La Presse Anarchiste

Les Femmes et la Tradition

On a sou­vent répété que la femme est l’être du monde le plus attaché aux tra­di­tions. Elle est con­ser­va­trice par excel­lence, dit-on ; c’est sur elle que s’ap­puient les forces de la réac­tion, en alléguant le respect dû à l’usage, aux habi­tudes, à toutes ces hypocrisies qui con­stituent, en grande par­tie, l’a­panage du monde « civilisé ».

L’habi­tude est une étrangère

Qui sup­plante en nous la raison,

a dit le poète. Habi­tudes, tra­di­tions : mots pom­peux qui excusent toutes les paress­es, qui abri­tent toutes les lâchetés. Le véri­ta­ble courage, c’est de bris­er avec elles, comme avec des choses mortes dont il ne faut pas s’en­com­br­er. La vérité de la veille devient, insen­si­ble­ment, l’er­reur du lende­main. Tout change, se renou­velle sans cesse, et pour rester logiques et sincères, les con­cep­tions humaines doivent évoluer aussi.
Cette idée du change­ment inces­sant est, le plus sou­vent, mal accueil­lie par la femme, et cette dis­po­si­tion naturelle à se retourn­er vers le passé, fait de son esprit un ter­rain favor­able au respect de la tradition.

Prédis­posée, sem­ble-t-il, par son rôle d’épouse et de mère à se repli­er sur elle-même et sur sa famille proche, elle a besoin, plus que l’homme, de sta­bil­ité. Créa­trice, elle recherche instinc­tive­ment un emplace­ment solide pour y établir les siens. « Il faut, écrit un philosophe, que ses bras se refer­ment sur quelque chose. » Édu­ca­trice pre­mière de l’en­fant, elle veut s’ap­puy­er, dans cette tâche, sur des bases qu’elle juge sûres (ou anci­ennes, ce qui est la même chose pour elle, car trop sou­vent, dans sa naïveté, elle croit que ce qu’elle a tou­jours vu dur­era tou­jours). Elle con­serve les habi­tudes et les tra­di­tions passées comme son ancêtre con­ser­vait, aux épo­ques prim­i­tives, pour les redire à ses petits, les légen­des et les fables que l’aïeule lui avait racon­tées lorsqu’elle était enfant.

Moins aven­tureuse que l’homme, elle aime la tran­quil­lité domes­tique, le bien-être du foy­er, la trame régulière et silen­cieuse des jours, qu’elle agré­mente elle-même, patiem­ment, selon ses fan­taisies ou selon ses caprices..

« Sou­vent femme varie », dit la vieille chan­son, et elle pense, mali­cieuse­ment, que la Française surtout est changeante. Com­bi­en de femmes, cepen­dant, cherchent à se créer une vie assurée, soit par leur tra­vail pro­pre, soit par la sit­u­a­tion de leur mari, une vie monot­o­ne certes, mais tran­quille, d’où l’in­quié­tude serait ban­nie, où les jours passeraient, l’un après l’autre, rem­plis des mêmes besognes et des mêmes pen­sées. Ah ! L’assurance du lende­main, le repos matériel ! Com­bi­en de femmes y aspirent — et com­bi­en d’hommes aus­si ! — et quelles bassess­es, quelles lâchetés ne com­met­traient-ils pas pour l’obtenir !

C’est non seule­ment sa nature per­son­nelle, c’est aus­si le passé de la femme, tenue si longtemps à l’é­cart de la vie, der­rière les murs du gynécée, de la cui­sine ou du salon ; c’est l’é­d­u­ca­tion qu’on lui a don­née, si bien faite pour réprimer toute ten­ta­tive d’é­man­ci­pa­tion ; c’est là que sont les caus­es loin­taines et pro­fondes de son respect des traditions.

Et cepen­dant, il est indis­pens­able que la femme devi­enne, autant que l’homme, une aux­il­i­aire du pro­grès. Sa nature sem­ble-t-elle donc si défa­vor­able aux idées avancées ? Ne saurait-elle s’épren­dre, elle aus­si, de nobles et grandes caus­es ? Man­querait-elle de courage et l’ab­né­ga­tion dont on la dit parée, ne saurait-elle s’ap­pli­quer à la vérité, à la véri­ta­ble justice ?

J’ai con­nu une femme, cepen­dant, dont le courage intel­lectuel dépas­sait, de beau­coup celui de son mari. L’un, respectueux de la tra­di­tion, cour­bait sa con­science devant ce qu’il appelait son « devoir pro­fes­sion­nel », pou­vait se dédou­bler en fonc­tion­naire qui exé­cute des ordres et en homme qui les con­damne. « Voilà, m’ex­pli­quait-il un jour, ce que je n’ar­rive pas à faire com­pren­dre à ma femme. » Et voilà pourquoi, juste­ment, moi, j’es­ti­mais, davan­tage que lui, sa femme qui ne pou­vait se résoudre à penser une chose et à faire la chose opposée, sous le pré­texte lâche qu’elle était com­mandée par l’usage… et par les autorités. Cette femme n’é­tait pas une excep­tion. Il y a, chez toutes les femmes, une con­cep­tion bien nette de l’i­den­tité qu’il doit y avoir entre les idées qu’on a et les actions qu’on fait.

Plus pra­tique et moins spécu­la­tive que l’homme, la femme, lorsqu’elle a admis une idée en principe, veut l’ap­pli­quer dans sa vie pro­pre. Elle ne s’embarrasse pas, comme il le fait sou­vent, d’idées acces­soires et de « cheveux coupés en qua­tre ». Son rôle est de con­cré­tis­er les con­cep­tions qui lui sem­blent belles et, pour en arriv­er là, elle ne manque pas de courage.

On ne peut la vouloir sem­blable à l’homme peut-être, dans les routes com­plé­men­taires qu’ils suiv­ent séparé­ment, l’homme a‑t-il pour rôle de con­cevoir l’idée, et la femme de l’exé­cuter, de l’adapter à la pra­tique et de la con­serv­er jusqu’à ce qu’une autre, plus nou­velle et mieux appro­priée au milieu et au temps, vienne rem­plac­er l’idée ancienne.

Plus sen­si­ble encore que l’homme à l’en­seigne­ment par l’ex­em­ple, la femme vien­dra aux idées anar­chistes qui sont à l’a­vant-garde des idées, si les lib­er­taires savent, par l’ex­em­ple de leur vie jour­nal­ière, ren­dre à ses yeux l’idée assez pure pour qu’elle la juge capa­ble d’embellir sa vie.

Une Révoltée.


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