La Presse Anarchiste

Rue du prolétaire rouge

Il s’a­git du livre de Nina et Jean Kehayan (Ed. Du Seuil, 221p). Depuis sa paru­tion il y a quelques mois, il a fait l’ob­jet de nom­breux com­men­taires, de prises de posi­tion, etc… Les auteurs ont par­ti­ci­pé à « Apos­trophe » (télé­vi­sion, 10/​11/​1978).

Qu’y a t‑il d’o­ri­gi­nal dans ce tra­vail ? Les auteurs retracent leur vie quo­ti­dienne à Mos­cou de 1972 à 1974 ; il y avait déjà eu des témoi­gnages de ce genre, cer­tains même plus appro­fon­dis et moins anec­do­tiques, mais ce qui est par­ti­cu­lier, c’est que ce couple était com­mu­niste et vou­lait le res­ter, et qu’il ose dire la véri­té de la vie quo­ti­dienne sans rien cacher. Depuis plus d’un demi siècle, des cen­taines de mil­liers de com­mu­nistes occi­den­taux ont vécu en Union Sovié­tique, et même s’ils ne par­laient pas la langue, ils ne pou­vaient igno­rer le drame de la vie quo­ti­dienne de sovié­tiques ; le mythe à entre­te­nir était tou­jours plus fort que la néces­si­té de dire la véri­té, la dis­ci­pline du par­ti plus puis­sante que le sen­ti­ment de l’hon­nê­te­té humaine. Et à son retour, chaque témoin conti­nuait à entre­te­nir des men­songes et cette fal­si­fi­ca­tion historique.

Dans le pas­sé, il y a eu quelques exemples d’at­ti­tudes cou­ra­geuses mais elles n’é­taient pas le fait de mili­tants du par­ti. On connaît l’exemple d’An­dré Gide et son livre « retour d’URSS » qui a déchaî­né une tem­pête d’in­di­gna­tion et d’in­sultes. On connaît moins celui de Panait Istra­ti avec son livre « Confes­sion pour vain­cus » (15/​10/​1929) qui a eu des consé­quences funestes pour son auteur. Les attaques per­son­nelles d’un écri­vain comme Hen­ri Bar­busse ont pous­sé l’o­pi­nion publique à condam­ner Istra­ti à l’ou­bli et à la misère.

Il n’est pas éton­nant que le PCF essaie de déclen­cher de nou­veau le réflexe de soli­da­ri­té incon­di­tion­nelle, et excom­mu­nie les auteurs de ce livre.

Mais ce qui nous inté­resse en pre­mier lieu, c’est de ne plus per­mettre au rideau de pudeur et de men­songes de défor­mer la réa­li­té quo­ti­dienne de la vie sovié­tique, la tra­gé­die de mil­lions d’êtres humains pen­dant des décen­nies. Il aura fal­lu des dizaines et des dizaines de témoi­gnages, de récits véri­diques pour que la réa­li­té his­to­rique des gou­lags et des holo­caustes hit­lé­riens ne soient plus mise en doute. Mais même en dehors des camps d’ex­ter­mi­na­tion, la vie dans le « para­dis sovié­tique » est aus­si un inter­mi­nable camp de redres­se­ment, d’é­du­ca­tion et de ter­reur. Il faut répé­ter cette évi­dence du socia­lisme « réel » jus­qu’à ce qu’elle soit admise comme une évidence.

C’est dans ce sens que je ne suis pas d’ac­cord avec le compte ren­du de ce livre paru dans le Monde Liber­taire. Même si nous, les liber­taires, étions les pre­miers à pré­voir, à consta­ter, à com­battre les mons­truo­si­tés du socia­lisme auto­ri­taire du type bol­che­vique, nous ne devons ni négli­ger ni mépri­ser ceux qui sont arri­vés aux mêmes conclu­sions avec beau­coup de retard et d’hé­si­ta­tions. Au lieu de tou­jours don­ner des leçons et nous enfer­mer dans notre tour d’au­to­sa­tis­fac­tion, nous pou­vons apprendre nous aus­si à concré­ti­ser les exemples et aider ain­si les autres à prendre conscience.

Du livre « Rue du Pro­lé­taire rouge » il y a beau­coup à apprendre :

P13 « avant le voyage à Mos­cou nos res­pon­sables nous avaient deman­dé de bien réflé­chir car selon leur propre dire 90% des cama­rades qui fai­saient ce type d’ex­pé­rience étaient défi­ni­ti­ve­ment per­dus pour le par­ti… Nous avons réso­lu­ment choi­si de res­ter au nombre des 10% de fidèles. »

P. 25 «… Les deux années que j’ai vécues à Mos­cou m’ont convain­cue que l’his­toire ne s’é­tait pas arrê­tée à ces conquêtes, qu’elle pour­sui­vait son che­min et qu’elle le pour­sui­vait dans une direc­tion tota­le­ment oppo­sée à celle pour laquelle tant de com­mu­nistes disaient se battre en France. C’est alors qu’un mythe est par­ti en lam­beaux, déchi­que­té lentement…»

P. 30 «… Je me suis effor­cé de de scru­ter (en pro­fon­deur les incom­pré­hen­sion) avec une totale bien­veillance pen­dant deux ans, mais sans jamais pou­voir détec­ter le moindre symp­tôme qua­li­ta­tif qui m’au­rait per­mis de défi­nir la socié­té socia­liste comme socialiste. »

P. 66 « À par­tir du moment ou l’é­tat et le par­ti affirment déte­nir les règles du pro­grès et que les mesures admi­nis­tra­tives néces­saires ont été prises pour par­ve­nir aux chan­ge­ments, il ne reste plus au citoyen qu’à attendre pas­si­ve­ment et à voir venir. »

P. 70 « Pour nos amis, pour les gens de ren­contre, notre qua­li­té de membres du par­ti jetait un froid, un malaise et une espèce de rete­nue dans les conver­sa­tions… Loin des réunions offi­cielles, les cama­rades sovié­tiques ne com­pre­nait pas que l’ont pût être membre d’un par­ti com­mu­niste de façon dés­in­té­res­sée dans un pays comme la France.

Les jeunes sur­tout expri­maient cette défiance. Ceux pour qui la phase révo­lu­tion­naire concerne un pas­sé loin­tain, une vieille his­toire enter­rée que les aînés s’in­gé­nient en vain à res­sus­ci­ter. Ils ont ces­sé de croire en un quel­conque idéalisme.

Tou­te­fois lors d’é­vè­ne­ments impor­tants tels que les jours du scru­tin, de mani­fes­ta­tions offi­cielles… Le Sovié­tique change de peau, trouve un sérieux et un enthou­siasme qui ne laisse pas pla­ner le moindre doute sur la soli­di­té du régime et la puis­sance du par­ti. Comme s’il y avait une sorte d’im­pôt civique et poli­tique à payer pour gagner sa tran­quilli­té au tra­vail et l’es­time de son immeuble. »

P. 76 « La carte est un pré­cieux pas­se­port qui ouvre des portes, solide confré­rie qui tient en main les rênes du pays…

Le membre du Par­ti devient un homme sûr de lui, ayant réponse à tout, ne se trom­pant jamais, grâce au Mar­xisme, et déte­nant la clé de la science et du juge­ment uni­ver­sel. Paral­lè­le­ment, il se doit de renon­cer à tout esprit cri­tique et à toute idée per­son­nelle en matière de politique. »

P.83 « Un membre du par­ti ne peut faire marche arrière, il ne contrôle plus les évè­ne­ments, ce sont eux qui font sa vie. Un citoyen qui démis­sionne ou qui est exclu est un homme mort sans aucune pers­pec­tive, et sans salut possible. »

P. 86 « Il (le repré­sen­tant du syn­di­cat) me dit très clai­re­ment que le rôle du syn­di­cat consiste à faire appli­quer la poli­tique du Par­ti et à gérer les œuvres sociales de l’entreprise. »

P.88 « Si d’a­ven­ture un contrôle inopi­né d’ex­perts sur­pre­nait un bilan en fla­grant délit de men­songes, seule la tête du direc­teur sau­te­rait avec la béné­dic­tion du comi­té du Par­ti et du syndicat.

La volon­té de ne pas avoir d’en­nui, de ne pas faire de vagues, incite chaque res­pon­sable à mas­quer les dif­fi­cul­tés, à tru­quer les courbes de pro­duc­tion. Dans ces condi­tions, per­sonne ne peut réel­le­ment connaître la situa­tion éco­no­mique du pays. »

P. 90 « Le déca­lage entre le dis­cours offi­ciel et la réa­li­té impose en per­ma­nence une double per­cep­tion des pro­blèmes et façonne les esprits à une éton­nante apti­tude à la duplicité…

Les vieillards repus qui détiennent le pou­voir sont inca­pables de com­prendre les pro­blèmes du pays ou de la jeu­nesse, ils baignent tel­le­ment dans l’o­pu­lence qu’ils en ont per­du depuis long­temps les notions même de pri­va­tion ou de déficit. »

P. 147 « Trois mots clés dans la bouche de deux cent cin­quante mil­lions de per­sonnes : se pro­cu­rer, défi­ci­taire, importé. »

P. 149 « La pénu­rie totale de viande, de choux, de pomme de terre – légumes de bases de l’a­li­men­ta­tion russe – est un phé­no­mène cou­rant dès que l’on quitte les portes de la capitale. »

P. 150 « Il en avait vu pour­rir des tonnes (de tomates) faute de camions pour les trans­por­ter… Le lais­ser-aller, l’in­sou­ciance, sont l’ex­pli­ca­tion de fond la plus plau­sible que l’on donne au phé­no­mène de pénu­rie, à cette espèce d’é­co­no­mie de guerre… Les res­pon­sables se sou­cient fort peu du goût des gens ; ils ont un plan quan­ti­ta­tif à rem­plir ; quant au reste… L’i­na­dap­ta­tion de l’in­dus­trie et de la dis­tri­bu­tion aux besoins de la clien­tèle est un phé­no­mène per­ma­nent de la socié­té soviétique. »

P. 154 « La plu­part des gens ne se posent pas de ques­tion… On les a si bien habi­tués à pas­ser une par­tie de leur vie dans les dédales de la bureau­cra­tie qu’ils ne remettent plus en cause ce genre de structure…

L’es­sen­tiel pour notre gou­ver­ne­ment est de nous faire perdre le plus de temps pos­sible, de faire en sorte que notre temps libre le soit en fait le moins libre possible. »

P.158 « En URSS, non seule­ment les lois de l’offre et de la demande existent, mais elles s’exercent à tra­vers tout un réseau où le sys­tème D, le tra­fic, le vol et toutes sortes de mar­chés paral­lèles ont leur place. »

P. 198 « Tout contri­bue à la nor­ma­li­sa­tion de l’in­di­vi­du : l’u­ni­for­mi­sa­tion des pro­grammes d’é­du­ca­tion et d’en­sei­gne­ment, l’ho­mo­gé­néi­té des médias, l’u­ni­ci­té de l’i­déo­lo­gie, l’ab­sence totale de choix dans l’ha­bille­ment, le mobi­lier et l’ha­bi­tat, la sou­mis­sion de toutes les formes de la culture à des sché­mas pré­dé­fi­nis. Or, ici comme ailleurs, la nature humaine recherche les moyens de se sin­gu­la­ri­ser, de se créer une iden­ti­té autre que l’i­den­ti­té collective. »

P. 204 « Pro­té­ger ses enfants contre une édu­ca­tion trop mono­li­thique n’est pas une mince affaire, mais se pro­té­ger soi-même contre l’as­su­rance qu’af­fichent les repré­sen­tants du pou­voir tient de l’héroïsme. »

P. 241 « Dire de l’URSS qu’elle n’est ni un enfer, ni un para­dis lui donne impli­ci­te­ment un sta­tut de socié­té à l’i­mage de la nôtre, avec ses hauts, ses bas… Il va fal­loir renon­cer à ces juge­ments confor­tables… Nous avons été trop sou­vent confron­tés au mépris écra­sant de l’É­tat envers l’in­di­vi­du, sa réflexion et son ini­tia­tive per­son­nelle, pour conti­nuer à pen­ser que ces tsars ne sont que le fruit d’er­reurs ponc­tuelles, pas­sa­gères, remé­diables et non une per­ver­sion fon­da­men­tale du socia­lisme pour lequel se sont bat­tus les bol­ché­viks de la pre­mière heure.

Rien de ce qui se passe dans la socié­té sovié­tique n’est rationnel. »

P. 216 « Le Par­ti-État se réclame père de chaque citoyen et reven­dique le droit exclu­sif de dis­po­ser de son bon­heur indi­vi­duel… Le concept de démo­cra­tie est réduit à un faux-sem­blant de dis­cus­sion cana­li­sé par le Par­ti… La majo­ri­té silen­cieuse vit dans l’at­tente d’un évé­ne­ment heu­reux ou mal­heu­reux mais dans tous les cas sur lequel elle n’au­ra aucune prise. »

On ne peut pas résu­mer tout le livre, mais il faut signa­ler quelques cha­pitres par­ti­cu­liè­re­ment vivants : la condi­tion fémi­nine, l’alcoolisme.

Avant de ter­mi­ner, il faut faire une remarque. À l’é­mis­sion de télé­vi­sion du 10/​11/​1978, par­ti­ci­paient deux res­pon­sables du PCF auteurs du livre « L’URSS et nous », qui ont recon­nu que l’URSS ne peut plus ser­vir de modèle à l’oc­ci­dent, qu’il existe en URSS des pri­vi­lèges trans­mis de géné­ra­tion en géné­ra­tion, et que le PCF avait deman­dé des expli­ca­tions sur plu­sieurs points au Par­ti Com­mu­niste Russe, et celles-ci n’é­taient pas satis­fai­santes. Mais ils sou­tiennent l’URSS mal­gré ses défauts parce que c’est une socié­té socia­liste par le fait que la pro­prié­té n’ap­par­tient pas au capi­ta­lisme pri­vé mais à la socié­té toute entière. La réponse de la « Prav­da » n’a pas tar­dé, elle accu­sait les cama­rades fran­çais d’in­fi­dé­li­té et d’in­suf­fi­sances d’information

Dimi­trov


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