Une expérience pilote
Nous avons jusqu’ici fait le récit objectif de nos origines, négligeant simplement certains épisodes et circonstances qui allongeraient trop ce texte. Il nous faut maintenant montrer la signification sociale de notre expérience, puisque nous jugeons que c’est là une expérience pilote qui peut être appliquée — avec les variantes propres aux lieux et aux industries — dans tous les pays de l’Amérique latine comme une solution qui ne serait ni dogmatique, ni artificielle, ni étrangère, mais rationnelle, des problèmes de notre temps.
Nous nous référons aux problèmes qui naissent du choc entre la tendance au développement et les intérêts de l’impérialisme figé dans ses structures ankylosées et qui s’oppose, par incapacité d’évolution, audit développement. Lorsque nous parlons d’impérialisme, nous ne nous référons à une nation ou à un bloc de puissances déterminées. Nous nous référons à la « force économique et financière » de toutes et de chacune des nations « développées » qui, unies ou séparément, dominent les économies des peuples sous-développés par l’intermédiaire des échanges commerciaux — soit par l’investissement de capitaux, soit par le moyen des emprunts et des prêts, soit par le traitement discriminatoire qui consiste à nous vendre cher leurs marchandises et à nous obliger à vendre les nôtres à bon marché ; soit encore par le moyen du protectionnisme douanier, par celui des barrières douanières pseudo-sanitaires, par le soutien, de l’extérieur, des structures oligarchiques anachroniques, par l’appui accordé à des régimes de force, qu’ils soient de droite ou de gauche, qu’on les appelle fascistes ou communistes. Ni la situation géographique, ni les étiquettes ne doivent détourner notre esprit de la réalité pathétique de nos peuples, de la recherche objective de solutions véritables, basées sur le travail créateur dans la liberté.
Les idéalistes qui nous poussèrent à franchir le pas pour acquérir les frigorifiques, les remettre en marche et les faire fonctionner sans capitaux, sans tutelle d’État, n’estiment pas que ce soit là l’«unique méthode » adéquate. Ils pensent plutôt que nous avons ouvert un nouveau chemin prévu par peu de théoriciens.
Pendant que le gros du prolétariat est utilisé comme une masse de pression par différents groupes antagonistes ; pendant que la classe moyenne uruguayenne, parasite par force ou par vocation, réalise chaque jour de tapageuses manifestations pro « indépendance nationale », nous sommes en train, nous, les travailleurs d’E.F.C.S.A., de forger simultanément et le développement et l’indépendance de ce pays sans autre bruit que celui de nos machines, et sans autre « sacrifice » que celui de gagner le pain que nous mangeons à la sueur de notre front.
L’Uruguay est un petit pays de 186.926 kilomètres carrés. C’est un État jeune, situé entre deux grandes nations, la République Argentine et les États-Unis du Brésil. Il se constitua en nation souveraine récemment, en 1830. Mais, depuis 1680 et jusqu’en 1904, il se vit occupé et son sol piétiné par les armées d’Espagne et du Portugal d’abord, par les guerres civiles ensuite. Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine qui, comme le Mexique ou le Pérou, ont une histoire et une culture pré-colombiennes, c’est à peine si les tribus indigènes laissèrent ici trace de leur existence. De sorte que tout le développement économique et culturel, tout comme les premiers habitants, sont d’origine européenne. L’économie uruguayenne naquit sous l’impulsion et la domination de l’impérialisme britannique. Les Anglais tentèrent de s’emparer de Buenos Aires et de Montevideo — les deux capitales du Rio de la Plata — dans les premières années du xixe siècle. Ils furent repoussés et entreprirent par la suite la conquête pacifique et économique. Les capitaux anglais, et par la suite les capitaux nord-américains, permirent de créer les premières industries du pays et dominèrent tout son commerce extérieur. José Batlle y Ordonez entreprit, dès 1830, d’attirer des capitaux, puis de lutter pour l’indépendance économique, favorisant la nationalisation des chemins de fer, de l’énergie électrique, des communications, de la distribution des eaux, des assurances, des alcools, etc.
Mais la principale industrie du pays, qui est celle de la viande, resta entre les mains du capitalisme étranger, surtout en ce qui concerne l’exportation. C’est pour cette raison que le passage des frigorifiques exportateurs des mains des capitalistes à celles des travailleurs revêt une extraordinaire signification. Les nationalisations antérieures eurent toutes lieu sous le signe de l’étatisation, et pour certaines les résultats furent franchement négatifs, bien qu’elles aient flatté et continuent de flatter l’orgueil national. Les services d’État sont en déficit, de façon chronique, leur efficience laisse beaucoup à désirer et ils ont favorisé un énorme développement de la bureaucratie et de la politisation.
Pour cette raison, lorsque les compagnies nord-américaines offrirent à l’État d’acheter les frigorifiques, ni les partis politiques du gouvernement ni ceux de l’opposition ne se laissèrent tenter. L’offre était avantageuse au point de vue transaction commerciale courante. Pratiquement, les compagnies faisaient cadeau des frigorifiques, à la seule condition que le ou les acheteurs prennent en charge le passif qui, au total, n’excédait pas la somme dérisoire — dérisoire si on la compare à la valeur de l’établissement — de 25 millions de pesos uruguayens.
Sans confiscation ni expropriation
Nous pouvons maintenant avoir une idée assez claire de la signification révolutionnaire de l’expérience que nous sommes en train de réaliser.
Pendant que d’autres nationalisations — en Uruguay ou dans d’autres pays d’Amérique latine — ont coûté des sommes énormes prises sur le Trésor public, en ne donnant dans la plupart des cas que des résultats négatifs du point de vue économique ; alors que des nationalisations d’entreprises ou de biens étrangers ont été le résultat, ou la cause, de profondes et sanglantes secousses détériorant l’amitié entre les peuples et perturbant les relations entre États, dans le cas de la nationalisation coopérative d’E.F.C.S.A., l’État uruguayen ne déboursa pas un seul peso — les travailleurs s’étant chargés du passif des compagnies vendeuses — et notre vieille et sincère amitié avec le grand peuple du Nord n’en fut pas altérée le moins du monde. Sans rien confisquer, sans faire tort à aucun intérêt légitime, sans occasionner de charges à l’État, sans nous immiscer dans la politique, sans mettre en péril la stabilité des institutions démocratiques, sans en appeler au chauvinisme nationaliste, sans recourir à la philosophie du poteau d’exécution qui semble être l’objet des désirs de cette nouvelle vague où se mélangent nationalistes et « gauchistes » — sans faire couler une larme ni une goutte de sang, sans détruire un gramme de marchandises, nous commençons et portons à bout de bras une véritable révolution sociale dans le secteur le plus important de l’économie uruguayenne.
La législation en vigueur en Uruguay ne prévoit que les coopératives de consommation. Il existe une loi spéciale sur le coopératisme agricole, qui dans la pratique est une sorte d’association de patrons d’exploitations, de cultivateurs, qui simulent la formation en coopératives pour obtenir des exonérations d’impôts et des franchises à l’importation et l’exportation, etc., bien qu’en réalité il s’agisse de véritables consortiums patronaux qui ont à leur service un personnel salarié, généralement très mal rémunéré.
Cette situation légale fut la raison pour laquelle, lors de la constitution de la société acheteuse des frigorifiques, au lieu de l’appeler coopérative, comme c’était notre désir, nous dûmes l’intituler « Société Anonyme ».
Cependant, E.F.C.S.A. n’a de société anonyme que le nom. La loi de création stipule dans son article premier :
« Le transfert des établissements industriels et autres biens immeubles, meubles et les droits appartenant aux sociétés : Compagnie Swift de Montevideo S.A. et Frigorifique Artigas S.A., réalisé par lesdites compagnies en faveur de la société que les ouvriers peuvent constituer, sera exempté du paiement, etc. » (suit l’énumération de divers impôts sur les transactions).
Dans un paragraphe à part, la loi de transfert mentionne :
« On entendra par « ouvriers et employés du Frigorifique Artigas S.A. et de la Compagnie Swift de Montevideo » tout travailleur qui, à la date du 1er décembre 1957, figurait comme tel sur les registres de la Caisse de compensation pour chômage dans l’industrie frigorifique, correspondante aux compagnies mentionnées. »
Et la loi ajoute :
« Ce caractère sera également reconnu à toutes les personnes qui, à cette date, figuraient sur les registres de travail en tant qu’ouvriers ou employés desdits établissements ou qui pourront prouver, par d’autres moyens, qu’ils remplissaient à l’époque ces conditions. »
L’article 10 établit ce qui suit :
« Pendant une durée de dix ans, la société à constituer pourra seule permettre l’inscription d’actions au nom de personnes liées à celle-ci en qualité d’ouvrier ou d’employé. »
Cela signifie qu’aucun capitaliste, aucun financier, aucun représentant de fonds privés — contrairement à ce qui existe dans toutes les sociétés anonymes du monde —ne peut être actionnaire d’E.F.C.S.A.
Par l’article 7 on détermine ce qui suit :
« Les actions de la société à constituer par les ouvriers et employés des frigorifiques Swift et Artigas et que ladite société distribuera à ses ouvriers et employés, devront être nominatives et ne pourront être négociées pendant une durée de dix ans. »
Laureano Riera