La Presse Anarchiste

Technique, culture et bonheur

Les cor­re­spon­dants de presse nous ont infor­més que le pub­lic des États-Unis avait, au début, mon­tré un intérêt très relatif pour le dernier vol spa­tial du cos­mo­naute Coop­er. Cela devient pour la majorité des habi­tants de ce pays une ques­tion de rou­tine. Nous n’en sommes pas sur­pris, nous qui suiv­ions, heure par heure, le déroule­ment de cette aven­ture mer­veilleuse, et qui ne ces­sons de nous émer­veiller de ces con­quêtes et de ces pro­grès — sans pour cela les met­tre au som­met de la civil­i­sa­tion, ni cess­er de leur préfér­er la sim­ple bon­té humaine, la grâce d’un enfant, les son­nets de Ron­sard ou la Sep­tième symphonie.

Si cette diminu­tion d’in­térêt s’ex­pli­quait pour les mêmes raisons, je n’y ver­rais pas matière à cri­tique. Mais nous en sommes loin. Pour que le pub­lic nord-améri­cain se pas­sionne à nou­veau, et beau­coup moins que ne se pas­sion­nèrent ses arrière-grands par­ents lorsque le pre­mier bateau à vapeur se déplaça sur l’Hud­son, il fau­dra con­quérir la lune, et même en admet­tant que le degré d’émer­veille­ment soit alors aus­si intense qu’il y a un siè­cle et demi, soyons cer­tains qu’il décroî­tra très vite après une demi-douzaine d’opéra­tions réussies. Pour sat­is­faire la frénésie de nou­veauté qui s’est emparée de l’homme mod­erne, qu’il soit nord-améri­cain, européen ou sans doute japon­ais, d’autres voy­ages dans le cos­mos seront néces­saires au-delà des planètes du sys­tème solaire, et même si de nou­velles machines par­couraient, à la vitesse de la lumière, tout l’in­fi­ni sidéral que décou­vrent ou révè­lent les téle­scopes géants, il faudrait moins d’une généra­tion pour que les bipèdes ter­restres soient bien vite blasés.

Nous ne dis­ons là rien d’o­rig­i­nal, et la soif con­tin­uelle de nou­veauté qui car­ac­térise l’homme a déjà été soulignée par d’autres com­men­ta­teurs. Nous recon­nais­sons aus­si que cette car­ac­téris­tique psy­chologique de l’homme est un des ressorts des pro­grès inces­sants qu’il a faits, et qu’il fait, dans le domaine de la tech­nique et de la sci­ence. La curiosité, le désir, sinon la pas­sion de savoir, sont à la base des grandes entre­pris­es de l’in­tel­li­gence, et du génie humain. Mais l’in­sa­tiable appétit des esprits moyens pousse aus­si davan­tage à inven­ter con­tin­uelle­ment de nou­veaux engins, et il a pris une telle place, il men­ace d’en pren­dre une telle qu’aux yeux de l’ob­ser­va­teur le futur immé­di­at s’en trou­ve men­acé. Car c’est toute la con­cep­tion de la vie, et même du bon­heur, qui s’en trou­ve posée.

Le renou­velle­ment, l’amélio­ra­tion, la mul­ti­pli­ca­tion des objets et des inven­tions tech­niques dont les hommes, les femmes et les enfants des nations rich­es, et dans ces nations, des class­es de plus en plus nom­breuses qui en béné­fi­cient, changent con­tin­uelle­ment cette con­cep­tion, et surtout, en exigeant sans cesse de nou­velles créa­tions, des inno­va­tions inimag­in­ables il y a un siè­cle, engen­drent un état per­ma­nent d’in­sat­is­fac­tion de l’e­sprit, de l’imag­i­na­tion et des sens. Il en résulte un déséquili­bre dont j’ai déjà par­lé dans mon essai Élé­ments d’éthique mod­erne, et ce déséquili­bre a des réper­cus­sions lam­en­ta­bles cer­taines, qui peu­vent devenir de plus en plus dan­gereuses. Car toute la con­cep­tion de la civil­i­sa­tion et du pro­grès est de plus en plus axée sur ces objets extérieurs à l’homme, à l’im­mense majorité des hommes, et elle fait oubli­er que la cul­ture et la richesse intel­lectuelle, morale et psy­chique con­stituent la base essen­tielle des véri­ta­bles valeurs.

Il y a eu l’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer, l’âge de la vapeur, et nous entrons, nous sommes entrés dans l’âge élec­tron­ique. Mais la civil­i­sa­tion humaine a été une créa­tion per­ma­nente et dis­con­tin­ue de l’homme, et c’est à leurs pro­grès et à leur développe­ment que l’on peut appréci­er le sens de ce qui la car­ac­térise dans ses aspects supérieurs. En ce qu’elle a créé de durable, comme man­i­fes­ta­tion de l’e­sprit, par­lant à l’e­sprit des généra­tions actuelles à tra­vers les mil­lé­naires, et l’en­richissant toujours.

Certes, les instru­ments de tra­vail du paléolithique nous intéressent au plus haut point, mais les pein­tures par­ié­tales de la grotte d’Al­tami­ra ou de Las­caux, et de tant d’autres régions de la terre, nous intéressent bien davan­tage encore. Certes, un har­pon habile­ment strié pour attrap­er la proie qui pas­sait dans l’eau nous révèle une intel­li­gence créa­trice comme, toutes pro­por­tions gardées, nous le révèle un canon auto­trac­té. Mais une tête de renne gravée sur un os il y a trente mille ans nous intéresse bien davan­tage encore. Ces objets — inutiles, n’est-ce pas ? — du point de vue de la philoso­phie marx­iste, débor­dant le cadre de l’é­conomie et de l’empire des besoins matériels, sont des man­i­fes­ta­tions de la lib­erté humaine, de la vie psy­chologique supérieure par quoi l’hu­man­ité se dis­tin­guait de l’animalité.

L’ensem­ble de créa­tions tech­niques de notre époque ne sort pas du loin­tain point de départ de la néces­sité ; avec cette dif­férence qu’il s’ag­it de néces­sité arti­fi­cielle­ment créée par l’homme. Sup­posons que chaque famille qui pos­sède une auto­mo­bile ait, à la place, un piano, une bib­lio­thèque, et qu’on y fasse de la musique, ou qu’on y lise dans les pro­por­tions où l’on roule en auto­mo­bile, pour, dans l’im­mense majorité des cas, le seul plaisir de pos­séder une auto, ou faire inutile­ment de la vitesse. N’au­ri­ons-nous pas là un exem­ple de cul­ture et de civil­i­sa­tion qui enrichi­rait les êtres humains ? Les plaisirs goûtés ne seraient-ils pas plus intens­es, ne con­tribueraient-ils pas à enrichir intérieure­ment cha­cun et chacune ?

Cet exem­ple, que l’on peut vari­er quant à ses formes, nous mon­tre que le choix du plaisir est impor­tant, et qu’il faut que notre don d’ob­ser­va­tion reste con­tin­uelle­ment en alerte. Key­ser­ling écrivait, il y a quar­ante ans, que nous étions entrés dans l’âge du chauf­feur, et il ajoutait que les meilleurs chauf­feurs étaient, à l’époque du moins, les Noirs, pour­tant incultes. Il en est de même pour l’ensem­ble des familles humaines. N’im­porte quel imbé­cile peut très bien con­duire une voiture, voire sans doute aujour­d’hui un aéro­plane. Quant à goûter un poème, un beau livre, une fugue de Bach, appréci­er un beau tableau, se pas­sion­ner pour l’o­rig­ine de l’homme ou du but de la vie, ou sim­ple­ment savoir pénétr­er la beauté du paysage qu’on tra­verse, c’est une toute autre his­toire. Et où est la cul­ture, où la civil­i­sa­tion, l’Homme, quand la seule chose qui l’in­téresse est la van­ité d’avoir un engin mécanique, ou le plaisir de le faire marcher ? Pour l’im­mense majorité de nos con­tem­po­rains, saoulés de nou­veautés tech­niques, l’ingénieur qui per­fec­tionne un moteur capa­ble de faire cinq kilo­mètres de plus à l’heure est plus impor­tant que Galilée ou Descartes, Dante, Shake­speare ou Beethoven…

Ce qui est ter­ri­ble dans l’é­tat actuel du monde et de l’hu­man­ité, ce qu’il nous faut dénon­cer sans arrêt, c’est cette dévi­a­tion de l’e­sprit humain, cet appau­vrisse­ment, qui exige, en plus de décou­vertes appau­vris­santes des valeurs supérieures, une vitesse tou­jours plus grande des machines déi­fiées. Il n’y a pas de cul­ture, ni de l’in­tel­li­gence, ni de l’e­sprit dans l’inces­sant mou­ve­ment. La civil­i­sa­tion n’est apparue que lorsque nos loin­tains ancêtres ont pu se sta­bilis­er, se fix­er en vie séden­taire. C’est alors seule­ment qu’ils ont non seule­ment gravé la pierre et se sont adon­nés à la pein­ture rupestre, mais encore ont créé les légen­des qui ouvraient la voie à la pen­sée, à l’ex­pli­ca­tion des phénomènes naturels, à la créa­tion des cos­mogo­nies, et même aux reli­gions qui, mal­gré leurs erreurs, font aus­si par­tie du tré­sor intel­lectuel de l’hu­man­ité. Si l’e­sprit ne s’at­tache pas aux choses, il ne peut les appro­fondir. L’inces­sant mou­ve­ment est con­traire à la méditation.

Aujour­d’hui même, la cul­ture, qu’il ne faut pas con­fon­dre avec l’in­struc­tion, demande cette sta­bil­ité men­tale. Elle demande la con­nais­sance de tout ce qui a été créé depuis l’ap­pari­tion de l’homo sapi­ens jusqu’à nos jours. La lec­ture des tragédies d’Eschyle, la con­nais­sance de toutes les écoles lit­téraires, artis­tiques ou philosophiques qui, à part la socia­bil­ité, ont en quelque sorte façon­né ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité, tout cela est indis­pens­able pour qu’un homme mod­erne soit un homme cul­tivé, ait atteint une hau­teur de pen­sée beau­coup plus néces­saire que la hau­teur atteinte par les cos­mo­nautes, et pen­sé aux grands prob­lèmes, qu’il faut résoudre, de l’hu­man­ité. Mais pré­cisé­ment la dévi­a­tion psy­chologique pro­duite par cet engoue­ment pour les inven­tions tech­niques à jet con­tinu empêche de com­pren­dre com­bi­en néces­saire est cette sta­bil­ité, mère d’équilibre et d’har­monie, qui fait élever la pen­sée et la nour­rit. Elle tourne le dos à la civil­i­sa­tion car, insistons‑y, sana cul­ture il n’y a pas de civilisation.

À la suite d’une con­férence que je don­nais récem­ment, un cama­rade me demandait si je con­fondais le bon­heur et la jouis­sance. Naturelle­ment, je ne es ai jamais con­fon­dus, pas plus du reste que le bon­heur et le plaisir. Encore faudrait-il ajouter que ce qui est le bon­heur pour les uns et jouis­sance pour les autres, et vice ver­sa, ce qui est plaisir – sim­ple plaisir – pour ceux-ci et félic­ité pour ceux-là. La vue des pre­miers avions se déplaçant dans l’e­space a cer­taine­ment don­né à bien des hommes de l’époque une joie, au sens pro­fond du terme, qui dépas­sait de beau­coup, par sa richesse spir­ituelle et la sat­is­fac­tion du cœur, le bon­heur qu’éprouvent tant de gens à se déplac­er aujour­d’hui à deux mille kilo­mètres à l’heure.

Quand mon fils aîné avait trois ans, nous viv­ions, en Amérique du Sud, dans une pro­fonde mis­ère, et nous ne pou­vions pas, bien mal­gré nous, lui acheter de jou­ets — chose incroy­able pour tous ceux qui se sont habitués au niveau de vie de nos jours. Une voi­sine don­na à l’en­fant un petit cheval de bois qui n’avait plus qu’une pédale. Pour faire marcher son cheval, l’en­fant devait le pouss­er sans arrêt de ses petits pieds. Et pour­tant, pen­dant des mois, dans la cour réduite du « depar­ta­men­to » que nous habi­tions, il tour­na, des journées entières, plus heureux de ce jou­et dérisoire que ces petites filles le sont main­tenant des poupées et des objets plus nom­breux et bien plus beaux dont elles sont comblées. Ain­si va l’évo­lu­tion des besoins, des sat­is­fac­tions, des joies et du bonheur.

Il en est de même pour l’hu­man­ité, qui a, surtout dans cer­taines nations, con­servé bien des aspects enfan­tins. Incon­sciem­ment, elle est vic­time de la satiété. Gorgée d’ap­pareils ultra­mod­ernes et de plaisirs super­fi­ciels, elle n’at­teint pas au bon­heur pur, pro­fond et supérieur. Et si un jour on organ­ise des voy­ages inter­sidéraux, elle n’en sera pas plus heureuse que l’é­tait mon enfant, quand il pous­sait de ses petits pieds son petit cheval de bois qui n’avait qu’une pédale.

Et c’est que sans une cer­taine sagesse, qui ne peut être que le fruit de la cul­ture de l’in­tel­li­gence, du cœur et de l’âme, il n’y a pas de véri­ta­ble plénitude.

Gas­ton Leval


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