Vieux-Colombier : L’Amour, livre d’or, par Alexis Tolstoï.
Ce mois n’a pas été vain au point de vue dramatique. Fuyant les grands théâtres où continue à se trafiquer l’habituelle camelote chère aux cabots de luxe et à leurs souteneurs officiels, je me suis réfugié dans les petites salles où se trouve logé à l’étroit l’Art que Sophocle et Aristophane faisaient bondir, danser, clamer et répandre an grand soleil des arènes.
D’autres nécessités ont créé de nouvelles formes dramatiques. La pauvreté des moyens scéniques a fini par engendrer les conditions d’une beauté nouvelle. Disposant de peu d’espace et de pauvres artifices, les artistes, qui voulurent représenter, malgré tout, des œuvres faites pour émouvoir en public, réalisèrent dans leurs difficultés ce que les commerçants ne pourraient jamais même imaginer dans leur aisance. La jeune esthétique du théâtre est bien fille du prolétariat. Elle est née dans la douleur, dans les privations, mais dans le travail et par la joie créatrice.
Vous connaissez l’histoire de Copeau, le premier qui sut réagir contre le mercantilisme de son temps. Ne disposant que de tout petits capitaux, il en fut réduit à se contenter de la toute petite et vieille salle de l’ancien Athénée Saint-Germain. N’ayant pas de dégagements, il dut renoncer aux décors. De nécessité, il fit vertu héroïque. Sa pauvreté devint de la sobriété. Ainsi personne ne fut privé : ni Copeau, ni ses acteurs, ni les spectateurs qui, non seulement acceptèrent de voir jouer de belles œuvres évocatrices devant des fonds d’étoffes colorées par les feux croisés des projecteurs, mais encore s’y habituèrent au point de ne plus pouvoir souffrir les mises en scènes luxueuses des autres théâtres.
Copeau en fit l’expérience, l’autre jour, quand représentant l’Amour, livre d’or, la pièce du Comte Alexis Tolstoï, traduite par Dumesnil de Grammont, il voulut revenir, pour une fois, à la lumière uniforme de la rampe et aux plantations décoratives variées.
Les tableaux en étaient charmants, puisqu’ils étaient l’œuvre de cet artiste dont la fantaisie enchanta, l’an dernier, les spectateurs de la « Chauve-Souris » : M. Soudeikine ; mais ils détonaient dans le cadre du Vieux-Colombier et tous regrettaient la simplicité synthétique des soirées habituelles de Copeau.
L’Atelier, de Charles Dullin.
Connaissez-vous l’Atelier, de Charles Dullin ? Un anarchiste ne devrait pas l’ignorer, parce que c’est là vraiment une entreprise théâtrale conçue et réalisée suivant des méthodes libertaires.
Dullin est le grand artiste que vous avez vu jouer jadis au Théâtre des Arts et chez Gémier. C’est un créateur et un indépendant qui ne peut pas se plier aux basses exigences des directeurs du boulevard. Plutôt que d’abdiquer son art qu’il aime par dessus tout, il a préféré renoncer à la gloire qui s’étale en lettres de 40 centimètres sur les affiches et s’aplatit aux pieds des puissances d’argent.
Il n’a pas de théâtre à lui. Mais il a des jeunes camarades avec lesquels il s’amuse à travailler en attendant d’en trouver un. Il a une boutique avec un tréteau où il fait faire leur apprentissage à ses jeunes collaborateurs. Ceux-ci apprennent leur métier d’acteur et Dullin perfectionne son art de metteur en scène. C’est un atelier…
L’autre matin, nous étions invités à venir assister à la production, sur une petite scène du quartier Latin, de leurs exercices de comédie. C’était à la salle Pasdeloup. Ce fut charmant de bonne humeur, d’entrain, de hardiesse et d’improvisation soignée. Voilà du divertissement comme j’en voudrais pour le prolétariat.
art et action : Le Partage de Midi, de Paul Claudel ; La Danse macabre, par Carlos Larronde.
Art et Action, sous la direction de Mme Lara et d’E. Autant, avec le concours d’écrivains, de poètes, de musiciens, de peintres…
Encore un refuge pour ceux qui veulent se sauver de la marée montante de bêtise et de saleté qui, des grands boulevards, envahit, triomphante, Montmartre… Mais ce refuge est sûr… Il est haut perché : sur le toit d’une maison de cinq étages, tout en haut de la rue Lepic.
Un théâtre sur un toit ? Oui — et un théâtre gratuit pour ceux qui ne craignent pas de monter jusque là-haut pour connaître l’intelligente interprétation des plus hautes œuvres dramatiques.
Il n’y a pas beaucoup de place dans la salle parce qu’on a voulu que la scène fût grande et aux soirs de spectacle on s’assied un peu partout familièrement, presque sur les genoux de ses voisins, ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, d’écouter attentivement, de tout son esprit, dès que la pièce est commencée.
Art et Action : les acteurs ne jouent pas pour se faire un succès, mais pour faire comprendre et aimer l’œuvre qu’ils interprètent. Sur la scène, il y a une toile de fond derrière laquelle se trouve un écran à projections. De chaque côté du plateau, à droite et à gauche, sur un axe métallique pivotent à volonté les différents panneaux décoratifs qui doivent composer l’atmosphère des scènes successives. Tantôt les personnages sont figurés par les acteurs sur le plateau, tantôt ils figurent sur l’écran qui s’éclaire de projections colorées. C’est une agréable combinaison de l’image vivante et de l’image peinte, afin d’exprimer tour à tour, différemment, les passages objectifs, actifs, matérialisés et les passages subjectifs, lyriques idéalisés du drame.
J’ai vu représenter de la sorte Partage de Midi, de Paul Claudel, et j’en ai ressenti, grâce au jeu d’intelligence passionnée de Mme Lara et grâce aux compositions picturales d’André Girard, une impression qui n’est pas inégale à celle que j’éprouvais la première fois que je lus cette œuvre éclatante de férocité mystique.
Un autre soir, j’ai vu la Danse macabre, adaptée par Carlos Larronde du fameux récit médiéval. Ce fut l’extraordinaire défilé, entre les pas titubants de l’horrible couple (la Mort pour les hommes et la Mort pour les femmes), de tous ceux qui forment la société, ses inégalités, ses classes et ses castes… Un poème de Fernand Divoire, Ivoire au Soleil, où Science, Rêve et Ironie se disputent l’âme de l’homme, fut remarquablement interprété par les couleurs et par les voix.
Ce sont de belles soirées passées, là-haut, sur ce toit de la rue Lepic. Que ceux qui ne craignent pas l’ascension (dans tout le sens de ce mot) n’hésitent pas de la tenter.
nouveau-théâtre : La Montée vers l’Amour, par Salvator Schiff.
Au Nouveau-Théâtre, il faut monter aussi, pour trouver l’Amour, tel que le conçoit, avec nous, le camarade Salvator Schiff. Les critiques de la presse bourgeoise, sauf quelques rares exceptions, n’ont pas eu le courage de suivre l’auteur sur ces cimes. Habitués à l’air empoisonné des « générales » où se cuisinent les succès, ils ont eu peur d’étouffer de cet air pur.
« Pas de sujet ! » se sont-ils exclamés. Nous l’avons saisi, nous, le lien de l’action dans la pièce de Salvator. Ce n’est pas un lien de combinaison en dentelle ; ça ne se détache pas à chaque fin d’acte pour exciter la curiosité publique. C’est un lien psychologique.
Oscar, dégoûté de philosopher, par horreur de la pensée pure, se réfugie dans l’ivrognerie.
Roger croit à son art : il peint jusqu’au succès… en dépit des femmes.
Mais Roger ne se contente pas de peindre. Il veut, par son art, servir les hommes. Il veut monter vers l’Amour.
Oscar, qui n’y pense pas, y parviendra à sa place, sans le vouloir, d’instinct, parce qu’il aura rencontré un ouvrier forgeron. Il travaillera avec lui ; il apprendra la réalité et la joie de l’effort et, quand il trouvera sur sa route une petite fille abandonnée, il sera capable de se dévouer pour le bonheur de cet enfant. Son nouveau métier de forgeron lui servira à fabriquer des joujoux pour la petite fille.
Roger, en vain, cherchera à atteindre l’Amour. Il subira la compagnie grotesque de tous ceux qui veulent « faire le bonheur du peuple » : dames de charité, financiers, journalistes, députés, politiciens et fonctionnaires syndicalistes. Devant l’ignominie de ces fantoches, sa volonté se brise, son espoir est déçu.
Il essaiera de retrouver le bonheur dans sou Art. Mais il ne pourra plus et, voulant se suicider, il ne réussira qu’à tuer une innocente : la petite fille qui avait permis à Oscar de « monter vers l’Amour », de se libérer par la souffrance et le travail.
N’y a‑t-il pas de sujet dans la pièce de Salvator Schiff ? Est-ce que les inquiétudes morales de ces héros ne nous touchent pas plus que les petits frissons à fleur de peau ou les grosses cochonneries sexuelles des auteurs « bien parisiens » ?
« La pièce est mal composée », a‑t-on dit encore. Si vous voulez, par cela, indiquer que la Montée vers l’Amour n’est pas composée comme les autres pièces, nous sommes d’accord. Mais je suis bien persuadé qu’il n’a pas été dans l’intention de l’auteur d’enchaîner des scènes pour fixer en trois points et en trois actes les conditions de la mésaventure amoureuse d’un personnage central.
Salvator Schiff a voulu déchaîner les scènes, à travers l’immense chaos du monde, et les faire traverser par ses héros qui continuaient à vivre bien plus en eux-mêmes que pour les spectateurs du Nouveau-Théâtre.
Cela ne fut pas compris de la plupart des critiques. Parmi les interprètes de la Montée vers l’Amour, il y en fut quelques-uns qui ne saisirent pas non plus la portée psychologique de ce drame.
M. Billard, notamment, en jouant pour la salle, en mélodramatisant des expressions qui devaient se concentrer, s’intérioriser, a partagé l’opinion défavorable des critiques et n’a pas mal contribué à créer l’apparence incohérente du spectacle.
En revanche, MM. Finaly, Henri Duval, Coquillon, Vermez, Darblay et Cusin ; Mmes Djem Dax, Marthe Harel, Delorme et Brégis furent excellentes dans de multiples rôles.
Félicitons le directeur du Nouveau-Théâtre, Irénée Mauget, de l’effort qu’il vient courageusement d’accomplir en montant une œuvre comme la Montée vers l’Amour.
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« Vieux-Colombier », « Atelier », « Art et Action », « Nouveau-Théâtre », auxquels il faut joindre la Comédie des Champs-Élysées, avec Georges et Iudmilla Pitoëff qui donnent en ce moment Les Bas-Fonds, de Maxime Gorki ; et le Théâtre Fémina où Sin, la féerie chinoise du poète Maurice Magre, enchante, épouvante, berce et fait penser les spectateurs — tout cela est très beau, mais cela reste pour l’élite de ceux qui savent et qui peuvent trouver les moyens (billets de faveur, invitations) d’y aller.
Ce n’est pas suffisant. Il ne faut pas attendre que le peuple vienne à l’Art dramatique qui lui est dû, il faut porter au cœur même du Prolétariat cette Beauté dont il a besoin, autant que de nourriture et de vêlement ; cet Art dont il a besoin pour mieux comprendre, par contraste, toute la laideur de la Vie sociale qu’on lui fait subir. Les belles représentations comme les beaux livres, les belles images et les musiques harmonieuses sont les plus puissants ferments de révolte pour un Prolétariat.
C’est ce qu’a fort bien compris la Confédération Générale du Travail Unitaire. Sur la demande des Syndicats du spectacle, avec le concours des comédiens restés fidèles à l’esprit du syndicalisme révolutionnaire, le Théâtre Confédéral de la Grange-aux-Belles vient de se fonder. Il commencera ses représentations dans quelques jours. Des tournées seront organisées en province. Les anarchistes seront les premiers à soutenir de leur assiduité cette œuvre d’émancipation par le Théâtre.
André Colomer.