La Presse Anarchiste

Sur la mort de Samuel Spanien

Dans le cour­ri­er qui, en sep­tem­bre, m’attendait en Suisse ital­i­enne, la let­tre d’une amie me trans­met­tait une coupure de jour­nal, avec ce titre : « Maître Samuel Spanien se tue en auto­mo­bile ». D’autres auront dit la navrante cru­auté d’un tel acci­dent et, de façon plus con­crète­ment infor­mée que je ne saurais faire, évo­qué la fig­ure de l’homme qui, défenseur de Blum lors du procès de Riom, mon­tra un si beau courage. La tristesse toute privée que m’a causée sa mort et dont le poème ci-dessous garde l’empreinte, ne con­cern­erait au fond que moi seul et se passerait donc bien d’être con­fiée à l’imprimé, si, en plus d’un douloureux hom­mage, ces ver­sets, sans doute en par­tie jusque par leur refus de toute incan­ta­tion, n’attestaient, à l’étiage le plus hum­ble­ment per­son­nel de nos des­tinées à tous, l’omniprésence de la cat­a­stro­phe qui, avec le défer­lement des grandes guer­res, est dev­enue notre durable, notre amer cli­mat quo­ti­di­en. Amer : car, non seule­ment pour Samuel Spanien et le sur­vivant que désor­mais je suis, mais encore pour tant et tant d’autres, en sur­croît à toutes les hor­reurs, à toutes les tragédies, à toutes les vio­lences, il y aura eu, néant plus insi­dieux que le néant même, la mort avant la let­tre de ce qui, en d’autres âges, eût pu être à la longue une révérente et fidèle fra­ter­nité de vieux compagnons.

Sur la mort de Samuel Spanien

« … Et je ne sais quel vide, en moi-même, vaine­ment aspire désor­mais, moins heureux que les pau­vres corps dont l’empreinte a pu sub­sis­ter, à Pom­péi, sous la cen­dre refroi­die du Vésuve, à garder la forme, tou­jours informe, de notre ami­tié manquée. »

Sou­venir, je ne deman­derai pas : « Que, me veux-tu ? »

Tu ne veux rien, et moi je ne veux rien de toi.

Tu existes, c’est tout.

Et ce n’est pas grand-chose.

Aux lieux de la plus grande mis­ère – caserne-école de Sainte-Anne –

Nos deux jeuness­es se rencontrent.

Ta recon­nais­sance de ce que je n’avais même pas pen­sé que tu étais juif.

Et cepen­dant tu tenais à l’être :

Cette prom­e­nade sous la pluie dilu­vi­enne que ta fidél­ité rit­uelle m’imposa un samedi.

Ta gêne aus­si mal­gré toi quand rue de La Tour d’Auvergne ton père

Se mon­trait si pure­ment ghet­to devant moi le goï aux préjugés rationnels.

Mais nous aimions les mêmes idées, les mêmes poètes,

Le même rêve de ne pas arriver.

(Si depuis tu l’étais, arrivé, en somme,

Tu n’avais pas dû le faire exprès…)

Comme pour­tant, ô fils de Russes,

Tu savais déjà mieux que moi la vie qui nous attendait.

(Je revois ce soir d’hiver dans la Cité, face au Palais ; la féerique lumière du cré­pus­cule arti­fi­ciel trans­fig­u­rant les robes entravées dont c’était alors la mode. Et toi, inter­rompant notre con­ver­sa­tion éter­nelle : « Regar­dons bien ce monde tel qu’il est, ces clartés, ces femmes. Tout cela, nous ne le ver­rons plus longtemps. C’est presque, déjà, du souvenir… »)

L’abîme.

Ma ren­trée de Lon­dres à Paris, dans ce Paris aux dra­peaux sales,

Mal­gré la Marne instal­lé déjà dans l’attente sans espoir.

Je me cri­spais d’anathème, et toi

Tu me com­pre­nais bien sûr, mais tu cour­bais le dos sous la nou­velle colère de ton vieux Dieu méchant.

La même tristesse, hélas, la même hor­reur nous per­me­t­tait de nous rejoindre.

Les pau­vres per­mis­sions dans Paris de l’enfant que tu étais.

Dimanche au Lux­em­bourg, –  et cette mal­heureuse gueule cassée qui

Parce que tu ne l’avais pas vue, pas saluée –

Nous par­lions de Pla­ton peut-être –

Te fai­sait met­tre au garde-à-vous. Navrés, hon­teux d’être au monde

Nous n’échangions qu’un seul regard. Le monde

À notre place avait vieil­li. Oh enfants aux cheveux blancs invis­i­bles que nous allions rester pour toujours !

Puis je fus seul ; ma vie continuait.

On t’avait fait par­tir vers ce pays qui fut la joie, – qui fut la mort d’Apollinaire.

Jamais tu n’auras com­pris que j’avais le cœur trop lourd pour t’écrire.

Et peut-être plus tard m’en as-tu voulu d’être fidèle à moi-même

En choi­sis­sant la vie d’exil, le Refus.

Silence.

Un silence impur, une dernière fois pollué,

Avant qu’aujourd’hui

Tout

Pour rien

Se taise.

[/Jean Paul Sam­son,

Ron­co-sopra-Ascona, 14 sep­tem­bre 1952/] 


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