une phase du pro­jet, des enquêtes et des inter­views ont tou­jours lieu pour trou­ver de nou­velles firmes et pour entraîn­er de nou­veaux mil­i­tants. Le résul­tat de nos dia­logues c’est une meilleure com­préhen­sion de ce que nous essayons de faire et de la façon de le faire.

Quelque action que nous entre­pre­nions, nous devons savoir ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons, nous devons savoir à qui nous nous adres­sons et pourquoi. Nous devons savoir :

  •   Que ce que nous deman­dons est raisonnable,
  • Com­ment cela affectera ce que nous essayons d’accomplir,
  • Com­ment cela affectera la per­son­ne à qui nous nous adressons,
  • Quelles actions nous pou­vons men­er en accord avec ce que nous voulons.

Nous sommes arrivés à con­sid­ér­er l’action directe comme une sim­ple par­tie d’une cam­pagne dans laque­lle le dia­logue est la plus grande par­tie. Les tech­niques « des corps allongés » ne peu­vent être util­isées que lorsqu’elles aug­mentent ou préser­vent les pos­si­bil­ités de dialogue.

Nous avons canal­isé notre frus­tra­tion et notre colère en une activ­ité que nous espérons pleine de sens. Ce n’est pas facile. Nous com­prenons qu’afin de soutenir l’activité ce que nous faisons doit être val­able en soi et faire par­tie de ce que nous voulons bâtir. La paix pour laque­lle nous tra­vail­lons n’est pas la même que celle qui sig­ni­fie absence de con­flits. Le seul monde dans lequel il n’y aurait pas de con­flit serait un monde inhab­ité ! Nous espérons trou­ver un moyen pour régler les con­flits qui appa­raisse comme capa­ble de rem­plac­er la guerre. Il n’est pas raisonnable de penser que la guerre dis­paraî­tra avant qu’on ait trou­vé ce moyen.

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Ce pro­jet présente l’intérêt de démon­tr­er le mécan­isme d’une action et d’en pou­voir mesur­er les proces­sus suc­ces­sifs selon une méth­ode sci­en­tifique ; il mon­tre la néces­sité d’étudier minu­tieuse­ment nos moti­va­tions et de leur adapter les actions que nous voulons entre­pren­dre. En par­ti­c­uli­er, les répéti­tions avant le dia­logue avec les patrons et l’observation pen­dant la dis­cus­sion par un deux­ième mil­i­tant de façon à saisir le mécan­isme de la pen­sée et des réac­tions de l’« autre » et à voir quel est le ter­rain le plus favor­able à sa prise de con­science, visant par-là davan­tage à le com­pren­dre qu’à le combattre.

De plus, il pose le prob­lème d’une révo­lu­tion non vio­lente par le dia­logue, alter­na­tive à la vio­lence révo­lu­tion­naire à laque­lle aboutit la lutte de classe. Il est sig­ni­fi­catif, par exem­ple, qu’ils aient réus­si à con­va­in­cre un patron de cess­er de tra­vailler pour la guerre. Si min­ime que paraisse ce résul­tat, il représente un pas accom­pli, et ce pas n’aurait pu être franchi par la violence :

– D’abord parce qu’une man­i­fes­ta­tion vio­lente aurait été réprimée par les forces armées et aurait dur­ci ce patron dans des posi­tions militaristes.
– Puis, en admet­tant que dans une sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire vio­lente on eût pu le con­train­dre à chang­er l’orientation de sa pro­duc­tion, ce serait mal­gré lui et en enne­mi qu’il aurait cédé, ce qui pose un prob­lème de fra­ter­nité dans la révo­lu­tion dif­fi­cile à résoudre.

Les amis qui ont réal­isé ce résul­tat n’ont pas vain­cu un enne­mi, ils ont gag­né un homme à la paix. De toute façon, même s’ils n’arrivent pas dans l’immédiat à en con­va­in­cre beau­coup d’autres, il reste qu’ils auront accu­mulé une masse de ren­seigne­ments matériels et d’ordre psy­chologique qui per­me­t­tront d’avancer et de con­tin­uer sur des don­nées solides.

Michel Bou­quet

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« Le Cachot », Denis Lan­glois, Ed. Maspero, 8,90 F

Denis Lan­glois, empris­on­né à Fresnes (cf. ANV, n° 5, juil­let 1966) pour refus d’effectuer son ser­vice mil­i­taire, y rap­porte sous la forme d’un réc­it les quar­ante-cinq jours qu’il a passés au mitard à la suite d’une péti­tion dont il était le promoteur.

Les notes suiv­ant ce réc­it attirent, à mon avis, l’attention, car c’est là qu’il définit sa posi­tion d’antimilitariste et soulève le prob­lème du nom­bre impor­tant de jeunes du con­tin­gent qui sont empris­on­nés chaque année. On y trou­ve d’ailleurs une posi­tion assez ambiguë met­tant sur le même pied le coopérant et l’objecteur deman­dant le statut. Un para­graphe par­ti­c­uli­er est con­sacré à la prison de Fresnes pro­pre­ment dite.

Jacky Turquin