La Presse Anarchiste

Le dernier livre de Hyacithe Dubreuil

Bien qu’il ait publié des livres, Hya­cinthe Dubreuil est res­té un ouvrier d’âme et d’es­prit ; le méca­ni­cien qu’il fut, et quand il décrit, dans son der­nier ouvrage, Pro­mo­tion1Ed. De l’Entre­prise moderne, 240 p., qu’il vient de nous envoyer comme un cama­rade à un cama­rade, le plai­sir de l’homme qui a su don­ner une forme à un mor­ceau de fer rouge tra­vaillé au mar­teau, il nous rap­pelle cette impres­sion que nous avons vécue, et qui est demeu­rée en nous.

La pro­mo­tion qu’il pré­co­nise n’est pas ce qu’en­tendent aujourd’­hui ceux qui emploient tant cette expres­sion:: l’ac­cès d’un cer­tain nombre d’ou­vriers aux postes de com­mandes de l’en­tre­prise capi­ta­liste, mais l’é­lé­va­tion intel­lec­tuelle, spi­ri­tuelle, huma­niste du tra­vail et de tous les tra­vailleurs. « Il s’a­gi­rait donc aujourd’­hui d’al­ler bien au-delà de la « pro­mo­tion » qui nous don­ne­ra quelques ingé­nieurs de plus. Il s’a­gi­rait de mettre en valeur la popu­la­tion tout entière, encore main­te­nue dans l’i­gno­rance du « condi­tion­ne­ment » moderne. La vraie ques­tion qui se pose aujourd’­hui est de savoir si les moyens de ce condi­tion­ne­ment pour­ront être employés pour éclai­rer vrai­ment, les masses au lieu de les main­te­nir dans là servitude. »

C’est donc d’une pro­mo­tion qui inté­resse l’homme tout entier que nous parle Hya­cinthe Dubreuil. Mais pour lui, à la base, il y a le tra­vail « intel­li­gent et libre » (on trouve cette phrase chez Bakou­nine), le tra­vail bien fait, qui est une dis­ci­pline intel­lec­tuelle et morale fon­da­men­tale pour qu’un homme soit com­plet. Aus­si l’au­teur n’a-t-il que mépris pour ces « intel­lec­tuels » qui n’at­tri­buent de valeur qu’à ce qui sort des écoles, des facul­tés et autres centres de fabri­ca­tion de pri­vi­lé­giés. II dénonce le par­tage en deux branches de la jeu­nesse : l’une, des­ti­née à l’a­te­lier, à l’u­sine, l’autre, aux hautes études, et qui auto­ma­ti­que­ment se place sur un plan supé­rieur du point de vue social. Et il met en relief le fait qu’im­po­ser l’é­cole jus­qu’à seize ou dix-sept ans sous pré­texte de démo­cra­ti­sa­tion de l’en­sei­gne­ment est une sot­tise quand il s’a­git de jeunes gens qui n’y sont pas incli­nés, car l’ap­pren­tis­sage d’un métier est aus­si impor­tant, sinon plus, que l’ac­qui­si­tion de connais­sances pure­ment livresques, qui sont loin de don­ner tou­jours une valeur équi­va­lente à celle de l’homme qui a appris et connaît un métier.

Mais les pro­blèmes sont faus­sés du fait des « intel­lec­tuels », qui parlent, écrivent, et font ain­si un usage immo­dé­ré et impres­sion­nant de la parole, tan­dis que l’ou­vrier, qui façonne la pierre, le bois, le fer, qui a construit hier les cathé­drales, et l’en­semble de la civi­li­sa­tion, n’é­crit pas, ne parle pas. Ou plu­tôt il écrit avec ses outils, comme disait Prou­dhon, il réa­lise une œuvre supé­rieure, bien qu’i­gno­rée ou mépri­sée par ceux qui se placent au-des­sus de l’hu­ma­ni­té : c’est avec leur intel­li­gence qu’ils dirigent leurs mains.

Et l’au­teur, qui a déjà trai­té ce sujet dans d’autres livres, cite comme exemple le Com­pa­gnon­nage, dont les ori­gines sont si loin­taines, mais qui a été, pen­dant tant de siècles, une École de capa­ci­té et de droi­ture ouvrières. Il en exalte les ver­tus, et, le com­pa­rant au syn­di­ca­lisme d’au­jourd’­hui, insiste sur le fait que les reven­di­ca­tions sociales pour un plus haut niveau de vie maté­rielle lui étaient étran­gères, car c’est sur­tout de capa­ci­té, de sens moral indi­vi­duel que s’oc­cu­pait le Com­pa­gnon­nage, tan­dis que, de nos jours, les syn­di­cats, uni­que­ment cen­trés sur de nou­velles conquêtes éco­no­miques, oublient cette for­ma­tion et cette res­pon­sa­bi­li­té sans les­quelles les tra­vailleurs perdent les qua­li­tés humaines de base sur les­quelles on construit l’homme.

« Jus­qu’à pré­sent, l’or­ga­ni­sa­tion indus­trielle n’a pas encore réus­si à se déga­ger du divorce qu’elle a éta­bli entre le corps et l’âme du tra­vailleur… Consi­dé­rez toute l’é­ten­due des efforts qui sont actuel­le­ment faits en vue de cette « pro­mo­tion » qui est main­te­nant à l’ordre du jour. Il est facile de voir que leur ins­pi­ra­tion est sur­tout uti­li­taire, et qu’elle s’ins­crit dans le maté­ria­lisme d’au­jourd’­hui… Or, le Com­pa­gnon­nage a tou­jours visé plus haut… car il a « pour­sui­vi son exis­tence en dehors des étroites concep­tions éco­no­miques » qui dominent la vie d’au­jourd’­hui, et que la valeur et l’i­déa­lisme des métiers s’y sont déve­lop­pés sur des qua­li­tés du cœur de l’homme, ce qui n’est pas la même chose que tout ce qui est fait sur une base matérialiste. »

C’est une phi­lo­so­phie du tra­vail que pré­co­nise l’au­teur : « On a cou­tume de se réfé­rer à la joie de sa contem­pla­tion lorsque son œuvre est ache­vée. Mais il faut obser­ver que c’est le moment où il a ces­sé d’a­gir, alors que c’est sur­tout dans l’ac­tion que s’o­père la com­mu­nion suprême. Et c’est sans doute pour­quoi cette connais­sance échappe à ceux qui ne savent pas agir pour créer : ils ne peuvent, en effet, accé­der à la connais­sance intime qu’é­prouve le créa­teur au moment de l’acte. »

De façon que la dif­fé­rence entre l’ar­ti­san et l’ar­tiste n’est-elle qu’une ques­tion de degré, non d’essence.

Natu­rel­le­ment, bien qu’il insiste sur cette valeur du tra­vail, qui lui font paraître absurdes les élu­cu­bra­tions des intel­lec­tuels sur le pro­blème des loi­sirs rem­pla­çant l’ef­fort créa­teur dans la joie de l’es­prit, Hya­cinthe Dubreuil com­prend bien que l’ap­pli­ca­tion crois­sante des tech­niques modernes de pro­duc­tion empêche une géné­ra­li­sa­tion qui n’ap­par­tient qu’au pas­sé. Mais il faut pré­ser­ver tout ce que nous pou­vons de cette éthique d’hier, de cette valeur de base qu’on n’a pas rem­pla­cées. Et il s’ef­force de mon­trer que cela est encore pos­sible dans une large mesure. Nous sommes moins opti­mistes que lui. Mais il est utile d’in­sis­ter sur ces ques­tions, d’y faire réflé­chir à leur sujet, et de nous ins­truire aus­si. Utile aus­si de « se deman­der par quels moyens il serait pos­sible de trans­po­ser, dans l’u­sine moderne, les condi­tions intel­lec­tuelles et psy­cho­lo­giques, la péren­ni­té des qua­li­tés que l’on observe chez les hommes du Com­pa­gnon­nage. » L’une des prin­ci­pales étapes dans la conquête d’une nou­velle pro­mo­tion est la sup­pres­sion « des cloi­sons étanches qui séparent actuel­le­ment les gens qui tra­vaillent ensemble. Cette asso­cia­tion devra un jour com­prendre toute la hié­rar­chie de ceux qui contri­buent à la réa­li­sa­tion du tra­vail ». Ain­si, le pro­blème prend une ampleur immense… « La pro­mo­tion, telle qu’elle est offi­ciel­le­ment com­prise, est sur­tout dic­tée par des motifs tech­niques et éco­no­miques. Mais c’est toute la concep­tion de la vie qui devrait faire l’ob­jet de notre atten­tion, en ce moment d’une évo­lu­tion si déci­sive…» « C’est la culture géné­rale qui ouvre ces perspectives. »

A tra­vers les dif­fé­rents aspects envi­sa­gés, tout le pro­blème de la vie sociale et de la socié­té est ain­si posé dans un apport de grande valeur à l’é­la­bo­ra­tion d’un large huma­nisme à laquelle des hommes et des groupes iso­lés tra­vaillent de par le monde. Remer­cions-en Hya­cinthe Dubreuil pour ce livre si nour­ri de savoir, et de méditation.

  • 1
    Ed. De l’Entre­prise moderne, 240 p.

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