La Presse Anarchiste

Femmes fantasques

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Nous repro­dui­sons dans le pré­sent numé­ro les cha­pitres VI et VII (quelques autres sui­vront) des Donne fan­tas­tiche d’Arrigo Bene­det­ti. Ce bref roman d’à peine deux cents pages, Silone, pen­dant la der­nière guerre, nous l’avait signa­lé dès sa publi­ca­tion en Ita­lie, et nous avions été aus­si­tôt d’accord avec lui qu’il semble dif­fi­cile de trou­ver évo­ca­tion plus authen­tique d’un cer­tain aspect de la pro­vince ita­lienne, ren­due avec une aus­si par­faite jus­tesse de ton. Moins char­gé de sub­stance et d’angoisse, moins puis­sant aus­si que l’inoubliable Pan­li­na 1880 de P.-J. Jouve, l’ouvrage tout en demi-teintes de Bene­det­ti ne s’en appa­rente pas moins, cer­tai­ne­ment à l’insu de son auteur, au chef‑d’œuvre des années d’au-delà des Alpes de l’écrivain fran­çais. Ici éga­le­ment, c’est le des­tin d’une jeune fille qui nous est conté, des­tin d’ailleurs beau­coup plus banal, mais c’est peut-être ce qui en accroît la valeur de témoi­gnage. Fille unique d’une famille rela­ti­ve­ment aisée vivant à la cam­pagne, Maria Giu­lia a pas­sé quelque temps au chef-lieu de la pro­vince chez une vieille cou­sine, puis elle est retour­née chez ses parents. Un soir, une amie de son âge, Zita, venue en visite, est empê­chée de repar­tir par l’orage. Pour la nuit, elle par­tage le lit de Maria Giu­lia, qui, jusqu’à l’aube, lui raconte ce qui lui est « arri­vé » à la ville. On le devine — nous avons dit que l’histoire est des plus quel­conques — Maria Giu­lia a été séduite par un beau jeune homme, que main­te­nant elle attend sans l’attendre, car il fau­drait croire à l’avenir. Et de la longue confi­dence mal écou­tée par la visi­teuse qui som­nole ou feint de dor­mir, se dégage cette exal­ta­tion dans l’insignifiance, nour­rie de petits faits et de demi-men­songes, qui est la grande affaire des petites vies inutiles, — qui sait ? de presque toute exis­tence. — œuvre, répé­tons-le, par­faite, exquise, si bien­fai­sante à lire après les rodo­mon­tades du fas­cisme et de la guerre. Un écri­vain qui jamais ne force la voix, à sa manière enseigne l’homme. Crier, ne l’avons-nous pas en com­mun avec l’animal ? Tan­dis que de s’en abs­te­nir, sur­tout pen­dant les grandes catas­trophes, c’est déjà nous rendre à nous-mêmes. Et voi­là bien pour­quoi, outre le plai­sir de faire un peu connaître un bel écri­vain d’Italie, « Témoins » s’honore de don­ner, avec l’aimable per­mis­sion de leur auteur, quelques-unes des meilleures pages que l’on connaisse de lui, emprun­tées à la ver­sion inté­grale du livre telle que nous l’avions éta­blie il y a quelques année pour des édi­tions suisses qui, fort mal à pro­pos, ces­sèrent d’exister juste avant d’avoir pu faire impri­mer plus que les pre­mières épreuves. — Ajou­tons qu’Arrigo Bene­det­ti, ori­gi­naire de Lucques, en Tos­cane, et à qui l’on doit aus­si, entre autres, I mis­te­ri del­la cit­tà et un très beau livre de guerre, Pau­ra all’Alba, dirige le grand heb­do­ma­daire mila­nais L’Europeo.

[/​J. P. S./] )]

Elles pas­sèrent l’après-midi sur les levées du fleuve, mal­gré le ciel cou­vert, bou­ché de gros nuages. Zita parais­sait très gaie, par­lait conti­nuel­le­ment. Bien­tôt, elles se mirent à plai­san­ter, allant jusqu’à cueillir des fleurs des champs, qu’elles jetèrent ensuite dans le cou­rant souillé de terre par les pluies récentes, pro­cla­mant qu’elles étaient laides et sen­taient affreu­se­ment mau­vais. C’est seule­ment après le cou­cher du soleil que Maria Giu­lia dit : « En ce moment, Tito sort de chez lui. Peut-être ira-t-il à pied vers le centre de la ville, à moins qu’il n’ait pré­fé­ré prendre son auto. » L’ombre du soir mon­tait de la plaine comme une brume légère. Les deux jeunes filles lon­geaient la digue, tan­tôt de front, tan­tôt l’une der­rière l’autre. Aux endroits où le che­min déva­lait brus­que­ment entre de chao­tiques levées de terre, Zita, hys­té­ri­que­ment, criait qu’elle avait peur, d’une voix qui dis­si­mu­lait sa gaî­té ; et Maria Giu­lia l’imitait, mais avec effort et sans élan. Elles enten­dirent le train du soir sur le pont de fer ; virent, sur l’autre rive, s’allumer les lumières entre les peupliers.

« Bon­soir », disait au pas­sage quelque pay­san. Et il ajou­tait que le fleuve allait pro­ba­ble­ment grossir.

« Oui, fai­saient ceux qui pas­saient, regar­dant les eaux encore lui­santes, il a plu quelque part. » Ou bien : « L’eau est sale, à cause de la fila­ture de San Martino. »

Au ciel, il y eut quelques éclairs, non sui­vis de grondements.

« Demain, dit Zita, si c’est vrai­ment la crue, on ver­ra pas­ser des vaches et des mou­tons morts. »

Comme sai­sies d’une sou­daine panique, les deux jeunes filles, fuyant la digue, se mirent à mon­ter et à des­cendre les pentes cou­vertes d’herbe, et leurs yeux évi­taient les ronces, sous les­quelles lui­saient de petites flaques d’eau dormante.

« En ce moment… », disait Maria Giu­lia. Puis : « Zita, tu ne sais pas ». Contrainte de suivre le pas pré­ci­pi­té de sa com­pagne éner­vée par le chan­ge­ment du temps, elle ne savait com­ment s’y prendre pour com­men­cer à par­ler. « Les nuits où il pleu­vait, fit-elle tout en se hâtant aux côtés de Zita, nous nous retrou­vions. » Quand la mai­son de Maria Giu­lia appa­rut dans la lumière rou­geâtre de l’orage tout proche, les deux com­pagnes se mirent à cou­rir, arri­vant à l’abri lorsque déjà tom­baient les pre­mières gouttes.

« Zita, dit Maria Giu­lia, je suis contente, je ne me repens pas qu’entre moi et Tito cela soit arrivé. »

Zita se tai­sait. Puis, après quelques pas : « Il devrait t’épouser », dit-elle avec fougue.

Une fois en sûre­té, les deux com­pagnes avaient per­du tout leur élan, elles ne se pres­saient pas de péné­trer dans la mai­son. À ce moment même parut la mère de Maria Giu­lia qui, ayant mis sur sa tête l’imperméable du père et por­tant à la main trois para­pluies, sor­tait pour aller à leur rencontre.

« C’est la crue ! cria Zita, avec une ter­reur sou­dain reve­nue ; pour un peu nous étions encer­clées par le fleuve. »

Augus­to, à son tour, ayant renon­cé à son fau­teuil et quit­té la salle à man­ger, vint sur la porte : « Il pas­se­ra des vaches et des mou­tons morts, dit-il ; une fois j’ai vu pas­ser un che­val. Il était gon­flé d’eau. »

Bien qu’il ne fît pas froid, tous, quand on eut refer­mé la porte de la mai­son et que l’on fut pas­sé dans la salle, s’approchèrent du poêle, dont la cha­leur ren­dait trans­lu­cides les parois de métal. Augus­to s’assit dans son fau­teuil, mais sans reprendre sa lec­ture ; exci­té comme s’il était adve­nu quelque chose d’irréparable, il regar­dait sa fille et Zita qui, toutes deux, s’abandonnaient au bien-être phy­sique de la pièce chaude, aug­men­té par la conscience de se retrou­ver à l’abri après cette course sous le ciel d’orage.

« Ton père et ta mère ne vont-ils pas être inquiets ? » deman­da sou­dain Tere­sa qui, étran­gère à l’excitation qui s’était empa­rée des autres, sur­veillait atten­ti­ve­ment tous leurs gestes.

« Il pleut, fit-elle enfin, on ne peut pas sor­tir par un temps pareil. Zita, il fau­dra que tu restes chez nous. »

Alors, Maria Giu­lia : « Oui, il faut que tu restes chez nous ! Com­ment pour­rais-tu sor­tir par cette pluie ? »

Et, tout en par­lant, elle cou­rait aux vitres déjà mouillées.

« Il fait froid ce soir, dit Augus­to ; man­geons de bonne heure, Tere­sa. Dis qu’on apporte un peu de bois. Tu ne vois pas que le poêle est en train de s’éteindre ? »

Augus­to vou­lut savoir ce qu’il y avait à dîner, se féli­ci­ta que Tere­sa eût fait pré­pa­rer du rôti de porc gar­ni de légumes, puis deman­da dans quel lit dor­mi­rait Zita si l’orage, comme cela du reste en avait bien l’air, conti­nuait jusqu’au matin.

« On ne peut abso­lu­ment pas sor­tir par un temps pareil », affir­mait-il, s’adressant à Teresa.

Il regar­dait la pluie battre les vitres où, ténue encore, s’épaississait l’ombre noc­turne. Bien que la mai­son de Zita ne fût pas à deux kilo­mètres, elle lui sem­blait hors du monde, sépa­rée par toute une cam­pagne traî­tresse. Et quand un éclair allu­mait les vitres des fenêtres, tous se tai­saient pour écou­ter le ton­nerre qui, tou­jours, sur­ve­nait à un plus petit inter­valle, mais sans cette défla­gra­tion que cha­cun, peut-être, sans se l’avouer, aurait sou­hai­tée. C’étaient des coups sourds, rare­ment vio­lents. Fina­le­ment, il en reten­tit un plus fort que les autres, qui fit trem­bler les vitres.

« On ne peut pas sor­tir, dit Augus­to et, ayant ouvert son livre, il se mit à lire.

– Il faut que tu ailles fer­mer la fenêtre du gre­nier, cria alors Tere­sa, sou­dain tout excitée. »

Zita com­men­ça à se lamen­ter : « Mon pauvre père, ma pauvre mère — et tout en par­lant elle arpen­tait la pièce — comme ils vont être inquiets. » Sou­dain, pour mieux voir le temps qu’il fai­sait, elle cou­rut à la fenêtre et l’ouvrit. « Est-ce que tu es folle ? » cria Augus­to, furieux d’être trou­blé dans son flegme. Zita s’écarta de la croi­sée, le visage bai­gné de pluie, res­tant calme, ensuite, et comme rési­gnée à l’inévitable.

Pen­dant que l’on dînait, on frap­pa à la porte.

« Mon Dieu ! » s’écria Zita, prise d’une brusque terreur.

Deux voix, au-dehors, se fai­saient entendre : la voix de la ser­vante et une autre, plus pro­lixe ; puis, il y eut des pas dans la pièce voi­sine, et enfin, dans le cadre de la porte, appa­rut Guillaume.

« Guillaume ! » cria Augus­to, puis, se met­tant à rire, il ajou­ta, tour­né vers Zita : « J’entends d’ici ton père s’écrier : “Guillaume, voi­là cinq lires ; cours repê­cher Zita dans le fleuve…”

– Made­moi­selle Zita, dit Guillaume tou­jours sur le seuil, votre mère m’envoie vous dire que, vu le temps qu’il fait, elle est allée se cou­cher. Comme cela, je pour­rai, moi, vous rac­com­pa­gner. » Augus­to n’en finis­sait pas de s’esclaffer.

« Guillaume, fit-il, dis à ta patronne que Zita, cette nuit, ne ren­tre­ra pas à la mai­son. Explique-lui, je ne sais pas, moi, qu’elle a pris la fuite… qu’elle s’est noyée dans la rivière… » Tout décon­te­nan­cé, le pay­san se reti­ra, tan­dis que Tere­sa disait à la bonne accou­rue à la porte de la salle à manger :

« Donne-lui un verre de vin. »

Maria Giu­lia et Zita ne s’étaient pas mêlées au col­loque, comme absor­bées par d’autres pen­sées. « Vous dor­mi­rez ensemble », dit la mère. Et c’est à peine si elles répon­dirent qu’elles n’y voyaient pas d’inconvénient.

« Main­te­nant, à cette heure-ci… », son­geait Maria Giu­lia, comme retrou­vant un peu de calme dans une pen­sée habi­tuelle. Mais quelque chose l’irritait. Peut-être les mou­ve­ments des mains de son père devant le feu rou­geoyant du poêle, ou l’attitude de sa mère, debout à côté de la table, dési­reuse encore, on le sen­tait, de faire quelque chose, ou tout au moins de s’agiter. Zita avait l’air de tom­ber de som­meil ; ou bien fai­sait-elle seule­ment montre d’indifférence pour les pen­sées qu’elle devi­nait chez sa compagne ?

« Veux-tu une carafe d’eau ? deman­da un peu plus tard Maria Giu­lia. Moi, la nuit, je ne bois jamais.

– Quel­que­fois, cela m’arrive, répon­dit Zita, mais ça n’a aucune importance.

– Pre­nez une bou­gie, dit Augus­to, au cas où la lumière serait cou­pée pen­dant la nuit.

– Oui, une bou­gie, fit la mère en écho, fâchée de ne pas avoir pen­sé la pre­mière à ce détail. »

Maria Giu­lia se leva de table, affec­tant d’être très calme. « Il fait très froid, mur­mu­ra-t-elle en s’approchant du poêle, et, un ins­tant, elle s’y chauf­fa les pieds et les mains. Il fait un froid ter­rible. Nous met­trons la cou­ver­ture de laine. »

Au moment de se cou­cher, les deux com­pagnes furent prises de gaî­té. Elles se deman­daient l’une à l’autre : « De quel côté pré­fères-tu dor­mir ? » Et Maria Giu­lia don­na à Zita l’oreiller le plus moel­leux. Éten­dues dans le même lit, elles hési­tèrent à s’endormir tout de suite ou à enta­mer une conver­sa­tion. On enten­dait la pluie battre les vitres et, tou­jours plus dis­tinct, se rap­pro­cher l’orage. Déjà Zita fai­sait mine de se tour­ner de côté, Maria Giu­lia de prendre un livre posé depuis long­temps sur la table de nuit et dont elle remet­tait tou­jours la lec­ture à plus tard. Elles enten­dirent le père et la mère par­ler dans la pièce du pre­mier étage, puis leurs pas dans l’escalier. Quand ils pas­sèrent devant la porte, tous deux mar­chèrent sur la pointe des pieds, per­sua­dés sans doute que les jeunes filles étaient déjà plon­gées dans le som­meil. Sou­dain, dans l’obscurité des fenêtres, on vit luire un éclair. Les zig­zags de flamme, au-delà des vitres, se suc­cé­daient, avant ou en même temps que les coups de ton­nerre. La lampe élec­trique s’éteignit.

Par inter­valles, l’orage illu­mi­nait la pièce. « Allu­mons la bou­gie », dit Maria Giu­lia, mais elle res­ta immo­bile, éten­due de tout son long. Les gron­de­ments s’éloignèrent, se turent, les vitres ne furent plus éclai­rées que de faibles lueurs. Enfin, seul ves­tige de l’orage, ce fut le bruit léger et conti­nu de la pluie d’automne. Dans la rue reten­tit le timbre d’une bicy­clette ; peut-être quelque cycliste arrê­té par l’orage et qui, sor­ti main­te­nant de l’abri où il s’était réfu­gié, pour­sui­vait sa route.

Zita se tai­sait. On ne per­ce­vait pas non plus sa res­pi­ra­tion. Et Maria Giu­lia crai­gnait presque de l’entendre tout à coup pen­ser tout haut. Peut-être allait-elle dire quelque chose comme : « Ma mère aime beau­coup nos che­vaux, Diane et Roland. » Ou bien : « Tu sais, pour telle ou telle rai­son, nous fai­sons sou­vent atte­ler. » Mais Zita conti­nuait à se taire, au point que sa pré­sence même finis­sait par sem­bler irréelle. Maria Giu­lia, à plu­sieurs reprises, fut ten­tée d’étendre une main pour véri­fier si, ce soir-là, son amie était vrai­ment éten­due auprès d’elle, ou bien si elle ne se l’était pas tout sim­ple­ment ima­gi­né. Mais elle se retint. Et ain­si, immo­bile, évi­tant le moindre geste qui eût pu lui faire tou­cher sa com­pagne toute ramas­sée sur elle-même au bord du lit, elle com­men­ça à racon­ter. Zita, d’abord, écou­ta sans inter­rompre ; elle sem­blait dor­mir. Et c’est ce qui per­mit à Maria Giu­lia de racon­ter d’une haleine, comme pour elle seule.

[|— O —|]

La mai­son de ma cou­sine Ange­la (dit Maria Giu­lia) était située à l’endroit où l’avenue M… débouche en pleine cam­pagne. Pen­dant l’hiver, nous pas­sions la majeure par­tie du temps dans une pièce où Ange­la vou­lait que le poêle res­tât tou­jours allu­mé. Le reste de la mai­son n’étant pas chauf­fé, ni par des poêles ni par un calo­ri­fère (à Ls… il n’y a que très peu d’habitations avec le chauf­fage cen­tral), lorsque nous sor­tions de cette pièce nous met­tions man­teaux et écharpes. Des man­teaux, des écharpes, il y en avait par­tout sur les fau­teuils et sur les chaises. « Débar­ras­sez-vous, conseillait Ange­la lorsque quelqu’un entrait, met­tez-vous à l’aise. »

Et quand les visites se reti­raient, elle ne man­quait pas de leur dire :

« Cou­vrez-vous bien, pour l’amour du ciel, il y a de quoi prendre une pneu­mo­nie double ». Mais il ne venait pas beau­coup de monde. Sou­vent, c’étaient des gens des vil­las voi­sines. D’abord, ils avaient l’air d’être venus sans rai­son, devi­saient de choses et d’autres. Mais bien vite ils se met­taient à par­ler de celui-ci ou de celle-là, disant du mal de tout le monde, non sans s’écrier de temps à autre :

« Nous ne devrions pas nous occu­per de ces choses ; mais com­ment s’abstenir d’y mettre un peu le bec ? » Oui, c’était là une de leurs expres­sions favo­rites : « Y mettre le bec ». Et je com­pre­nais que ces gens étaient venus exprès, et que s’ils gei­gnaient, au début, de n’avoir rien à dire, c’est qu’ils n’avaient pas le cou­rage de décla­rer fran­che­ment : « Nous sommes venus, chère madame Ange­la, pour cas­ser du sucre. »

Par­fois, Ange­la me dési­gnait à ses amis, disant : « C’est la fille de mon cou­sin Augus­to, qui habite la cam­pagne. » Et je me voyais obser­vée par les per­sonnes pré­sentes, comme si celles-ci eussent atten­du de moi une confir­ma­tion, tant elles sem­blaient avoir l’habitude de voir du mys­tère sous les choses les plus simples. Alors, je disais : « Oui, nous habi­tons la cam­pagne ». Ou bien : « En effet, mon père s’appelle Augus­to. » Ange­la était tou­jours prête à conti­nuer à ma place, car je res­tais court, gênée, vu qu’il s’agissait de dames et de mes­sieurs on ne peut plus graves ; et elle décri­vait notre mai­son comme une vil­la qui, en même temps, n’en était pas une ; comme une mai­son com­mode, une mai­son de maîtres, meilleure en somme que bien des demeures somp­tueuses. Ou bien Ange­la se met­tait à par­ler de mon père et de ma mère. Elle disait par exemple :

« Mon cou­sin vit enter­ré à la cam­pagne ; quelqu’un de si fin, de si culti­vé. » Et elle exi­geait mon appro­ba­tion. Mais pour ma mère elle ne mon­trait pas grand inté­rêt, se bor­nant à la décrire comme une bonne ména­gère, très atta­chée aux occu­pa­tions de la vie rus­tique. Par­fois, elle par­lait aus­si de mes parents comme si je n’eusse pas été là. Mon père n’aurait pas dû épou­ser ma mère, car c’est à cause d’elle qu’il avait été obli­gé de res­ter à la campagne.

Une fois même, Ange­la dit : « Mon cou­sin Augus­to est aus­si bon peintre. N’est-ce pas, Maria Giu­lia ? » Je me hâtai de répondre oui, bien que n’ayant jamais su aupa­ra­vant que mon père eût peint dans sa jeunesse.

S’adressant à moi, Ange­la, sou­vent, disait en pré­sence d’étrangers : « Mon mari (il y a dix ans que je l’ai per­du), si ton père s’était déci­dé à vivre à la ville, l’aurait cer­tai­ne­ment intro­duit dans la meilleure socié­té. » Et lorsqu’elle se met­tait à men­tir en toute évi­dence, je me réfu­giais dans un coin de la pièce, bien que pré­ci­sé­ment, à ces moments-là, Ange­la me prît à témoin, disant : « N’est-ce pas, Maria Giu­lia ? N’est-ce pas que c’est vrai ? »

Mais si elle disait : « Ma cou­sine Tere­sa… », je pou­vais m’attendre, sur le compte de ma mère, à des paroles faus­se­ment flat­teuses. Elle l’appelait « une bonne maî­tresse de mai­son » ; à moins qu’elle ne ces­sât brus­que­ment de par­ler, si bien que quelqu’un finis­sait tou­jours par s’écrier : « N’empêche, à sa façon, Maria Giu­lia est fine. »

[/​Arrigo Bene­det­ti/​]

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