La Presse Anarchiste

Formes et tendances de l’anarchisme

1René Furth, Édi­tions Pub­li­co, Paris, 1967, prix : 4,50 F

On a voulu, on veut encore, bien qu’avec moins de cer­ti­tude dans le ton, con­sid­ér­er l’anarchisme comme un rameau éteint du social­isme roman­tique, voire utopique, né au XIXe siè­cle. Dans cette pla­que­tte, éditée par nos cama­rades de la Fédéra­tion anar­chiste, René Furth réfute avec brio cette thèse suran­née. Il affirme la per­ma­nence du social­isme lib­er­taire tant décrié et tente une approche pos­i­tive, nous sem­ble-t-il, d’un renou­velle­ment de méth­ode et d’analyse de l’anarchisme social, du rôle indis­pens­able et irrem­plaçable que devrait tenir ce courant révo­lu­tion­naire face aux sociétés mod­ernes de type étatique.

Dans le con­texte social, écrit-il, « l’attitude anar­chique appa­raît comme refus, per­tur­ba­tion, désor­dre : rejet des valeurs con­sacrées, mépris des règles, lutte ouverte con­tre les pou­voirs. Néga­tive dans son expres­sion, elle n’en est pas moins pos­i­tive dans son mou­ve­ment pre­mier. Elle est affir­ma­tion d’une vie qui veut s’épanouir, mais qu’étouffe et mutile un ordre figé, oppressant ».

Citant Camus, il ajoute, jus­ti­fi­ant la révolte comme affir­ma­tion pri­maire de l’anarchiste : « Le révolté agit au nom d’une valeur encore con­fuse, mais dont il a le sen­ti­ment au moins qu’elle lui est com­mune avec tous les hommes (…), l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui débor­de l’individu dans la mesure où elle le tire de sa soli­tude et le four­nit d’une rai­son d’agir. »

« La révolte éclaire la sol­i­dar­ité des opprimés… éveil­lant à la con­science de soi et d’autrui… Éveil­lant, par l’action de rup­ture où elle s’exprime, les autres à la con­science de leur lib­erté, appelant à une sol­i­dar­ité agis­sante, la révolte fait sur­gir une com­mu­nauté nou­velle… Elle con­duit ain­si à la volon­té d’une jus­tice pour tous, c’est-à-dire d’un ordre véri­ta­ble qui réalise les con­di­tions de la lib­erté. La révolte débouche dans la révo­lu­tion, l’anarchie dans l’anarchisme. »

« L’anarchisme, reprise raison­née, réfléchie de la volon­té anar­chique d’existence inté­grale et de développe­ment indéfi­ni se con­stitue par la réflex­ion sur les valeurs posées dans la révolte, sur les con­di­tions et les moyens de leur réal­i­sa­tion… Entre le jail­lisse­ment de la source et l’horizon qui ne cesse de reculer s’étend le champ de l’anarchisme. »

Réfu­tant, par omis­sion il est vrai, la thèse autori­taire du social­isme d’État ou de ses corol­laires marx­istes et marx­isants de la fin comme seule jus­ti­fi­ca­tion des moyens, il écrit : « L’anarchisme se définit par la fidél­ité à la logique de la révolte. Il se refuse à employ­er des moyens con­tre­dis­ant, niant les valeurs posées par celle-ci… parce qu’il juge, expéri­ence à l’appui, qu’on ne peut pas par­venir à la lib­erté par la néga­tion de la lib­erté. La révo­lu­tion doit pro­longer la révolte, mais sans la trahir. »

Ten­tant ensuite une déf­i­ni­tion som­maire du social­isme, il déclare : « C’est au cours de l’action, à tra­vers les échecs et les réus­sites, à tra­vers les pris­es de con­science suc­ces­sives que s’est for­mé le social­isme. Son pro­jet fon­da­men­tal est de ren­dre libre cours au social… en élim­i­nant les struc­tures par­a­sitaires et oppres­sives qui l’exploitent et le stérilisent. Le social­isme, c’est la volon­té de remod­el­er l’activité sociale en fonc­tion des besoins col­lec­tifs, à tra­vers une ges­tion collective. »

Il cite Elie Halévy – « His­toire du social­isme mod­erne » – : « Le social­isme analyse la struc­ture du cap­i­tal­isme et les con­di­tions économiques de son développe­ment, il pro­pose des réformes qui empêcheront que le genre humain ne soit la vic­time d’un pro­grès qui aurait dû, au con­traire, le combler de bien­faits. C’est là tout le prob­lème du social­isme mod­erne, prob­lème économique et non politique. »

Analysant le phénomène État pour le réfuter au nom de l’anarchisme et du social­isme lib­er­taire, il pour­suit : « La nature de l’État n’est pas seule­ment d’ordre économique et poli­tique, mais aus­si d’ordre moral. L’État, d’après Gus­tav Lan­dauer, « est une rela­tion, un mode de com­porte­ment des hommes les uns envers les autres ». Il imprime aux mœurs, aux rap­ports indi­vidu­els et col­lec­tifs, ses pro­pres modes d’être qui sont l’autorité, la vio­lence, le men­songe sys­té­ma­tisé, l’arrivisme et la ser­vil­ité. Il rend les indi­vidus irre­spon­s­ables, inca­pables d’assumer leur des­tinée par­ti­c­ulière et plus inca­pables encore d’assumer leur des­tinée col­lec­tive. Il exerce ain­si une tâche inces­sante de déshumanisation. »

René Furth affirme alors : « C’est unique­ment en dehors de l’État, et con­tre lui, que la société peut se recon­stru­ire et repren­dre en charge, à tra­vers une struc­ture sou­ple et fédéral­iste, la ges­tion économique et ces fonc­tions d’utilité publique qui don­nent au pou­voir un faux-sem­blant de justification. »

« La seule façon de détru­ire rad­i­cale­ment un type d’organisation et de rela­tions, c’est de le rem­plac­er immé­di­ate­ment par des struc­tures différentes. »

« Pour être sup­primé, l’État doit être rem­placé. Il faut pour cela deux con­di­tions élé­men­taires : des hommes pré­parés à l’initiative, à la respon­s­abil­ité, à la ges­tion col­lec­tive ; des organ­i­sa­tions sociales actives et effi­caces, bien reliées les unes aux autres, sus­cep­ti­bles de pren­dre la relève pour répon­dre aux besoins de l’heure et pour jeter la base solide d’une société social­iste et libertaire. »

Abor­dant enfin la ques­tion cru­ciale pour nous de la trans­for­ma­tion sociale, il déclare : « La rup­ture vio­lente paraît être un trait con­stant de l’anarchisme. La révolte en général s’exprime à tra­vers des actes de vio­lence. La lutte révo­lu­tion­naire, dans l’histoire, est insé­para­ble de guer­res civiles, ou du moins d’affrontements vio­lents avec les forces de répression. »

« Les grandes expéri­ences his­toriques de l’anarchisme se sont déroulées au milieu des com­bats. Pour le sens com­mun, l’anarchiste est resté l’homme à la bombe, le néga­teur systématique. »

Désireux qu’il est de ne pas affirmer péremp­toire­ment l’inévitabilité de la vio­lence, l’auteur émet alors cer­taines réserves quant à l’efficacité même de celle-ci. « L’assimilation de l’anarchisme à la vio­lence ne va pour­tant pas de soi. Il y a eu, il y a encore, un courant lib­er­taire non vio­lent, dont les raisons con­cer­nent aus­si ceux qui pré­conisent, par la force des choses, des moyens violents. »

« Toute vio­lence est un signe d’échec : échec de la rai­son qui ne parvient pas par ses pro­pres moyens à instau­r­er des rela­tions justes entre les hommes. Échec de la lib­erté qui pour se réalis­er doit se pli­er au principe qu’elle con­damne : la contrainte. »

« L’originalité du social­isme lib­er­taire ne con­siste-t-elle pas juste­ment dans l’affirmation que les moyens employés déter­mi­nent la nature de la société qu’ils instau­rent ? Com­ment la con­trainte viendrait-elle à bout de la con­trainte, com­ment une société équili­brée et prospère pour­rait-elle sor­tir des mas­sacres et des mis­ères d’une guerre civile ? »

Ten­tant plus loin un essai de déf­i­ni­tion de la vio­lence, « il y a vio­lence, dit-il, dès que, par con­trainte bru­tale ou dif­fuse, l’existence indi­vidu­elle et col­lec­tive est util­isée à des fins extérieures à elle, com­primée dans des lim­ites arbi­traires. Toute résis­tance à cette oppres­sion se heurte à la vio­lence. Une grève comme une man­i­fes­ta­tion de rue sont des­tinées à faire vio­lence à l’adversaire, à lui arracher une par­tie de son pou­voir, à lui impos­er des lim­ites qu’il ne peut pas recon­naître. C’est pourquoi il met en action ses organ­i­sa­tions spé­cial­isées dans l’exercice de la vio­lence (armée, police, tri­bunaux) sans lesquelles il ne pour­rait pas subsister ».

Il y aurait, bien sûr, beau­coup à dire sur cette déf­i­ni­tion trop péremp­toire à notre sens et faussée dans les ter­mes. Y a‑t-il vrai­ment vio­lence ou sim­ple­ment affir­ma­tion d’une force vive, effec­tive, et réelle, con­sciente de son droit, lors d’une grève ou d’une man­i­fes­ta­tion ? Il nous sem­ble qu’une mau­vaise inter­pré­ta­tion des mots nous mène ici à une cer­taine con­fu­sion. Affirmer sa force, son droit, ne nous con­duit nulle­ment à faire vio­lence à l’adversaire, mais peut par con­tre, devrait même dans le meilleur des cas, l’amener au dia­logue, au com­pro­mis recher­ché. Il n’est nulle­ment ques­tion pour nous de nous laver les mains, de tourn­er le dos aux con­flits latents ou ouverts qui nous cer­nent con­stam­ment. Non seule­ment nous accep­tons la lutte ouverte, l’affrontement, mais nous le recher­chons, le sol­lici­tons même. Seuls les moyens que nous pro­posons se détour­nent, par­fois dans la forme, mais surtout et presque tou­jours dans l’esprit, des moyens tra­di­tion­nels pré­con­isés par les anarchistes.

Déclencher une grève par exem­ple, ou l’animer, n’est pas pour nous et avant tout explo­sion finale de colères refoulées, épi­logue heureux d’un con­flit larvé, mais occa­sion d’affirmer notre exis­tence et nos exi­gences, d’ouvrir les hos­til­ités avec nos exploiteurs que l’inconscience aveu­gle, et ceci sans vio­lence et sans haine mais seule­ment avec con­science et fer­meté. C’est l’occasion encore d’affirmer notre droit de copro­priété sur la marchan­dise pro­duite, droit de regard, droit de déci­sion, con­science de notre par­tic­i­pa­tion active au grand tout représen­té par la société où nous vivons.

Par­ti­sans de l’action directe dans tous les domaines, nous affir­mons là, comme tous les anar­chistes, notre solu­tion ou l’amorce de celle-ci par cet intéresse­ment con­stant et inin­ter­rompu au social. De nom­breuses actions de ce genre, habituelle­ment pra­tiquées, bien que je le répète dans un autre état d’esprit, nous situent donc fort près des autres courants de l’anarchisme et de l’auteur de cet ouvrage notamment.

Essayant dans les pages qui suiv­ent de jus­ti­fi­er la vio­lence-riposte des opprimés, face à la vio­lence de principe des ten­ants de l’organisation éta­tique et de l’organisation économique rég­nante, il estime « qu’il faut dis­tinguer deux formes de la vio­lence : l’instrument de dom­i­na­tion et de con­ser­va­tion util­isé par les class­es qui exploitent la vie sociale à leur prof­it, et la réac­tion de défense des mass­es exploitées et spoliées. Sous cette sec­onde forme, pour­suit-il, la vio­lence n’est-elle qu’une con­vul­sion aveu­gle, à rem­plac­er au plus vite par une tac­tique plus rationnelle et mieux appro­priée, ou, au con­traire, un des ressorts de toute lutte social­iste ? » Pour lui, comme pour nous d’ailleurs, qui la con­sid­érons comme la pre­mière réac­tion à l’injustice, « en tant qu’élan de révolte, même réduit à une explo­sion en apparence sans but, la vio­lence exprime une prise de con­science ». Mais où nous ne pou­vons le suiv­re dans son raison­nement, c’est lorsqu’il con­sid­ère que « l’action vio­lente retrempe les éner­gies, réveille les colères passées. Elle crée en même temps un cli­mat d’effervescence où ger­ment les idées neuves ».

Il nous paraît en effet que, mieux que d’applaudir au réveil des colères passées, il serait plus béné­fique de les dévi­er, de sub­limer cette réac­tion vio­lente, de la replac­er dans des actions créa­tri­ces, telles celles que l’auteur lui-même pré­conise plus loin, l’autogestion notamment.

Con­scient qu’il est des dan­gers, d’ailleurs pos­si­bles, pour ne pas dire cer­tains, de la vio­lence, il ajoute : « Riposte naturelle et fer­ment de con­science, la vio­lence est bien un élé­ment de l’action révo­lu­tion­naire. II ne faut jamais oubli­er cepen­dant les risques qu’elle fait courir à la lib­erté lorsque, sous la pres­sion des cir­con­stances, elle finit par être insti­tu­tion­nal­isée, militarisée. »

Il pré­cise encore sa pen­sée sur les formes mêmes des vio­lences divers­es : « Il ne faut pas oubli­er non plus que l’action vio­lente ne se con­fond pas avec la lutte armée et que le recours, en temps oppor­tun, et selon des méth­odes effi­caces, à la pre­mière peut par­fois éviter les risques de la sec­onde. » Réfu­tant le mythe d’une révo­lu­tion anar­chiste prévue et organ­isée par avance, il affirme enfin : « Les anar­chistes, et plus générale­ment les groupes révo­lu­tion­naires, n’ont pas à déclencher à tel moment un mou­ve­ment général d’insurrection vio­lente, et le plus sou­vent ils n’en ont d’ailleurs pas les moyens. Un tel mou­ve­ment n’est pos­si­ble, effi­cace, que comme riposte col­lec­tive con­di­tion­née par la sit­u­a­tion globale. »

Mil­i­tant act­if et désireux d’efficacité, il pré­conise alors, comme action pos­i­tive des anar­chistes et social­istes lib­er­taires sur le plan social et dans leur lutte quo­ti­di­enne, une par­tic­i­pa­tion active dans les mou­ve­ments allant vers une prise de con­science nou­velle et ce sous peine de dis­pari­tion en cas d’abstention et de repli dans un purisme byzan­tin. « La tâche des lib­er­taires, dit-il, sera de ren­forcer autant que pos­si­ble les secteurs auto­gérés, de pour­suiv­re inten­sé­ment leur tra­vail de for­ma­tion et d’éclaircissement. Chaque vic­toire rem­portée par les exploités, où que ce soit, est une étape vers la révo­lu­tion inté­grale. Nous abstenir de par­ticiper à un mou­ve­ment col­lec­tif chaque fois que les objec­tifs et les moyens ne sont pas spé­ci­fique­ment anar­chistes, c’est nous con­damn­er à l’impuissance. »

Au tiers de cette pla­que­tte il con­clut, appelant encore à l’action inces­sante de tous : « Quels que soient les risques et les chances dans l’avenir, quels que soient les reflux et les incer­ti­tudes du présent, il n’y a pas de répit possible. »

Ce mod­este ouvrage, une cen­taine de pages, mérit­erait dans l’avenir un long développe­ment et de nom­breuses adjonc­tions et pré­ci­sions, mais il nous sem­ble tel quel un des plus impor­tants pour la com­préhen­sion de l’anarchisme con­tem­po­rain, de ses tâch­es, de ses buts, de ses expéri­ences, aus­si en recom­man­derons-nous la lec­ture atten­tive à tous nos lecteurs et amis, en espérant qu’il leur apportera les élé­ments d’un dia­logue et d’un appro­fondisse­ment souhaita­bles et plus que jamais nécessaires.

Lucien Gre­laud


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