La Presse Anarchiste

L’homme dans l’industrie

IV
Les techniciens

Aux niveaux : « tech­ni­ciens et tech­ni­ciens supérieurs », les femmes, bien que moins nom­breuses que leurs col­lègues mas­culins, sont bien implan­tées dans les indus­tries élec­tron­iques et chim­iques. Dans le dessin indus­triel, elles sont plus clairsemées, mais en mécanogra­phie, dans l’or­gan­i­sa­tion com­mer­ciale, dans l’ad­min­is­tra­tion, elles pul­lu­lent. Au niveau : « ingénieurs et assim­ilés », quoique beau­coup plus rares, elles ne sont pas excep­tion­nelles. Mal­gré cer­taines analo­gies, leur com­porte­ment dif­fère de celui des hommes exerçant la même pro­fes­sion dans les mêmes lieux. Les tech­ni­ci­ennes accom­plis­sent leur tâche, mais sans cette con­vic­tion qu’y met­tent leurs col­lègues hommes. elles s’im­posent rarement comme eux par leur esprit de déci­sion, d’ini­tia­tive. Dans leur ensem­ble, elles s’in­tè­grent moins dans l’en­tre­prise, y restent plus étrangères, plus atten­tives à l’heure de la sor­tie. À for­ma­tion égale, leur présence se fait moins sen­tir, sauf quelques excep­tions bril­lantes bien enten­du. De nature intu­itive, elles s’ac­com­mod­ent assez mal de ce milieu ratio­nal­isé créé par des hommes dans un but d’analyse ; ou tout au moins on sent que les modes d’or­gan­i­sa­tion qu’elles auraient appliqués n’épouseraient pas les formes actuelles, d’où leur inté­gra­tion incom­plète au milieu de la production.

Pour­tant leur présence con­tribue large­ment à don­ner un con­tenu humain au tra­vail mod­erne. Rien n’est plus réjouis­sant, ou ras­sur­ant si l’on veut, que voir un tech­nocrate tout désori­en­té devant le flot de larmes un moment con­tenues qui jail­lis­sent soudain des yeux d’une col­lab­o­ra­trice traitée de haut. Le miroir, le peigne, les sautes d’humeur, les caprices incon­trôlables, les ménage­ments à apporter aux futures mères, autant de fac­teurs qui situent l’homme à sa juste place au milieu des machines. À par­tir d’un cer­tain niveau tech­nique on se pas­sionne facile­ment pour ses occu­pa­tions. Com­bi­en de fois, emporté dans le tra­vail, faisant corps avec lui au point d’en devenir l’in­stru­ment, j’ai été rap­pelé à l’hu­man­ité par un de ces fac­teurs ! Leur ren­con­tre me pro­duit un choc vite suivi d’une brève sus­pen­sion d’ac­tiv­ité au cours de laque­lle la détente naît, et c’est avec un sourire de pitié pour moi-même que je reprends ma tâche sur un autre rythme, con­scient d’ap­partenir à la vaste human­ité avant d’être enchaîné aux mastodontes techniques.

Les femmes ont peu ten­dance à pren­dre la tour­nure d’e­sprit tech­nocra­tique ; mais si elles l’ac­quièrent, elles devi­en­nent de vrais monstres.

L’ou­ver­ture aux femmes des pro­fes­sions à haute tech­nic­ité n’est que trop récente pour con­sid­ér­er ces con­stata­tions comme défini­tives. Du fait de l’é­d­u­ca­tion sociale, d’atavisme ou de préoc­cu­pa­tions per­son­nelles, les femmes sont loin de se pré­cip­iter dans les car­rières tech­niques qui leur sont ouvertes ; elles ne les peu­plent que très lente­ment. Il est vrai que les écoles tech­niques sont si rares en France que les ouvrir aux femmes poserait un énorme prob­lème. Les nom­breux min­istres suc­ces­sifs de l’Éducation nationale n’ont pas envie de le soulever, assez empêtrés qu’ils sont dans leur poli­tique de petits moyens.

Formation des jeunes techniciens

Pour que l’homme ait sa place dans le monde mod­erne, pour qu’il se situe au-dessus de la tech­nic­ité et pour qu’il l’u­tilise tout en la dom­i­nant, il faut le pré­par­er dès son plus jeune âge à la vie qu’il devra affronter.

On ne peut pas envis­ager un aban­don des tech­niques, un tel retour en arrière serait une fuite devant les réal­ités, un doux rêve nous ramenant à un mode de vie n’ayant d’ailleurs lui-même rien résolu. Il faut, au con­traire, comme dans bien des sports, aller con­tre ce que dicte l’in­stinct immé­di­at de con­ser­va­tion pour garder le con­trôle absolu des mou­ve­ments et l’équili­bre du corps. Il faut plonger hardi­ment dans la tech­nique ; mais un plon­geon ne se fait pas n’im­porte com­ment, sinon il nous brise à l’ar­rivée ; il faut l’é­tudi­er, le dos­er, s’en­traîn­er pour con­trôler les mou­ve­ments d’un bout à l’autre de l’ex­er­ci­ce. C’est à l’é­d­u­ca­tion des futurs tech­ni­ciens qu’il faut apporter beau­coup de soin, et c’est en même temps sur les lieux du tra­vail qu’il faut mod­i­fi­er pro­gres­sive­ment le rôle de cha­cun dans l’ensem­ble de la pro­duc­tion. D’après une revue des « con­seils de par­ents d’élèves » et inti­t­ulée Pour l’en­fant vers l’homme : « Les expéri­ences améri­caines, et même russ­es, d’au­toma­tion font appa­raître que main­tenir des machines automa­tisées en marche, sans inter­rup­tion de la chaîne de fab­ri­ca­tion, demande bien plus de con­nais­sances et d’ha­bileté qu’il n’en fal­lait nor­male­ment pour les travaux ordi­naires de production…

» Un cer­tain nom­bre de métiers de base ten­dent à dis­paraître, alors que les postes deman­dant une for­ma­tion tech­nique appro­fondie se mul­ti­plient et se diver­si­fient rapi­de­ment. La sit­u­a­tion est telle que le gou­verne­ment fédéral a été obligé de met­tre au point une série de décrets dans le but de rétablir l’équili­bre de l’emploi (actes du 1er mai 1961, du 23 août 1961, etc.), équili­bre com­pro­mis par la forte accéléra­tion tech­nique. Ain­si, dans un pays où la libre entre­prise est reine, les pou­voirs publics sont-ils amenés à définir un cer­tain dirigisme favor­able à l’individu…

» L’évo­lu­tion des tech­niques exige une for­ma­tion générale de base de plus en plus élevée préal­able à une qual­i­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle qui doit être elle-même de haut niveau.

» L’ex­péri­ence améri­caine ne fait que soulign­er le fos­sé exis­tant entre la main‑d’œuvre qui pos­sède une for­ma­tion générale et tech­nique de base et la main‑d’œuvre for­mée sur le tas, dif­fi­cile­ment con­vert­ible dans l’in­dus­trie moderne. »

La ten­dance actuelle de l’en­seigne­ment, et c’est une bonne chose, tend à retarder l’âge où la spé­cial­i­sa­tion se déter­mine. Le choix se fai­sait à 11 ans (entrée en 6e); il serait souhaitable qu’il fût repoussé à 15 ans (entrée en 2<sup|>e), après un véri­ta­ble cycle d’ob­ser­va­tion. Au cours des qua­tre années de ce cycle, les enfants rece­vant une bonne cul­ture générale auraient de fortes chance de révéler leurs apti­tudes et d’être ori­en­tés en fonc­tion de leurs pos­si­bil­ités. Ain­si la for­ma­tion de l’homme ne serait pas lim­itée et entravée par celle du technicien.

« Nous con­cevons la cul­ture générale, dit Paul Langevin, comme une ini­ti­a­tion aux divers­es formes de l’ac­tiv­ité humaine, non seule­ment pour déter­min­er les apti­tudes de l’in­di­vidu, lui per­me­t­tre de choisir à bon escient avant de s’en­gager dans une pro­fes­sion, mais aus­si pour lui per­me­t­tre de rester en liai­son avec les autres hommes, de com­pren­dre l’in­térêt et d’ap­préci­er les résul­tats d’ac­tiv­ités autres que la sienne pro­pre, de bien situer celle-ci par rap­port à l’ensemble. »

Pour une autre revue des par­ents d’élèves, La famille et l’é­cole, de mai 1963 :

« L’é­cole doit être un cen­tre de dif­fu­sion de la cul­ture. Déposi­taire de la pen­sée, de l’art, de la civil­i­sa­tion passée, elle doit les trans­met­tre en même temps qu’elle est l’a­gent act­if du pro­grès et de la mod­erni­sa­tion. Elle doit être le point de ren­con­tre, l’élé­ment de cohé­sion qui assure la con­ti­nu­ité dix passé et de l’avenir. »

Et voici l’opin­ion de Freinet, pro­mo­teur des méth­odes d’é­d­u­ca­tion active :

« Nous aurons plutôt à met­tre l’ac­cent, dans l’é­d­u­ca­tion de demain, sur la for­ma­tion en pro­fondeur de l’in­di­vidu, sur la néces­sité de lui pro­cur­er des repères, des tech­niques de tra­vail, des principes qui lui per­me­t­tront de s’ap­pro­prier dans les meilleures con­di­tions la cul­ture qu’il aura à affron­ter. Il fau­dra surtout lui don­ner le désir et le goût du tra­vail dans une école plus accueil­lante, qui saura cul­tiv­er et mag­ni­fi­er les poten­tial­ités que nous aurons fait naître ou que nous aurons su ménager. »

D’après le rap­port général de la Com­mis­sion de la main‑d’œuvre du 4e Plan français :

« Le monde de demain devrait ouvrir d’im­menses débouchés aux enfants d’au­jour­d’hui sous une dou­ble con­di­tion : qu’ils soient dans l’ensem­ble beau­coup plus instru­its et beau­coup plus mobiles, c’est-à-dire prêts à chang­er de région ou de profession. »

Pour sa part, Pierre Nav­ille, spé­cial­iste de la soci­olo­gie du tra­vail, écrit :

« Avec l’ac­céléra­tion de l’évo­lu­tion tech­nique, le monde du tra­vail n’est plus rigide. Il devient vivant, plus exacte­ment mobile. Les usines changent d’im­plan­ta­tion, les régions changent d’in­dus­trie, les ouvri­ers changent de tâche, les con­som­ma­teurs changent d’ob­jets. La vie d’un jeune tra­vailleur ne peut plus être vue comme allant dans un sens en ligne droite, mais comme une suite de croise­ments et de choix.

» Il faut déblo­quer la méfi­ance des jeunes (et de leurs par­ents) envers la mobil­ité du tra­vail parce qu’au­cun doute n’est per­mis : ou l’on bougera (pro­fes­sion­nelle­ment et géo­graphique­ment), ou l’on n’au­ra pas de travail. »

On voit que l’aspect humain de la for­ma­tion du jeune tech­ni­cien n’échappe pas à bon nom­bre de per­son­nes, et l’on peut dire que les enseignants ont une claire vision de la route à suiv­re, ce qui per­met de bons espoirs.

D’après une brochure pub­liée par le Cen­tre pub­lic d’Ori­en­ta­tion Pro­fes­sion­nelle de Cler­mont-Fer­rand, à par­tir de treize ans, six grands niveaux de qual­i­fi­ca­tion s’of­frent aux enfants :

- Niveau I Très haute qualification:11 années d’études.
— Niveau II Haute qual­i­fi­ca­tion : 9 années d’études.
— Niveau III Qual­i­fi­ca­tion de tech­ni­cien : 7 années d’études.
— Niveau IV Qual­i­fi­ca­tion d’a­gent de maîtrise : 5 années d’études.
— Niveau V Per­son­nel qual­i­fié : 3–4 années d’études.
— Niveau VI Per­son­nel sans qual­i­fi­ca­tion : 0 années d’études.

Voici leur évo­lu­tion en trois quarts de siè­cle (en pour­cent­age de la pop­u­la­tion active):

 

Niveau 1900 1960 Souhaitable en 1975
1 et 2 0,5 % 3 % 13 %
3 1% 4 % 14 %
4 2 % 6 % 4 %
5 56 % 62 % 48 %
6 40 % 25 % 20 %

Nous voyons donc que l’in­dus­trie va acca­parer de nom­breux cerveaux ; en dehors des néces­sités de pro­duc­tion, il importe de lui en fournir de bien équili­brés pour aller vers une human­ité digne de ce nom. C’est pourquoi l’actuelle réforme de l’en­seigne­ment a, tant d’im­por­tance ; de son con­tenu et des moyens util­isés pour la met­tre en œuvre dépen­dent l’avenir de l’in­di­vidu et pour une large part celui de la civil­i­sa­tion qu’il engen­dr­era. Ou nous for­merons des brutes tech­niques, véri­ta­bles out­ils de pro­duc­tion, ou nous for­merons des hommes au sens pro­fond du terme. Nous sommes à un car­refour ; jamais cette ques­tion n’a eu tant d’im­por­tance parce qu’elle con­cerne main­tenant toute la pop­u­la­tion des pays industrialisés.

Une route offre de belles per­spec­tives : celle qui assure un dosage adéquat entre cul­ture générale et spé­cial­i­sa­tion tech­nique. Oblig­ée d’élever con­sid­érable­ment le niveau intel­lectuel de la majorité de ses mem­bres pour sat­is­faire à ses pro­duc­tions les plus vitales, la société bour­geoise va-t-elle l’emprunter ? Elle ne sem­ble pas s’y engager très hardi­ment, elle cherche des biais en s’ef­forçant de dis­soci­er les cadres clas­siques de la nation des cadres et tech­ni­ciens indus­triels dits « d’exé­cu­tion» ; mais de très mod­estes et timides ten­ta­tives sem­blent mon­tr­er que tôt ou tard elle y vien­dra, car elle ne pour­ra plus faire autrement pour assur­er sa production.

En dehors des luttes et querelles entre enseigne­ments pri­maire, sec­ondaire, mod­erne, clas­sique, tech­nique, quel peut être le plan péd­a­gogique qui assure aux enfants une for­ma­tion acceptable ?

De 11 ans à 14 ans, il con­viendrait qu’ils reçoivent une cul­ture générale assez vaste qui leur donne surtout : le goût de l’é­tude, l’habi­tude des raison­nements logiques et le désir d’en­tre­pren­dre des recherch­es per­son­nelles. Cette cul­ture devrait leur per­me­t­tre de se situer à 15 ans dans la société et dans le monde et de révéler leurs apti­tudes les plus mar­quantes au cours d’ex­er­ci­ces tech­niques, sci­en­tifiques, lit­téraires, artis­tiques por­tant sur les prélim­i­naires de ces dis­ci­plines. Pas de spé­cial­i­sa­tion avant cet âge à par­tir d’ap­ti­tudes pré­co­ces ou de la for­tune des par­ents. Par con­tre, à un même âge on peut prévoir dif­férents niveaux por­tant non sur la var­iété des matières enseignées, mais sur l’é­tude plus ou moins pro­fonde des mêmes élé­ments selon le niveau men­tal de la classe considérée.

Il ne s’ag­it pas, répé­tons-le, de bour­rer les têtes d’en­seigne­ments divers, mais de met­tre les élèves dans des con­di­tions favor­ables pour se déter­min­er et pour acquérir le goût de men­er plus tard leurs études per­son­nelles qui les con­duiront à leurs car­rières d’hommes qui, ne l’ou­blions pas, seront très mou­vantes et les amèneront sans cesse à faire des choix.

À 15 ans, pre­mier pal­li­er. En accord entre l’en­fant, ses pro­fesseurs et ses par­ents, en fonc­tion des con­di­tions du marché du tra­vail, les apti­tudes de l’en­fant déter­min­eraient le pre­mier choix. A ce stade les études se diver­si­fieraient. Limi­tons-nous à la branche tech­nique, où qua­tre niveaux sont à considérer :

Les jeunes dont les apti­tudes ne per­me­t­tent pas les études théoriques recevraient une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle de trois ans, véri­ta­ble appren­tis­sage leur don­nant un méti­er. Il faut éviter que cet appren­tis­sage se fasse dans les entre­pris­es, même dans les écoles d’en­tre­pris­es, car fatale­ment la for­ma­tion don­née revêt un aspect pré­cis dans la branche pro­fes­sion­nelle con­sid­érée, ce qui lim­ite son éten­due. Le jeune est bien pré­paré pour sa besogne, mais rien que pour elle, ce qui lui retire toute largeur d’e­sprit et une grande par­tie de ce poten­tiel de mobil­ité, qu’il est indis­pens­able que les généra­tions futures acquièrent.

Les jeunes plus aptes aux abstrac­tions, mais cepen­dant de capac­ités lim­itées, pour­raient, en qua­tre ans, appren­dre un méti­er com­por­tant une bonne par­tie théorique. Les ado­les­cents doués d’une bonne capac­ité d’as­sim­i­la­tion et de raison­nement pour­raient, en six ans, devenir des tech­ni­ciens supérieurs pos­sé­dant une tech­nique à fond. Les études supérieures seraient ouvertes à tous ceux qui mon­trent la capac­ité de les aborder.

Pour tous il importe que la for­ma­tion revête un aspect tech­nique spé­cial­isé très poussé, dou­blé d’une cul­ture du corps et des sci­ences sociales et humaines envis­ageant la vie sous l’an­gle le plus vaste pos­si­ble pour habituer les étu­di­ants aux syn­thès­es, tout en dévelop­pant leur goût pour les études per­son­nelles. Si le 1L’ar­ti­cle se ter­mine ain­si, sans doute une erreur d’im­pres­sion. Je n’ai pas trou­vé de cor­rec­tion dans le numéro suiv­ant. Note La-presse-anarchiste.net.

Jacques Bouyé


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