Sauf les paroles d’une si discrète émotion consacrées par l’équipe du Canard enchaîné à la disparition de son vieux collaborateur, il ne semble pas que la mort de ce maître charmant ait beaucoup retenu l’attention de nos contemporains, trop occupés de la perpétuelle bousculade qu’ils appellent leur vie ou leur « pensée ». C’est décidément plus que jamais l’occasion de dire que les humoristes sont les seuls gens sérieux, et sensibles. Mais peut-être, si l’on n’a point l’honneur d’appartenir à leur famille, faut-il être Français de l’étranger pour sentir à fond toute la tristesse d’une telle perte ? Délicieux Guilac dont, pendant tant d’années, les dessins auront été au nombre des rares richesses qui, de semaine en semaine, nous aidèrent à prendre l’exil en patience. Et maintenant qu’il n’est plus, l’on mesure combien certaine gentillesse française dont, jusque dans l’irrespect, il fut l’un des derniers et enchanteurs représentants, va manquer à l’univers.
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Même quand il s’accompagne d’une part de déception, tout film de Chaplin est plus qu’une œuvre importante : un grand événement dans notre vie. Pas d’hésitation possible : Limelight vient au premier rang parmi les créations, ne disons pas seulement de l’écran, mais de l’art d’aujourd’hui. Et cependant l’on peut se demander si la différence dans l’accueil réservé à cette œuvre en Angleterre et en France ne vient pas du fait que le public anglais en a forcément suivi tout le dialogue, le spectateur du continent ayant au contraire le privilège de devoir s’en tenir plus strictement à l’image. La banalité de la « philosophie » des paroles ne peut que gagner à ne pas être entièrement comprise. Mais même l’image seule, il faut bien le dire, laisse perplexe. Certes, rien de plus admirablement réglé que l’évocation du vieux Londres, la pantomime, le ballet, les « numéros » de Chaplin et l’incomparable scène de la mort. Mais moins qu’un film, nous avons ici une série de portraits de Chaplin, chacun très beau, mais dont la suite reste comme figée, statique (impression que dégageait aussi, jadis, « le Cirque »). Peut-être l’hésitation que l’on éprouve à entrer dans le drame vient-elle de la difficulté de croire que ce Chaplin, si débordant de présence, d’intelligence et de génie, est le clown fini qu’il prétend incarner ? – Le sommet de l’accomplissement, c’est, nous a‑t-il paru, le numéro Chaplin-Buster Keaton. Mais combien sinistre. Ce piano, qui perd ses cordes, cette malédiction, sous les espèces de l’instrument, d’un monde qui se détraque, c’est notre monde. On songe et à Kafka et aux catastrophes qui nous guettent. Dans le film, toutefois, cela demeure un prestigieux, et corrosif, morceau d’anthologie.
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On parle beaucoup d’un fléchissement du film français, et ce ne sont évidemment pas deux comédies légères comme Coiffeur pour dames et Adorables créatures qui peuvent prétendre à en restituer les qualités les plus hautes. Au reste n’y prétendent-elles aucunement. Mais l’intelligente grâce de Fernandel dans la première, l’excellence, dans la seconde, du dialogue, de François Perrier et de ses partenaires féminins (jamais Edwige Feuillère ni Danièle Darrieux n’ont été meilleures) sont bien agréables. Et quoiqu’il soit de mode de mépriser un peu et même beaucoup ce qui, tout bonnement, peut plaire, sans rien de bas ni coupage de cheveux en quatre, l’on se dit que le dixième des qualités de ces deux œuvres mineures suffiraient amplement à rendre quelque vie aux fabrications hollywoodiennes, voire même à mettre un tantinet de levain d’esprit dans nombre de films italiens des mieux intentionnés.
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Il en faudrait plus du dixième pour sauver un navet aussi navet que Europe 1951, de ce pauvre Rossellini. Déjà, qu’il emploie désormais son talent à s’efforcer de nous persuader de celui de Mme Ingrid Bergmann, si même on se répète que l’on ne peut pas discuter des sentiments et qu’ils sont tous respectables, il y a des minutes où, au risque d’être impoli, le spectateur ose presque s’avouer ce qu’il en pense. Des minutes qui s’additionnent tout au long de la projection, hélas ! Mais outre cela, la photo est si américainement « propre»… Et puis, nous nous rappelons le sujet magnifique que Rossellini était venu un jour soumettre à Silone. Nous nous le rappelons, parce que, à la réflexion, c’est le même. Seulement à tel point banalisé qu’on a l’impression, lorsqu’on s’en souvient, d’être victime d’un phénomène de paramnésie. Au fait : puisqu’il est question de souvenir, Rossellini, avant de tourner Europe 1951, a dû apprendre par cœur « Le monde où l’on s’ennuie ».
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Le beau film italien, en revanche, que Due soldi di speranza, de Castellani. La thèse, si thèse il y a, en est bien anodine, certes : si difficile que soit la vie lorsque, comme partout dans le Sud italien, le travail manque, elle finit par s’arranger. De Daudet à Pagnol, les « midis » semblent avoir un faible pour la « philosophie » qui consiste à dire : soyons philosophes. Avouons que c’est un peu trop étymologique. Mais devant ces Deux sous d’espoir, ce qu’on s’en moque ! Tout le climat du pays napolitain est là, et son « éloquence » (merveilleux rôle de la Mère), au prix de laquelle les galéjades de Marseille font presque effet de laconisme britannique. – Ça, c’est du cinéma.
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Umberto D, de De Sicca, manque de peu d’être aussi un chef‑d’œuvre. Les prises de vues, le personnage de la bonne – admirable scène du réveil de la pauvre gosse, enceinte –, le merveilleux acteur qui incarne Umberto, tout cela devrait être inoubliable. Malheureusement, le sentimentalisme qui, à la différence de ce qu’éprouvèrent bien des bons juges, nous gênait dans Le voleur de bicyclettes, recouvre un peu trop le tout. Ce n’est plus à Alphonse Daudet qu’on pense, mais à des écrivains (?) plus ou moins du Nord : De Amicis, voire Hector Malot. Bien sûr, nous sommes injuste. Que l’on veuille bien comprendre que c’est pour mieux crier casse-cou.
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Casse-cou, c’est ce que nous crions aussi, après la Manon des sources de Pagnol. Où sont les Angèle d’antan ?
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Il faudrait bien plus qu’une de ces notules pour dignement parler du chef‑d’œuvre qu’est La Jeune Folle, d’Yves Allégret. D’autres auront déjà mieux dit que nous ne saurions taire la qualité incomparable de l’image et du jeu des acteurs. (Henri Vidal est peut-être encore meilleur que Danièle Delorme, dont on sent que Gigi lui était si naturelle qu’il ne l’est pas moins qu’elle veuille tenter le contraire : les grands rôles noirs ; mais on le sent peut-être encore trop.) Ce qui, dans le film, nous aura le plus frappé, c’est que, situé dans ce pays d’Irlande dont nous savons en somme bien peu de chose, il est de ce fait comme la tragédie de la révolte en soi. La lutte des terroristes républicains, on la suit, on la vit, mais somme toute sans la juger, sans bonne ni mauvaise conscience. Et c’est ce qui fait que le sujet échappe à la politique, au sens étroit, pour n’être plus que l’évocation, sous les espèces de l’Irlande, de l’atmosphère même de ce temps, – quels que soient les « camps » dont nous puissions nous réclamer. Et cela sans jamais devenir épure, à la souvent décevante façon sartrienne. Film, si l’on ose dire, essentiellement existentiel. Sans prêche aucun. Nulle part cela n’apparaît mieux que dans la journée de la Toussaint : affublés de masques, ces enfants espions (ils voudraient bien toucher la prime promise par la police à qui l’aidera à « faire » les terroristes) constituent non seulement comme un ballet de l’horreur et de l’abjection innocente (voisin, sauf ce dernier trait, des images que nous avons pu voir du Mexique), mais encore, par cela même, l’une des expressions malheureusement les plus véridiques de tout ce que l’époque a, peut-être sans remède, de maudit. À ce point-là, montrer, même ou justement sans intention voulue, accuse, libère.
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Fin décembre 1952
Halte au ciné, étrangement instructive. Pas par le film de résistance, assommant, au point que je m’enfuis avant le milieu de la séance. Mais il y avait en avant-programme un de ces « documentaires d’art » dont les producteurs semblent s’ingénier à faire des choses les plus belles une tartine d’ennui. D’inspiration bonne presse par-dessus le marché, et sous prétexte de vanter les merveilles issues de la foi – le film était sur les vieilles églises de Paris – un commentateur à peu près gâteux se gargarisait sur un ton patelin de termes techniques empruntés à l’histoire de l’art, sans jamais prendre le soin de les expliquer un tant soit peu au malheureux public du samedi, de jeunes ouvriers surtout, venus au cinéma pour s’amuser et pas pour entendre une leçon énoncée dans une espèce de langue morte. Aussi leur réaction de méridionaux spontanés était-elle des plus naturelles, et je n’aurais certes pas dû leur en vouloir de leurs rires épais, ni même de manifester leur sentiment par de grosses blagues paysannes. Y compris l’amusement apparemment irrésistible de lancer dans la salle de la poudre à éternuer… Mais quoi, c’étaient aussi les vraies merveilles de l’art gothique le plus ravissant, dont, par l’imbécillité des cinéastes, cette foule d’inconscients se gaussait. Jamais peut-être n’avais-je mieux senti la malédiction, si profondément perçue par Péguy, de ce monde moderne ; jamais plus irréfutablement éprouvé, plus cruellement pris conscience que tout ce qui fut culture est devenu étranger aux misérables avilis par la condition prolétarienne ; que tout ce qui fait, un peu, la valeur de l’homme, pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, a perdu son sens, est devenu lettre morte. Nous parlons de l’homme, de la liberté, de l’esprit. Mais si l’esprit, la liberté, l’homme sont morts ? La bêtise fut de toujours, et la cruauté. Mais l’abrutissement, et un abrutissement qui sait lire, qui se croit éclairé, voilà bien l’invention de nos siècles, l’affligeant et pitoyable avilissement d’où surgissent les insanités totalitaires, le règne du pseudo sur toute la ligne, – mise à part la sinistre authenticité des massacres et des camps d’esclaves.
Finalement, n’en pouvant plus, je ne pus m’empêcher de crier dans le noir : « Le type parle comme un idiot, c’est vrai, mais au moins regardez les photos, elles sont si belles ! »
À Paris, n’importe qui eût compris, le dernier des manœuvres perçu, fût-ce obscurément, l’intention, la portée de ce rappel à un minimum de décence.
Là-bas, ces êtres frustes – et en somme plus nature – n’eurent que huées pour accueillir la voix « étrangère » qui semblait prendre le parti des emmerdeurs, de toutes ces billevesées dont il est bien entendu qu’on ne parle qu’à l’école. Après quoi ce fut un redoublement de blagues, de cris animaux, d’éternuements forcés. Tant et si bien que je gueulai : « Bande de sauvages ! »
Et sans doute y avait-il là-dedans, pour eux, comme une espèce d’argument, dont je ne percevais point la nature d’ailleurs, car le calme revint, ou presque.
Le film, vraiment criminel par son exploitation des choses les plus valables au service du seul ennui, s’acheva, et ce fut enfin l’entracte.
J’allais sortir fumer une cigarette, lorsqu’un petit bonhomme entre deux âges, l’air fort éveillé et parlant un français très parisien, m’adressa assez vivement la parole : « Il y a des choses qui ne sont pas à dire ici, vous savez, mon vieux. “Bande de sauvages”, – on est susceptible, dans le pays, et cela peut vouloir dire que celui qui les traite de sauvages se prend pour un civilisé. D’où est-ce que vous êtes ? – Bande de sauvages, je le maintiens, fis-je, ils n’avaient qu’à ne pas se comporter comme ils ont fait. Quant à la question de savoir d’où je suis, quelle importance ? »
Ces derniers mots étaient probablement ce qu’il fallait dire, car le petit bonhomme feignit de croire que j’avais énoncé « bande de sauvages » comme j’aurais dit bande d’abrutis, sans y rien mettre de supériorité continentale (et cependant je ne jurerais pas devant moi-même qu’il n’y avait pas un soupçon de parisianisme dans ma sortie); il m’expliqua que, né Corse, il vivait depuis vingt ans à Paris, proche la rue Saint-Sauveur (la rue de mon grand-père, lui confiai-je alors) et qu’il savait qu’il fallait tenir compte, dans l’île, d’une espèce de chauvinisme local. Il avait raison, en somme. (Que pouvait-il être ? « En déplacement » dans son pays natal depuis deux mois, m’expliqua-t-il. Petit fonctionnaire, ou qui sait ? encore un flic, comme tant de Corses ? Possible. En tout cas, pas antipathique comme homme. Ce qui me ferait quand même penser qu’il n’est pas de la rousse.) Non, il n’avait pas tort, et je me sentis quelque peu honteux d’avoir mérité cette leçon. Ah ! que les nationalismes empoisonnent donc tout ! (Et cependant le particularisme corse n’a rien d’antifrançais, au contraire. Il faut voir leur regard quand, croyant naïvement leur faire une courtoisie, on leur parle italien : la façon dont ils vous répondent en français ne laisse aucun doute sur leur volonté bien arrêtée de ne pas être confondus avec leurs cousins de la botte. « Nous ne pouvons pas les gober », m’a‑t-on dit ; et ça partait du cœur.)
J. P. S.