La Presse Anarchiste

M. Bergson, maître-à-penser de la 3e République

M. Berg­son fut le maître à penser des « jeunes gens d’aujourd’hui [[ Jeunes Gens d’aujourd’hui, par Agath­on, parut en 1913. Ce livre, comme fait sur com­mande, eut une grosse influ­ence dans la jeunesse des Uni­ver­sités, pour la pré­par­er à l’idée de la guerre.]]». Son nom fig­ur­era dans l’histoire de M. Poin­caré, comme celui de Descartes dans l’histoire de Louis XIV. M. Berg­son a été le Descartes du Nation­al­isme bour­geois. Comme l’auteur du « Dis­cours sur la Méth­ode », il a ven­du sa pen­sée à la force sociale de son temps ; il a renon­cé aux pures joies du philosophe pour goûter aux jouis­sances de l’homme célèbre. Il s’est pros­ti­tué à la gloire de son siècle.

Hen­ri Berg­son avait un tré­sor unique, un surhu­main tré­sor. Il l’a mon­nayé en pièces courantes à l’effigie d’un Prési­dent de République. M. Berg­son a per­du son âme. Il lui reste la pop­u­lar­ité et les hon­neurs, c’est bien peu de chose pour le penseur des « Don­nées immé­di­ates de la Conscience ».

Loin du grand fleuve de col­lec­tive rai­son où s’en vien­nent boire et se laver et nav­iguer et faire leur com­merce de vie sociale les hommes à la pra­tique activ­ité, loin de ses plaines indus­trieuses qu’il arrose de ses canaux en sci­en­tifiques irri­ga­tions, loin des cités qu’il fait naître sur ses bor­ds pour y organ­is­er toutes choses en fonc­tion de com­mune mesure, le jeune philosophe Hen­ri Berg­son était par­ti vers les soli­taires hau­teurs où la mon­tagne crée des sources. Longtemps il avait cher­ché aux replis des roches la source mirac­uleuse : celle que n’appelait pas dans sa course la servi­tude du grand fleuve de rai­son. Sou­vent, la croy­ant trou­ver, ses pas bondis­sants suivirent, fréné­tique course, quelque tor­rent où sem­blaient danser plus libre­ment les reflets du monde. Ses pieds saig­nants et les halète­ments de sa poitrine ne con­dui­saient de caus­es en caus­es, le long de la pente de matérielle néces­sité, que vers les eaux aux mornes flots où tout s’enchaîne vers la mort.

Mais un matin, alors qu’il ne cher­chait pas et que, vagabon­dant dans le vent des cimes, son âme par tous ses sens flot­tait har­monieuse­ment sur les clartés et les par­fums et les caress­es de la mon­tagne en une rêver­ie d’enfance pour la seule joie de sen­tir, une musique s’éveilla, en ce moment — une musique d’il ne savait où — une musique qui le chan­tait dans les choses et qui sem­blait chanter en lui les choses — une musique sans lien — une musique sans fin, une musique indé­com­pos­able et toute une et si pres­tigieuse­ment mul­ti­forme qu’il lui était impos­si­ble de la fix­er en nulle forme — une musique de lib­erté. Et le philosophe errait de monts en monts, de val­lées en val­lées et du matin jusqu’au soir — et durant la nuit encore et la musique chan­tait tou­jours. Elle nar­guait temps et espace. Alors il com­prit qu’il la por­tait en lui et comme il ne raison­nait pas en ce moment, et que sa pen­sée, depuis le matin ne s’était dressée aucun plan et n’avait suivi aucun enchaîne­ment d’idées finies, le philosophe com­prit que ce n’était pas son intel­li­gence qui chan­tait ain­si dans son être. Alors il s’endormit. Et la musique chan­ta encore jusqu’à matin en des songes qu’il n’oublia pas. Et quand Hen­ri Berg­son s’éveilla à la lumière ses yeux virent enfin la source dont la musique l’avait enchan­té. Il décou­vrit, sour­dant de ses sens en frémis­santes ondes sym­phoniques, le libre cours de l’intuition. Celui-là n’allait pas vers les plaines. Il ne se per­dait pas dans les mornes et com­munes eaux de la rai­son humaine. Il ne coulait pas ; il jail­lis­sait. Il ne suiv­ait les acci­dents d’aucun lit. Il s’élançait vers les cimes sans avoir besoin, pour se mou­voir, d’obéir aux lois causales. Rien ne pous­sait son courant. Il s’attirait lui-même vers ses pro­pres fins. En se désir­ant il se créait, et l’harmonie était la seule loi de son activ­ité. Ses vagues de clartés musi­ci­ennes libéraient la sen­sa­tion du joug du ratio­nal­isme. Elles la délivraient des desséchantes étreintes de la col­lec­tive intel­li­gence pour la ren­dre à son éclo­sion, au rythme de la per­son­nal­ité. En se rep­longeant aux intu­itives ondes, la sen­sa­tion ces­sait d’être le pondérable élé­ment d’universelle servi­tude pour devenir l’infini généra­teur d’individuelle liberté !

Hen­ri Berg­son mon­trait ain­si qu’une sen­sa­tion n’est pas cet iden­tique atome avec lequel les psy­cho-physi­ciens pré­ten­dent recon­stru­ire par de pré­cis­es for­mules mul­ti­plica­tives la com­po­si­tion des dif­férentes âmes. En une sim­ple sen­sa­tion se man­i­feste le sub­jec­tivisme avec autant de con­fuse richesse syn­thé­tique que dans le plus com­plexe des sen­ti­ments. En une fugi­tive sen­sa­tion s’irradie la vie psy­chique d’un être dans toute sa force de créa­tive per­son­nal­i­sa­tion, tout comme en l’imagination la plus féconde. L’individu spir­ituel n’est pas un com­posé, il est un com­posant infi­ni. En lui toute l’activité n’a qu’une fin : l’harmonie de son tout, et en le moin­dre instant de sa vie il ne cesse de pass­er lui-même tout entier. On pour­rait appli­quer juste­ment à l’individu psy­chique la for­mule que les théo­logues accor­dent à Dieu : il est fout entier lui-même partout et nulle part, en tous instants et en tous lieux de sa créa­tion. À chaque point de sa vie il se crée.

Mais c’est à la sen­sa­tion qu’il se crée avec le moins de restric­tives luttes, dans toute sa pureté éclo­sive, en sa fleur unique. À la sen­sa­tion, l’individu se déploie avec toute sa lib­erté et en pleine vie.

Déjà un sen­ti­ment s’embarrasse d’abstractives formes. Il peut se raison­ner. Il con­tient en lui une idée. Or les idées s’associent. Elles se tien­nent entre elles comme les suc­ces­sifs mail­lons d’une chaîne qui lie l’individu à la col­lec­tiv­ité humaine. Elles vien­nent du dehors toutes faites et entrent dans une con­science afin d’en vio­l­er l’intimité. Car elles ne se con­tentent pas de se grouper entre elles afin d’enchaîner la vie intel­lectuelle de l’individu suiv­ant les lois de l’humaine rai­son. Elles ont aus­si l’objective ten­dance de s’emparer de sa vie affec­tive afin d’en fix­er les man­i­fes­ta­tions suiv­ant les formes pré­conçues d’un col­lec­tif idéal. Ce qu’on appelle le cœur humain n’est pas autre chose que le pro­duit de cet asservisse­ment des indi­vidu­elles sen­si­bil­ités aux préjugés de l’idéalisme d’une époque sociale. La vie sen­ti­men­tale de la plu­part des êtres con­stitue la néga­tion de leur libre arbi­tre parce qu’au lieu de sur­gir toute nue et vibrante des ondes intimes de leur sen­si­bil­ité, elle se pare de tra­di­tion­nels con­cepts afin de suiv­re les courants de l’imagination col­lec­tive. Ain­si défor­més, les sen­ti­ments ne méri­tent plus que d’être traités comme ils le sont par les psy­cho­logues de la Nou­velle-Sor­bonne. Ils ne man­i­fes­tent plus rien de l’âme indi­vidu­elle. Ils ne sont plus que d’épidémiques mal­adies de la con­science sociale.

Alors Berg­son nous chan­ta la vie sen­ti­men­tale se libérant des chaînes de l’intelligence pra­tique, oubliant tout ce qu’elle avait appris — et retrou­vant aux sources d’intuition la sève ascen­dante de sa lib­erté. Et le philosophe fut un poète qui nous révéla par quel rythme de poussée musi­cale l’intuitive con­science allait de la sen­sa­tion au sen­ti­ment comme en « une sym­phonie où un nom­bre crois­sant d’instruments se feraient entendre ».

Tan­dis que les psy­cholo­gies antérieures, avec leur ratio­nal­isme, ne don­naient à la vie affec­tive qu’un rôle d’auxiliaire devant se pli­er aux besoins de la con­nais­sance afin de lui fournir les instru­ments de son per­fec­tion­nement — la psy­cholo­gie de Berg­son mon­trait que la vraie créa­tion psy­chique est l’œuvre du sub­jec­tivisme affec­tif. La sen­si­bil­ité intu­itive n’est plus l’esclave de l’intelligence rationnelle. Celle-ci n’est con­sid­érée que comme la somme des moyens dont se sert l’individualité afin d’agir pra­tique­ment par­mi le milieu objec­tif. Les idées ne sont plus que des tra­duc­tions arti­fi­cielles, afin de fix­er momen­tané­ment en sym­bol­es extérieurs un instant de la sub­jec­tive infinité. Elles ne sont que des instru­ments de com­mu­ni­ca­tion entre les divers­es per­son­nal­ités. Chaque con­science ne leur doit rien. Les idées sont extérieures à la vie de l’âme. Elles ne com­posent pas plus la réal­ité psy­chique que les signes du télé­graphe ne con­stituent la parole d’un homme. Loin que les indi­vid­u­al­ités sen­tantes doivent s’asservir aux idées — ce sont les idées qui ne peu­vent être que les instru­ments mod­i­fi­ables et réformables d’une per­son­nal­ité qui se veut libre­ment éclore en son intu­itive vie.

Il est assez curieux de remar­quer que le règne des idées qui impo­sait à l’âme indi­vidu­elle une soumis­sion aux formes pra­tiques de l’être col­lec­tif pou­vait en même temps con­duire l’être au renon­ce­ment à toute vie active. En faisant de la vie spir­ituelle un enchaîne­ment d’idées en Dieu ou en la rai­son humaine ou en l’universelle har­monie ou en tout autre lieu de com­mune pen­sée, on ne refu­sait pas seule­ment à l’individu l’irréductible orig­i­nal­ité de son âme, mais encore pou­vait-on lui nier l’importance de son action. Il ne restait que la toute puis­sance du verbe : « Ver­i­tas in dic­to, non in re con­sis­tit » [[La vérité con­siste dans le mot et non dans la chose.]] tel pou­vait être le pré­cepte de toutes les philoso­phies édi­fiées sur les ruines de la pure affec­tiv­ité. Toutes par­laient comme s’il n’y avait que le « verbe » et la « chose » : « Dic­tum et res ». — Berg­son leur pou­vait répon­dre : « Ver­i­tas non in dic­to, neque in re, sed in sen­so con­sis­tit » [[La vérité ne con­siste ni dans le mot, ni dans la chose, mais dans la sensation.]].

Mais, dédaig­nant, tor­tu­rant ou bafouant la sen­sa­tion, les philosophes de l’idéalisme ont tous placé la suprême noblesse en 1’«ataraxie ». Que ce soit par l’abstinence stoï­ci­enne, par la résig­na­tion chré­ti­enne, par la « dis­cré­tion » rynéri­enne ou par l’ironie délec­tive de Rémy de Gour­mont, c’est tou­jours la même con­tem­pla­tion du cours des idées uni­verselles, en son pas­sage au tra­vers de l’âme d’un penseur. C’est tou­jours aus­si le renon­ce­ment à vivre sa vie selon soi-même, sous le même pré­texte que les « pen­sées sont faites pour être pen­sées et non pour être agies ».

Au règne divin de la pen­sée, l’idéal du sage est de souf­frir et de sup­port­er indif­férem­ment les indi­vidu­elles affec­tions de la vie sen­si­ble comme des acci­dents qui ne doivent prêter qu’au dédain ou à la risée, afin de s’accorder tout entier à la con­tem­pla­tion pas­sion­née ou sere­ine ou dilet­tante de l’universel cours des idées. Et ce sage, qu’il soit Jésus ou Épic­tète ou Rémy de Gour­mont ou Ryn­er, pour­ra comme Jésus se laiss­er souf­fleter par la sol­datesque et porter char­i­ta­ble­ment la croix de son mar­tyre jusqu’au cal­vaire, il pour­ra comme Épic­tète être esclave et se faire tor­dre la jambe par un maître jusqu’à ce qu’elle en casse, il pour­ra comme un Han Ryn­er subir durant toute une vie de pau­vre labeur quo­ti­di­en le sup­plice de par­ler par­mi le silence, ou comme Rémy de Gour­mont se soumet­tre aux exi­gences rapetis­santes de la con­di­tion d’écrivain pour qui pré­tend en vivre à la fin du xixe siè­cle, tout cela n’importera pas plus à Jésus qu’à Gour­mont, à Épic­tète qu’à Ryn­er, l’essentiel pour eux tous est, quelque nom qu’ils lui veuil­lent don­ner, l’identique roy­aume du Père, 1’«éternel et uni­versel » pays des idées. Ils sac­ri­fient leur vie par­ti­c­ulière à la pen­sée générale. Cha­cun à leur mode, trag­ique­ment, quiète­ment ou ironique­ment ils sont les mar­tyrs de l’esprit. Ils affir­ment l’existence de l’être sur la mort de la sen­sa­tion, sur la néga­tion de toute joie de vivre affec­tive­ment. Avec tous ces grands penseurs se développe en idéolo­gies sere­ines ou trag­iques, har­monieuses ou sub­tiles, le « je pense, donc je suis », que Descartes n’exprima que pour le trav­e­s­tir aus­sitôt à la mode de son temps. Mais les sincères amants comme l’astucieux mar­lou sont égale­ment les esclaves de la même divine pros­ti­tuée : l’humaine spir­i­tu­al­ité. Que ce soit Descartes for­mu­lant l’honnête homme pour les intérêts de la France du xviie siè­cle, ou le Christ se faisant « homme » pour l’amour de l’Humanité, ou Épic­tète procla­mant « la par­en­té qui unit les hommes entre eux et avec les Dieux », et enseignant « les vérités générales » qui font « l’homme de bonne volon­té» ; ou Han Ryn­er con­tant au « cœur des hommes » l’Idée d’Amour avec la voix de leur rai­son ; ou Rémy de Gour­mont apprenant à l’homme l’art d’éprouver l’ivresse spir­ituelle, tous, par un iden­tique juge­ment men­tal, « com­mu­nient à plusieurs tables, sous toutes les espèces humaines », et, « ayant écouté les mur­mures, ils y répon­dent par toutes les paroles ». Ils per­dent l’individu dans l’homme. Ils se noient dans le col­lec­tif. Ils se soumet­tent à un ordre. Pour Descartes, c’est l’ordre de l’État ; pour Jésus, c’est l’ordre du Père ; pour Épic­tète, c’est « l’ordre du Monde des néces­sités pour quiconque ne ferme pas sa rai­son ». Pour Han Ryn­er, comme pour Gour­mont, c’est l’ordre du Tout, où tout vit éter­nelle­ment pour quiconque ne ferme pas son cœur, selon Psy­chodore, et pour quiconque sait ouvrir son intel­li­gence, selon Dyomède. Tous, aus­si bien que Descartes. ne s’affirment par leur pen­sée que pour dire au Sou­verain : « Que ta volon­té soit faite, et non la mienne. » Ils se recon­nais­sent l’existence en se niant la lib­erté. Ils s’accordent la rai­son d’être par­ti­c­ulière­ment en une soumis­sion aux lois de l’être général. Pour eux tous, la vie se fonde sur les principes d’égalité et d’identité, et « aucun geste n’est supérieur ni dif­férent, et toutes les man­i­fes­ta­tions de l’activité vitale, ou spé­ciale­ment humaine, sem­blent bien équipol­lentes ». Au règne uni­versel de l’intelligence, l’être humain vit selon l’idéale boue du stoï­cien qui dis­ait : « Si la boue avait le sen­ti­ment et la pen­sée, elle se réjouirait d’être foulée aux pieds des pas­sants, car elle saurait que cela est dans sa des­tinée, et elle s’y soumet­trait avec empressement. »

Au règne indi­vidu­el de l’intuitive sen­sa­tion, l’être affirme son exis­tence en même temps qu’il se recon­naît vivant en ses jouis­sances actives : il trou­ve sa lib­erté en réal­isant la beauté de ses actes. En un même geste d’harmonie, il se crée sen­tant, vivant et libre.

Avec le « je pense, donc, je suis », Descartes, par une opéra­tion men­tale, n’affirmait d’autre exis­tence que celle de l’homme abstrait. Ce n’était pas Descartes se sai­sis­sant dans sa vie per­son­nelle, mais le philosophe trou­vant la preuve de l’existence humaine dans l’humaine fonc­tion de penser. Descartes don­nait la vie à l’être général en le plaçant par­mi l’enchaînement des idées.

Avec l’intuition, Berg­son eût pu dire : « Je sens, donc je suis libre. » Car la sen­sa­tion, libérée de ses défor­ma­tions pra­tiques dans l’espace et saisie intu­itive­ment, est, comme dit le philosophe, « un com­mence­ment de lib­erté, ou elle ne l’est pas. » Tan­dis que la pen­sée peut « être com­prise par plusieurs, et, par con­séquent, être sus­cep­ti­ble de créer des liens de col­lec­tiv­ité, la sen­sa­tion est vrai­ment l’unique. C’est en elle que l’individu fonde sa lib­erté et son unité. Son entière autonomie. La sen­sa­tion ne se répète pas, elle ne se donne pas, elle ne s’étale pas. Elle n’est sus­cep­ti­ble d’aucune mesure. Elle n’a de lien avec rien en dehors de l’individu qui la sent. Elle est irré­ductible­ment un phénomène sub­jec­tif. Par elle seule se man­i­feste la dif­féren­ci­a­tion d’un être. Elle est la seule généra­trice d’un indi­vid­u­al­isme inté­gral. En dis­ant : « Je sens, donc je suis », ce n’est pas un savant qui établit sur la sen­sa­tion humaine les con­di­tions de la con­science humaine. mais c’est moi-même qui, me sen­tant sen­tir comme je suis seul à sen­tir, par cela même, me sens vivre dans mon indi­vidu­elle vie. Je me sens vivant en me vivant sen­tir. Ce n’est pas une démon­stra­tion écrite de mon exis­tence d’homme, c’est l’expérience que je suis seul à pou­voir sen­tir et en laque­lle je me trou­ve dans ma réal­ité et dans ma lib­erté.

En fon­dant sur l’intuitive sen­sa­tion la vie psy­chologique, Hen­ri Berg­son don­nait à l’âme indi­vidu­elle la pos­si­bil­ité d’éclore en se refu­sant à la sci­ence psy­chologique aus­si bien qu’à la reli­gion, sous toutes ses formes. Par l’intuition, la vie spir­ituelle pou­vait échap­per aux lois du type col­lec­tif. Elle s’individualisait. Dès lors, chaque per­son­nal­ité se créera sa libre psy­cholo­gie, car seul l’individu peut sen­tir en lui-même, par­mi l’intuitive sym­phonie, les rythmes indéfiniss­ables de son unique et inces­sante autocréation.

L’intuitionnisme bergsonien était l’unique source de l’individualisme inté­gral. En une précé­dente élude [[ Aux sources de l’Héroïsme Indi­vid­u­al­iste. « De Berg­son au Ban­ditisme » (L’Action d’Art, 1913).]], j’ai con­té par quelle pente de naturelle expan­sion on va de la psy­cholo­gie intu­itive de Berg­son à l’héroïsme anar­chiste de Bon­not. Et, cepen­dant, les « jeunes gens d’aujourd’hui » ont trou­vé moyen de par­tir de la même source d’intuition pour aller vers un tout autre héroïsme : celui de M. Poin­caré. Et, non seule­ment M. Berg­son les a lais­sés faire, mais encore il s’est joint à eux, afin de diriger d’une main de cher maître les manœu­vres de ces mau­vais dis­ci­ples, qui forçaient le libre cours de l’individuelle intu­ition pour ali­menter de ses eaux canal­isées toutes les nationales Wal­laces de France.

Agath­on et ses amis n’avaient attaqué les méth­odes expéri­men­tales de la Nou­velle Sor­bonne que dans le but poli­tique de heurter l’influence alle­mande. Ils se firent admi­ra­teurs de la philoso­phie bergsoni­enne pour des raisons ana­logue­ment pra­tiques. Les jeunes par­ti­sans de M. Poin­caré n’allaient vers l’intuition que pour repêch­er en ses eaux trou­blées tous les vieux fan­tômes du spir­i­tu­al­isme autori­taire. Avec la con­science intu­itive, ils voulaient faire ressus­citer l’âme obscure de la théologie.

Hen­ri Berg­son, en out­re d’un orig­i­nal philosophe, est un par­leur séduisant. Il a la voix qui plaît aux femmes. Aus­si, mal­gré qu’elles ne sai­sis­sent grand’chose de l’intérieure sym­phonie du maître, les dames du Tout-Paris ne man­quèrent-elles pas de se mon­tr­er ses assidues auditri­ces. Ces belles « par­fumées » allaient se bercer aux onctueuses pronon­ci­a­tions du psy­cho­logue, afin de s’accorder heb­do­madaire­ment leur petite illu­sion d’Idéal. M. Berg­son leur accor­dait cet encens de mys­tic­ité, qui con­vient à la com­po­si­tion de leur « chic ». Il rem­plaçait le Père Olivi­er. Grâce à lui, le Col­lège de France devint à la mode. Pour enten­dre son cours, on y fai­sait retenir ses places par des larbins, comme à Notre-Dame, le jour d’un grand prêche, et à Saint-Augustin, pour la soirée musi­cale et vocale d’une nuit de Noël ou doit chanter Luci­enne Bréval.

En Berg­son le philosophe se dou­blait d’un « m’as-tu-vu ». Afin de faire chanter celui-là, les com­mis-voyageurs en grande guerre surent à mer­veille touch­er les cordes de celui-ci. Tout mar­cha selon les désirs de M. Poin­caré. M. Berg­son fut assez cabotin pour faire mon­ter son pur génie sur les planch­es du petit théâtre où se devait répéter, entre pre­miers rôles, les pre­mières scènes de la « Cochon­ner­ie sanglante ».

Voilà com­ment se joua la farce de la « Con­ver­sion de Bergson ».

Quelque temps, M. Berg­son lais­sa faire d’elle seule la mali­cieuse igno­rance de ses intéressés dis­ci­ples. Les col­lab­o­ra­teurs de l’Opinion en même temps que ceux de la catholique Revue heb­do­madaire, se mirent soudain à enton­ner un can­tique d’enthousiasme à la gloire de l’auteur de « Matière et Mémoire ». Tous n’eurent qu’une voix pour proclamer la mort de l’analytique intel­li­gence et le salut de l’âme par l’intuition. Dès lors ce fut comme une vague d’admiration qui se propagea en tous les péri­odiques du cléri­cal­isme et du nation­al­isme. Dans tous les cer­cles pieux de la jeunesse studieuse, les directeurs de con­science lais­sèrent de recom­man­der à leurs fidèles la dan­gereuse médi­ta­tion tou­jours prête à s’empoisonner de cri­tique, afin de laiss­er leurs âmes de bre­bis vaguer au flot qui les emporte con­fusé­ment en l’intuition divine. Ces Messieurs, dans leur prosé­lytisme bergsonien, feignaient d’ignorer l’essentiel de l’enseignement du maître et leurs com­men­taires men­songers de son chant assas­si­naient l’intuition libre. Hen­ri Berg­son, loin de les démen­tir pour défendre l’âme de son âme, vint à leur aide et dirigea leurs coups. Il accep­ta sur sa face le bais­er des mul­ti­ples Judas et le leur ren­dit en plusieurs repris­es sur cha­cune de leurs fess­es généreusement.

Avec son état-major d’Iscariotes, le général Berg­son fai­sait de l’intuition la neuve stratégie de l’obscurantisme social. Ain­si la direc­tion de la vie psy­chologique n’était niée à l’intelligence raison­neuse qu’afin de sup­primer dans la con­science de l’individu toute pos­si­bil­ité de libre exa­m­en. Tan­dis que les œuvres cap­i­tales de Berg­son repous­saient en l’analytique pen­sée la force de total­i­sa­tion dom­i­na­trice, les nou­veaux arti­cles de Berg­son dans l’Opin­ion et dans les Études, niaient surtout en elle l’instrument de l’individuelle libération.

Berg­son chez les patri­otes et chez les Jésuites voulait oubli­er les Don­nées immé­di­ates de la Con­science et les fines pré­ci­sions de l’analyse qui lui servit à dégager la sen­sa­tion de l’artificielle enveloppe d’objectivité physique en laque­lle elle s’atrophiait au ser­vice de l’action col­lec­tive­ment pra­tique. Aus­si feignit-il d’ignorer, comme ses nou­veaux admi­ra­teurs, qu’afin de retrou­ver l’âme intu­itive dans l’âme d’un homme, il fal­lait aupar­a­vant, pour la faire éclore dans toute sa pureté sub­jec­tive, user de la même analyse avec l’individualité entière afin de la libér­er de la vieille gangue d’objectivité sociale qui l’opprime jusqu’à l’étouffement.

Car le philosophe de l’intuition savait ce qu’il devait à l’intelligence. Si les méth­odes de la con­nais­sance ne valent pas plus en leur logique qu’en leur expéri­men­ta­tion pour fouiller aux vierges pro­fondeurs de sub­jec­tiv­ité psy­chique, elles sont au con­traire d’une incon­testable util­ité pour s’appliquer aux faits de l’objectivité pra­tique. Si la sci­ence ne peut rien pour créer dans l’impalpable infi­ni de la per­son­nelle spir­i­tu­al­ité, elle peut tout pour détru­ire dans le domaine col­lec­tif de la Matière. Si l’on ne peut jamais attein­dre l’âme que par l’âme même — et si les argu­ments de force extérieure ne peu­vent ni con­train­dre ni anéan­tir l’individualité qui se sent par­faite­ment libre en son har­monie intérieure, de la même façon on ne peut jamais se défendre des attaques de la Matière qu’avec des objets de Matière. On ne détru­it les faits qu’en leur opposant les faits. On ne se sauve de la Brute qu’en lui opposant ses pro­pres instru­ments. Pour échap­per à l’étreinte du col­lec­tif il faut user des armes qui ont prise sur lui. Le réfrac­taire qui à déserté les armées pour ne pas accom­plir par ordre la fonc­tion de meur­tri­er, ne craint pas, quand il est traqué par les gen­darmes qui men­a­cent de leurs fusils la lib­erté de son être, de répon­dre à leurs injonc­tions de se ren­dre ou de mourir, par le seul argu­ment que puis­sent com­pren­dre des représen­tants de la force : le revolver. Ain­si l’âme qui se veut vivre har­monieuse­ment en dehors des néces­sités qui lui sont étrangères, fuit les col­lec­tives clas­si­fi­ca­tions de la Rai­son humaine pour se retrou­ver en la lib­erté de son intu­ition, mais quand les con­cepts généraux, vieux gen­darmes de la Rai­son, dressent encore leurs men­aces d’autorité autour de sa jeune éclo­sion, pour sa défense per­son­nelle elle aus­si sait user de l’arme qui con­vient, l’arme destruc­tive : un peu de rai­son chargée d’analyse braqué con­tre les mon­stres du ratio­nal­isme analytique.

L’intelligence ne doit pas être ma fin, mais elle reste un instru­ment dont il me faut appren­dre l’usage indi­vidu­el, afin de ne m’en servir que dans les cir­con­stances qui le récla­ment, afin de savoir en user quand il est utile à mon bien et de pou­voir le repouss­er quand il risque de pass­er les lim­ites de mon ser­vice pour con­tin­uer son œuvre de destruc­tion ana­ly­tique au-delà de son domaine d’objectivité, jusqu’en l’harmonie de sub­jec­tive syn­thèse qui vit en moi par l’intuition.

Le raison­nement intel­lectuel pour l’individu qui cherche son âme de libre beauté aux pro­fondeurs de sa vie telle que la lui ont con­di­tion­née les bru­tales lois de l’hérédité et de la société, est comme le pic entre les mains du fouilleur d’archéologie. Aux pro­fondeurs du sol, il sait que vit l’œuvre d’art.

Il faut dégager des étreintes sales de la terre les lignes qui chantent en la stat­ue le rêve d’une âme. Le pic est là. L’ouvrier sait que ce morceau de fer est façon­né pour la destruc­tion et qu’un seul coup de son poids peut aus­si bien bris­er le roc bru­tal que le mar­bre ani­mé. Mais le chercheur sait aus­si ce qu’il veut. Il entend les plaintes vers la lumière des courbes où survit l’amour de l’artiste, et il sait que de la créa­tion lutte là-dessous tout au fond avec la destruc­tive matière. Alors il n’hésite pas. Il prend le pic et vio­lem­ment il oppose à la force bru­tale qui pèse de son poids de mort sur de la vie, l’élan con­traire d’une iden­tique bru­tal­ité. Il frappe la terre avec une méthodique force, il creuse, il fouille ; le roc jail­lit en éclats, la blessure s’élargit en coups pré­cip­ités dans le sol hos­tile, tant qu’il entend encore, loin­tains, les appels de l’harmonieuse ensevelie. Mais voici que la voix s’éclaircit et qu’elle se fait déjà musique d’enchantement aux approches de la clarté… La terre n’est plus sur l’œuvre d’art qu’une mince couche de pour­ri­t­ure… Alors le chercheur sait aban­don­ner le pic dont les coups trop pré­cis ris­queraient de bless­er l’ensevelie, et, accroupi con­tre le sol où ses genoux trem­blent d’émoi, de ses mains d’hésitante déli­catesse, en des mou­ve­ments ryth­més comme des caress­es, il achève de délivr­er la beauté de son cil­ice de boue. 

C’est à cette libre recherche que M. Berg­son s’est refusé du jour où il devint le maître des jeunes politi­ciens de l’Opin­ion. Il n’a pas eu le courage de pren­dre la pioche afin de libér­er l’ensevelie. Il a nié l’intelligence à la libre-cri­tique de l’individu voulant dégager de tout le poids étouf­feur de l’éducation sociale l’harmonieuse vie de son âme. Il a lais­sé l’intuition enfouie sous la terre, avec son cil­ice de vieille boue. Il l’a con­damnée au sup­plice de la pro­fonde obscurité.

Et quand il en fit enten­dre la voix aux jeunes gens bien pen­sants de France, ce n’en pou­vait être que l’horrible lamen­ta­tion aux accents défor­més par les mil­lé­naires pris­ons, une voix sem­blable à celle de ces tor­turés que l’Inquisition fai­sait par­ler en l’épouvante de la roue de feu ou du tenaille­ment des chairs, une voix de servi­tude dans les ténèbres.

En prêchant l’abandon de toute ana­ly­tique fonc­tion intel­lectuelle, il pri­vait l’individu de son unique instru­ment de défense, il lui rendait impos­si­ble cette cri­tique anar­chiste qui seule pou­vait lui per­me­t­tre de se dégager de la col­lec­tive rai­son pour éclore à l’intuitive créa­tion. L’être social que l’on prive d’intelligence est comme le forçat à qui son gar­di­en arrache les cisailles avec lesquelles il espérait rompre sa chaîne. Il ne retrou­vera jamais la liberté.

Aux jeunes gens de la patrie française et à l’Église catholique, M. Berg­son traduisit ain­si sa philosophie :

« En moi est l’intuition — vague et flu­ide mou­ve­ment de ma vie intérieure. C’est elle qui me donne le sens de la vie. Je pense, donc je suis. Mais cette intu­ition à l’état pre­mier n’est qu’un sens informe qui ne suf­fit pas à créer l’harmonie intérieure. Écou­tons donc la voix humaine qui chante en nous. Suiv­ons les con­seils de cette anci­enne. Elle s’exerce depuis les com­mence­ments, comme un écho de la créa­tion. Écou­tons la voix humaine, la générale intu­ition qui sym­phonise en elle seule toutes les par­ti­c­ulières sym­phonies intu­itives. Elle nous indique quel est le sens, le grand sens — c’est le Bon Sens. Et dites : Je sens bien, donc je suis esclave. » Et il ajoutait : « Cepen­dant, s’il est en vous quelque élan qui veut dépass­er le sens com­mun des hommes, s’il chante encore en vos pro­fondeurs une voix qui ne s’accorde pas avec celle du Bon sens, ne soyez pas orgueilleux, mes fils, et ne vous croyez pas pour cela en dehors de l’universel. Cette voix d’au-delà vous appar­tient moins encore que votre chant d’en deçà. Ce sens qui vous fait dépass­er le Bon sens n’est pas votre indi­vidu­elle clarté. Il ne sig­ni­fie pas votre pou­voir de créa­tion. Il est, tout au con­traire, en vous une clarté d’universel, un éblouisse­ment de Dieu, c’est le sens divin. Avec l’intuition cha­cun de vous porte en soi un frag­ment de Dieu. Mais ce ne sont là en vous que d’infinitésimales petites ondes qui ne peu­vent avoir aucune puis­sance sur l’harmonie du Grand Créa­teur. Car Dieu qui est un peu dans toutes les intu­itions n’est tout voulant et tout puis­sant que dans sa par­faite total­ité. Il est la grande intu­ition, la seule libre. Cha­cun de nous n’est libre qu’en par­tic­i­pant à sa lib­erté. Pour con­naître Dieu en cha­cun de vous, cherchez en votre âme la voix du Don Dieu. Car vous êtes une créa­ture de Dieu. Et dites : « Je crois en Dieu, donc je suis libre ».

Ain­si Berg­son fai­sait son Descartes. Le ratio­nal­iste du « Dis­cours sur la Méth­ode » avait pronon­cé « Je pense, donc je suis », puis, sans plus de dis­cours, il avait noyé l’esprit dans le Saint-Esprit. Le père de l’intuition ne fut pas plus ten­dre pour sa jeune progéni­ture. D’un air inspiré, il chan­ta : « Je sens, donc je suis » puis en quelques can­tiques d’agenouillement au pied du dra­peau et de l’autel, il pros­ti­tua le « sens » au « Bon Sens » et fit se noy­er l’âme libre aux fonts bap­tismaux du Bon Dieu.

Une fois de plus la France était sauvée. Elle rede­ve­nait la fille chère de l’Église. Berg­son n’avait trou­vé l’individuelle clef du monde intérieur que pour la ven­dre au Saint-Pierre-Bon-Sens afin d’enrichir de sa dorure le tra­di­tion­nel trousseau de ses innom­brables clefs de vieux Par­adis. Grâce à M. Berg­son, la France pos­sé­dait une âme, une seule âme soumise et fidèle. Elle était mûre pour le maître : M Poin­caré pou­vait venir.

Cela se pas­sait eu 1912…

Dix ans ont passé. La Guerre a fauché le Monde. M. Berg­son con­tin­ue à philosopher…

« Primun vivere…» lui cla­ment les mil­lions de morts. Oui, d’abord vivre, et ne philoso­pher que pour mieux vivre.

[/André Colomer./]


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