La Presse Anarchiste

Une expérience passionnante (2)

Une expérience pilote

Nous avons jusqu’i­ci fait le réc­it objec­tif de nos orig­ines, nég­ligeant sim­ple­ment cer­tains épisodes et cir­con­stances qui allongeraient trop ce texte. Il nous faut main­tenant mon­tr­er la sig­ni­fi­ca­tion sociale de notre expéri­ence, puisque nous jugeons que c’est là une expéri­ence pilote qui peut être appliquée — avec les vari­antes pro­pres aux lieux et aux indus­tries — dans tous les pays de l’Amérique latine comme une solu­tion qui ne serait ni dog­ma­tique, ni arti­fi­cielle, ni étrangère, mais rationnelle, des prob­lèmes de notre temps.

Nous nous référons aux prob­lèmes qui nais­sent du choc entre la ten­dance au développe­ment et les intérêts de l’im­péri­al­isme figé dans ses struc­tures anky­losées et qui s’op­pose, par inca­pac­ité d’évo­lu­tion, audit développe­ment. Lorsque nous par­lons d’im­péri­al­isme, nous ne nous référons à une nation ou à un bloc de puis­sances déter­minées. Nous nous référons à la « force économique et finan­cière » de toutes et de cha­cune des nations « dévelop­pées » qui, unies ou séparé­ment, domi­nent les économies des peu­ples sous-dévelop­pés par l’in­ter­mé­di­aire des échanges com­mer­ci­aux — soit par l’in­vestisse­ment de cap­i­taux, soit par le moyen des emprunts et des prêts, soit par le traite­ment dis­crim­i­na­toire qui con­siste à nous ven­dre cher leurs marchan­dis­es et à nous oblig­er à ven­dre les nôtres à bon marché ; soit encore par le moyen du pro­tec­tion­nisme douanier, par celui des bar­rières douanières pseu­do-san­i­taires, par le sou­tien, de l’ex­térieur, des struc­tures oli­garchiques anachroniques, par l’ap­pui accordé à des régimes de force, qu’ils soient de droite ou de gauche, qu’on les appelle fas­cistes ou com­mu­nistes. Ni la sit­u­a­tion géo­graphique, ni les éti­quettes ne doivent détourn­er notre esprit de la réal­ité pathé­tique de nos peu­ples, de la recherche objec­tive de solu­tions véri­ta­bles, basées sur le tra­vail créa­teur dans la liberté.

Les idéal­istes qui nous poussèrent à franchir le pas pour acquérir les frig­ori­fiques, les remet­tre en marche et les faire fonc­tion­ner sans cap­i­taux, sans tutelle d’État, n’es­ti­ment pas que ce soit là l’«unique méth­ode » adéquate. Ils pensent plutôt que nous avons ouvert un nou­veau chemin prévu par peu de théoriciens.

Pen­dant que le gros du pro­lé­tari­at est util­isé comme une masse de pres­sion par dif­férents groupes antag­o­nistes ; pen­dant que la classe moyenne uruguayenne, par­a­site par force ou par voca­tion, réalise chaque jour de tapageuses man­i­fes­ta­tions pro « indépen­dance nationale », nous sommes en train, nous, les tra­vailleurs d’E.F.C.S.A., de forg­er simul­tané­ment et le développe­ment et l’indépen­dance de ce pays sans autre bruit que celui de nos machines, et sans autre « sac­ri­fice » que celui de gag­n­er le pain que nous man­geons à la sueur de notre front.

L’U­ruguay est un petit pays de 186.926 kilo­mètres car­rés. C’est un État jeune, situé entre deux grandes nations, la République Argen­tine et les États-Unis du Brésil. Il se con­sti­tua en nation sou­veraine récem­ment, en 1830. Mais, depuis 1680 et jusqu’en 1904, il se vit occupé et son sol piét­iné par les armées d’Es­pagne et du Por­tu­gal d’abord, par les guer­res civiles ensuite. Con­traire­ment à d’autres pays d’Amérique latine qui, comme le Mex­ique ou le Pérou, ont une his­toire et une cul­ture pré-colom­bi­ennes, c’est à peine si les tribus indigènes lais­sèrent ici trace de leur exis­tence. De sorte que tout le développe­ment économique et cul­turel, tout comme les pre­miers habi­tants, sont d’o­rig­ine européenne. L’é­conomie uruguayenne naquit sous l’im­pul­sion et la dom­i­na­tion de l’im­péri­al­isme bri­tan­nique. Les Anglais ten­tèrent de s’emparer de Buenos Aires et de Mon­te­v­ideo — les deux cap­i­tales du Rio de la Pla­ta — dans les pre­mières années du xixe siè­cle. Ils furent repoussés et entre­prirent par la suite la con­quête paci­fique et économique. Les cap­i­taux anglais, et par la suite les cap­i­taux nord-améri­cains, per­mirent de créer les pre­mières indus­tries du pays et dom­inèrent tout son com­merce extérieur. José Batlle y Ordonez entre­prit, dès 1830, d’at­tir­er des cap­i­taux, puis de lut­ter pour l’indépen­dance économique, favorisant la nation­al­i­sa­tion des chemins de fer, de l’én­ergie élec­trique, des com­mu­ni­ca­tions, de la dis­tri­b­u­tion des eaux, des assur­ances, des alcools, etc.

Mais la prin­ci­pale indus­trie du pays, qui est celle de la viande, res­ta entre les mains du cap­i­tal­isme étranger, surtout en ce qui con­cerne l’ex­por­ta­tion. C’est pour cette rai­son que le pas­sage des frig­ori­fiques expor­ta­teurs des mains des cap­i­tal­istes à celles des tra­vailleurs revêt une extra­or­di­naire sig­ni­fi­ca­tion. Les nation­al­i­sa­tions antérieures eurent toutes lieu sous le signe de l’é­tati­sa­tion, et pour cer­taines les résul­tats furent franche­ment négat­ifs, bien qu’elles aient flat­té et con­tin­u­ent de flat­ter l’orgueil nation­al. Les ser­vices d’État sont en déficit, de façon chronique, leur effi­cience laisse beau­coup à désir­er et ils ont favorisé un énorme développe­ment de la bureau­cratie et de la politisation.

Pour cette rai­son, lorsque les com­pag­nies nord-améri­caines offrirent à l’État d’a­cheter les frig­ori­fiques, ni les par­tis poli­tiques du gou­verne­ment ni ceux de l’op­po­si­tion ne se lais­sèrent ten­ter. L’of­fre était avan­tageuse au point de vue trans­ac­tion com­mer­ciale courante. Pra­tique­ment, les com­pag­nies fai­saient cadeau des frig­ori­fiques, à la seule con­di­tion que le ou les acheteurs pren­nent en charge le pas­sif qui, au total, n’ex­cé­dait pas la somme dérisoire — dérisoire si on la com­pare à la valeur de l’étab­lisse­ment — de 25 mil­lions de pesos uruguayens.

Sans confiscation ni expropriation

Nous pou­vons main­tenant avoir une idée assez claire de la sig­ni­fi­ca­tion révo­lu­tion­naire de l’ex­péri­ence que nous sommes en train de réaliser.

Pen­dant que d’autres nation­al­i­sa­tions — en Uruguay ou dans d’autres pays d’Amérique latine — ont coûté des sommes énormes pris­es sur le Tré­sor pub­lic, en ne don­nant dans la plu­part des cas que des résul­tats négat­ifs du point de vue économique ; alors que des nation­al­i­sa­tions d’en­tre­pris­es ou de biens étrangers ont été le résul­tat, ou la cause, de pro­fondes et sanglantes sec­ouss­es détéri­o­rant l’ami­tié entre les peu­ples et per­tur­bant les rela­tions entre États, dans le cas de la nation­al­i­sa­tion coopéra­tive d’E.F.C.S.A., l’État uruguayen ne débour­sa pas un seul peso — les tra­vailleurs s’é­tant chargés du pas­sif des com­pag­nies vendeuses — et notre vieille et sincère ami­tié avec le grand peu­ple du Nord n’en fut pas altérée le moins du monde. Sans rien con­fis­quer, sans faire tort à aucun intérêt légitime, sans occa­sion­ner de charges à l’État, sans nous immis­cer dans la poli­tique, sans met­tre en péril la sta­bil­ité des insti­tu­tions démoc­ra­tiques, sans en appel­er au chau­vin­isme nation­al­iste, sans recourir à la philoso­phie du poteau d’exé­cu­tion qui sem­ble être l’ob­jet des désirs de cette nou­velle vague où se mélan­gent nation­al­istes et « gauchistes » — sans faire couler une larme ni une goutte de sang, sans détru­ire un gramme de marchan­dis­es, nous com­mençons et por­tons à bout de bras une véri­ta­ble révo­lu­tion sociale dans le secteur le plus impor­tant de l’é­conomie uruguayenne.

La lég­is­la­tion en vigueur en Uruguay ne prévoit que les coopéra­tives de con­som­ma­tion. Il existe une loi spé­ciale sur le coopératisme agri­cole, qui dans la pra­tique est une sorte d’as­so­ci­a­tion de patrons d’ex­ploita­tions, de cul­ti­va­teurs, qui simu­lent la for­ma­tion en coopéra­tives pour obtenir des exonéra­tions d’im­pôts et des fran­chis­es à l’im­por­ta­tion et l’ex­por­ta­tion, etc., bien qu’en réal­ité il s’agisse de véri­ta­bles con­sor­tiums patronaux qui ont à leur ser­vice un per­son­nel salarié, générale­ment très mal rémunéré.

Cette sit­u­a­tion légale fut la rai­son pour laque­lle, lors de la con­sti­tu­tion de la société acheteuse des frig­ori­fiques, au lieu de l’ap­pel­er coopéra­tive, comme c’é­tait notre désir, nous dûmes l’in­ti­t­uler « Société Anonyme ».

Cepen­dant, E.F.C.S.A. n’a de société anonyme que le nom. La loi de créa­tion stip­ule dans son arti­cle premier :

« Le trans­fert des étab­lisse­ments indus­triels et autres biens immeubles, meubles et les droits appar­tenant aux sociétés : Com­pag­nie Swift de Mon­te­v­ideo S.A. et Frig­ori­fique Arti­gas S.A., réal­isé par les­dites com­pag­nies en faveur de la société que les ouvri­ers peu­vent con­stituer, sera exemp­té du paiement, etc. » (suit l’énuméra­tion de divers impôts sur les transactions).

Dans un para­graphe à part, la loi de trans­fert mentionne :

« On enten­dra par « ouvri­ers et employés du Frig­ori­fique Arti­gas S.A. et de la Com­pag­nie Swift de Mon­te­v­ideo » tout tra­vailleur qui, à la date du 1er décem­bre 1957, fig­u­rait comme tel sur les reg­istres de la Caisse de com­pen­sa­tion pour chô­mage dans l’in­dus­trie frig­ori­fique, cor­re­spon­dante aux com­pag­nies mentionnées. »

Et la loi ajoute :

« Ce car­ac­tère sera égale­ment recon­nu à toutes les per­son­nes qui, à cette date, fig­u­raient sur les reg­istres de tra­vail en tant qu’ou­vri­ers ou employés des­dits étab­lisse­ments ou qui pour­ront prou­ver, par d’autres moyens, qu’ils rem­plis­saient à l’époque ces conditions. »

L’ar­ti­cle 10 établit ce qui suit :

« Pen­dant une durée de dix ans, la société à con­stituer pour­ra seule per­me­t­tre l’in­scrip­tion d’ac­tions au nom de per­son­nes liées à celle-ci en qual­ité d’ou­vri­er ou d’employé. »

Cela sig­ni­fie qu’au­cun cap­i­tal­iste, aucun financier, aucun représen­tant de fonds privés — con­traire­ment à ce qui existe dans toutes les sociétés anonymes du monde —ne peut être action­naire d’E.F.C.S.A.

Par l’ar­ti­cle 7 on déter­mine ce qui suit :

« Les actions de la société à con­stituer par les ouvri­ers et employés des frig­ori­fiques Swift et Arti­gas et que ladite société dis­tribuera à ses ouvri­ers et employés, devront être nom­i­na­tives et ne pour­ront être négo­ciées pen­dant une durée de dix ans. »

Lau­re­ano Riera


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom