La Presse Anarchiste

Pluralités (Entretien à quatre personnages)

Lio­nel
Claire
Fabienne
Roland

On peut situer cet entre­tien dans une chambre sans pré­ten­tion. Quelques meubles simples, assez banals. Des rayons occupent tout un côté des murs de la pièce, char­gés de dic­tion­naires, de livres de tous for­mats, de fas­ci­cules de revues diverses. Table rec­tan­gu­laire en bois blanc, sur laquelle il y a tout ce qu’il faut pour écrire. Trois ou quatre chaises paillées ou can­nées. Mal­gré la sim­pli­ci­té de l’ameublement, on sent que la misère ne hante point ce logis, mais qu’il y règne une cer­taine aisance. Tout est propre. Un vase rem­pli de fleurs des champs, orne la che­mi­née. Quelques repro­duc­tions bien choi­sies, de chef‑d’œuvres des musées, sont clouées aux parois res­tées dis­po­nibles ; on y remarque même un tableau enca­dré avec goût, repré­sen­tant un nu assez bien trai­té. Inutile d’assigner une situa­tion sociale ou un âge quel­conque aux per­son­nages pre­nant part à l’entretien. Ils évo­luent en dehors de tout confor­misme, moral et, pour eux, c’est la qua­li­té qui importe, non la quantité.

— O —

– LIONEL. – Tout est-il pré­pa­ré pour le dîner ?

– CLAIRE. – Ne t’en fais pas, tout est prêt.

– LIONEL. – Comme tu as l’air triste !

– CLAIRE. – Deux jours que je n’ai aper­çu Roland. Et pas même un mot de lui !Toi, au moins, tu as ren­con­tré Fabienne hier.

– LIONEL. – Tu sais aus­si bien que moi qu’il a fal­lu un empê­che­ment sérieux pour que Roland ne te donne pas signe de vie. Il tient autant à toi que tu tiens à lui. Mais tu peux être cer­taine qu’il sera ici ce soir. D’au­tant plus que nous avons à faire le point sur les rela­tions de Vic­tor avec Lucie et Delphine.

– CLAIRE. – Dom­mage que tout n’aille pas à la per­fec­tion entre eux. Ce sont pour­tant de si braves coeurs. Vois-tu, mon ami, il me fait peine qu’entre eux il y ait tou­jours quelque chose qui cloche, alors que nous, nous nous enten­dons si bien avec Roland et Fabienne.

– LIONEL. – Peut-être est-ce parce que nous consi­dé­rons nos rap­ports avec plus de faci­li­té, parce que nous nous aimons mutuel­le­ment en esprit et en véri­té, parce que le côté affec­tion balaie tout ce qui pour­rait éma­ner du côté méfiance, en un mot, parce que c’est le coeur qui domine dans notre petite asso­cia­tion. Pour­tant, la volon­té y joue aus­si son rôle. Nous nous sommes pro­mis de ne point nous faire souf­frir les uns les autres et, en gens qui veulent ce qu’ils font, nous tenons nos pro­messes. Il nous en à coû­té par­fois, mais ce pacte, nous l’a­vons réa­li­sé. Des rela­tions telles que les nôtres ne pou­vaient se baser que sur la déci­sion bien arrê­tée d’en faire un foyer de bon­heur pour nous quatre. Je suis si heu­reux de voir Roland aux petits soins pour toi, un pas de plus et on pour­rait dire qu’il ne vit sen­ti­men­ta­le­ment que par toi et pour toi. Et cela sans que Fabienne puisse un moment s’es­ti­mer désa­van­ta­gée par l’a­mour qu’il te porte.

– CLAIRE. – N’en est-il pas de même concer­nant ton amour pour Fabienne ? Quelle tête ferais-tu si elle ne venait pas ce soir ?

– LIONEL. – Et ce qu’il y a de plus beau dans tout cela, c’est que nous conti­nuons à nous ché­rir pro­fon­dé­ment. A vrai dire, nous ne nous sommes jamais autant aimé que depuis que Fabienne est entrée dans ma vie.

– CLAIRE. – C’est pour­tant vrai et, pour ma part, mon amour pour toi n’a jamais été aus­si grand que depuis que Roland a pris place en la mienne.

– LIONEL. – Vois-tu, ché­rie, c’est parce que nous avons pris la bonne voie. Je ne te pré­fère pas à Fabienne et je ne la pré­fère pas à toi. Vous êtes toutes deux mes amies uniques, dif­fé­rentes pour­tant l’une de l’autre, vous com­plé­tant, mais ayant une part égale en ce qui m’est pos­sible de pro­duire d’affection.

– CLAIRE. – Quant à moi, lorsque je sonde et scrute mes sen­ti­ments, je me rends compte que je ne te pré­fère pas à Roland et que je ne le pré­fère pas à toi. Ain­si, ami très cher, nos capa­ci­tés d’af­fec­tion se font écho.

– LIONEL. – Sans comp­ter qu’en Fabienne tu as une amie sûre, à toute épreuve, qui ne sais pas ce qu’est la jalou­sie, dont la confiance en toi ne connaît pas de bornes. Je me demande sou­vent si tu ne pour­rais pas, le cas échéant, comp­ter davan­tage sur elle que sur moi ?

– CLAIRE. – Et je la paie de retour.

– LIONEL. – Certes, tu le lui rends bien. Et tu m’en vois si content. Les mani­fes­ta­tions de leur affec­tion pour toi, qu’il s’a­gisse de Fabienne ou de Roland, sont si évi­dente qu’il serait incom­pré­hen­sible que tu ne t’in­gé­nies pas à te mon­trer pour eux ce qu’ils escomptent que tu sois.

– CLAIRE. – Ils font tout de même…

– LIONEL. – Tout natu­rel­le­ment. Dans ces cas là, la réci­pro­ci­té est chose tel­le­ment indi­quée que seule la séche­resse de coeur en com­plique la réalisation.

(On entend frap­per. Claire va ouvrir. Entre Fabienne. Les deux femmes s’embrassent affec­tueu­se­ment. On y sent qu’il n’y a rien d’af­fec­té dans ce geste, tant il est spon­ta­né. Fabienne se dirige ensuite vers Lio­nel, qui l’é­treint ten­dre­ment.)

– CLAIRE – (Vive­ment.) Et Roland ?

– FABIENNE. – (se déga­geant de l’é­treinte de Lio­nel mais demeu­rant à côté de lui.) Il est sur mes talons. Il ne lui a pas été pos­sible, je te l’af­firme, de t’en­voyer hier le pneu conve­nu. Comme tu as dû te faire du sou­ci ! Aus­si, l’ai-je gron­dé, tout en l’ex­cu­sant. Si tu savais com­bien il était van­né quand il est ren­tré, si las que le cou­rage lui a man­qué pour se mettre à écrire. Il s’est jeté sur le lit, sans vou­loir même man­ger un mor­ceau. Ce voyage de seize heures de suite, dans un train archi-bon­dé, ce voyage accom­pli debout l’a­vait réduit à rien. Mal­gré tout, je l’ai bien grondé.

– CLAIRE. – Je sais que tu me connais… Mais quel­qu’un monte… C’est son pas… Il frappe… (Elle va ouvrir, Roland pré­nètre dans la piece)
Te voi­là enfin méchant ! Voyons étais-tu aus­si anéan­ti que cela que tu n’aies pu m’en­voyer une ligne. Tu sais bien… (Elle se pré­ci­pite dans ses bras. Roland l’embrasse lon­gue­ment, pas­sion­né­ment.)

– ROLAND. – Oui, je sais… Je sais quelle est ton inquié­tude quand une jour­née se passe sans que nous nous voyions ou que nous ayons échan­gé une lettre. Mais j’é­tais à bout de force, recru, mort de fatigue, inca­pable de ras­sem­bler mes idées. Tu me par­donnes, n’est-ce pas, amie chérie ?

(Pen­dant qu’ils échangent ces paroles, Fabienne et Lio­nel devisent inti­me­ment. Sou­dain, Lio­nel semble s’é­veiller d’un rêve.)

– LIONEL. – Et moi qui ne te disais même pas bon­jour. Quel sot je fais ! Mais qu’est-ce que ce petit paquet ?

– ROLAND. – Un tout petit cadeau pour Claire. L’é­di­tion ori­gi­nale de « On ne badine pas avec l’a­mour », tu te sou­viens de cette pièce qu’en­semble nous avons été voir jouer au Français.

– FABIENNE. – Comme c’est vrai, ça. Non, on ne badine pas avec l’amour.

(à suivre)
E. Armand


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