La Presse Anarchiste

L’esclavage sanglant

Jusqu’à la Révo­lu­tion de 1789, les rois de France avaient timi­de­ment essayé de recru­ter des mili­ciens, par voie de tirage au sort, entre les rotu­riers de dix-sept à qua­rante ans. En 1793, pour sau­ver les conquêtes de la bour­geoi­sie révo­lu­tion­naire, les Jaco­bins n’hésitèrent point à réqui­si­tion­ner tous les hommes valides en même temps que les cloches, le sal­pêtre, les sou­liers… Il est vrai que les édits royaux étaient arbi­traires, tan­dis que les Conven­tion­nels opé­raient au nom du prin­cipe que tout Fran­çais doit l’impôt du sang puisqu’il est, théo­ri­que­ment, l’égal des autres Français.

Prin­cipe fécond dont on a su tirer un mer­veilleux par­ti ! Tous les gou­ver­ne­ments ont, depuis, sui­vi l’exemple de la Conven­tion. Les nations qui ont pré­ten­du jouer un grand rôle ont imi­té la France : la Prusse dès 1808, la Rus­sie tsa­riste, l’Espagne, la Bel­gique, le Japon, la Suisse – et, plus récem­ment, la Rus­sie bol­che­viste, l’Angleterre, les États-Unis. On a « mili­ta­ri­sé » bru­ta­le­ment des masses de plus en plus grandes de com­bat­tants, les volon­taires prêts aux « sai­gnées fécondes » deve­nant rares et les sai­gnées étant de plus en plus indis­pen­sables pour résoudre pro­vi­soi­re­ment les crises inté­rieures d’un régime qui ne peut sub­sis­ter que par la des­truc­tion pério­dique et sys­té­ma­tique des excé­dents de mar­chan­dises, de machines et de chômeurs.

Cepen­dant le Capi­ta­lisme, qui doit s’appuyer sur des effec­tifs de plus en plus nom­breux, risque de périr par eux. « Il doit trem­bler devant ses armées comme les empe­reurs romains devant leurs légions ou comme les mar­chands de Car­thage devant leurs cohortes numides ». Il est pro­bable que, dans un ave­nir tout proche, les pro­grès des tech­niques de mort vont lui per­mettre de mener des guerres d’anéantissement, stric­te­ment régle­men­tées, avec le seul concours d’un nombre infime de spé­cia­listes du meurtre – et sans don­ner à des dizaines de mil­lions de com­bat­tants des armes qui risquent de se retour­ner contre lui.

En atten­dant, dans le monde entier – ou du moins dans les nations « civi­li­sées » – l’impôt du sang conti­nue à être pré­le­vé et les réfrac­taires sont trai­tés en criminels.

Pas de réac­tions – ou si peu ! Ceux qui se font estro­pier par peur de l’opinion et du bagne gardent la vani­té de leurs che­vrons et de leurs bles­sures. Les conser­va­teurs (tous les par­tis de l’extrême-droite à l’extrême-gauche) se gardent bien de cri­ti­quer une ins­ti­tu­tion indis­pen­sable au main­tien du régime auto­ri­taire d’aujourd’hui ou de demain. Les repré­sen­tants « offi­ciels » du « Prince de la Paix », alliés des pou­voirs tem­po­rels, n’ont jamais, au nom de la morale évan­gé­lique, éle­vé de pro­tes­ta­tion sérieuse contre la dis­ci­pline de la vio­lence et l’assassinat com­man­dé. Les objec­teurs de conscience sont très rares, les objec­teurs de rai­son encore plus.

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Et pour­tant l’obligation mili­taire est une monstruosité.

En impo­sant l’obéissance pas­sive, on réduit à zéro les droits de l’individu.

Lorsqu’il entre à la caserne, l’homme perd toute liber­té. La moindre vel­léi­té de pen­sée indé­pen­dante, d’action spon­ta­née, devient cri­mi­nelle. Pour un mot, pour un geste, on peut envoyer cre­ver le récal­ci­trant sous la trique des chaouchs.

En cas de troubles, le sol­dat doit assas­si­ner parents et amis. « Vous êtes miens », disait cyni­que­ment Guillaume II aux trou­piers de sa Garde – « et si j’avais à vous com­man­der de fusiller vos frères, vos pères, vos mères, vous devriez m’obéir. » Les gou­ver­nants ont, d’habitude, la pru­dence de ne pas exté­rio­ri­ser de telles réflexions. En pra­tique, tou­te­fois, le sol­dat d’une démo­cra­tie – ou même d’un État soi-disant pro­lé­ta­rien – doit, à l’occasion, tout comme celui d’un monarque, fusiller ses frères, père et mère.

Dans les guerres, le com­bat­tant est expé­dié n’importe où, mas­sa­crer n’importe qui, pour des motifs qu’il n’a pas à connaître. On dis­pose de sa conscience puisqu’il doit tuer mal­gré la révolte de son ins­tinct et de sa rai­son. On dis­pose de sa vie qui est à la mer­ci d’une quel­conque com­bi­nai­son diplo­ma­tique, d’une folle ou imbé­cile concep­tion de stra­tège, d’un cal­cul mes­quin de ministre (Pain­le­vé a avoué que les 25 000 cadavres des attaques de Craonne et Laf­faux, les 4 et 5 mai 1917 ser­virent uni­que­ment à « sau­ver la face » de Nivelle après l’échec de l’offensive du 16 avril).

L’homme devient, par cette mise en tutelle de tous ses modes d’activité, un ins­tru­ment qui ne fait que suivre une impul­sion don­née, qui marche ou s’arrête à l’ordre, au gré d’une pen­sée secrète qu’il ignore et qui dis­pose de lui comme d’un pion sur l’échiquier… Il fait par­tie du maté­riel et on le ménage uni­que­ment comme matériel.

Cer­tains (enga­gés ou mobi­li­sés) acceptent, par une adhé­sion libre de leur volon­té, ce rôle d’outil. Vigny pré­ten­dait que cette ser­vi­tude – consen­tie parce que jugée néces­saire – n’est pas sans gran­deur. Opi­nion défen­dable si la subor­di­na­tion était condi­tion­nelle et tem­po­raire en même temps que volon­taire. Mais la subor­di­na­tion mili­taire est incon­di­tion­nelle et irré­vo­cable et s’engager à obéir à n’importe quels chefs et à n’importe quels ordres est une hon­teuse absur­di­té. Céder à d’autres hommes la pos­ses­sion et la maî­trise de soi pour des fins variables, incon­nues d’avance, s’abaisser, par une sorte de sui­cide, au rang de chose pas­sive – utile ou nui­sible sui­vant les volon­tés des maîtres – où donc est la gran­deur d’une pareille abdication ?

D’ailleurs les volon­taires ne sont qu’infime mino­ri­té dans les immenses armées contem­po­raines. La plu­part des sol­dats sont loin d’accepter – libre­ment et en toutes cir­cons­tances – leur ser­vi­tude. Ils sont enchaî­nés, rivés à leur place dans le trou­peau par l’abrutissement et par la frayeur.

Il faut anni­hi­ler la pen­sée : c’est le rôle de la gniole les veilles d’attaque.

Il faut avant tout effrayer : le sol­dat doit craindre ses supé­rieurs plus que l’ennemi. La peur d’un long et dur empri­son­ne­ment suf­fit pour le temps de paix. En cam­pagne, l’épouvante des pelo­tons d’exécution peut seule empê­cher l’abandon de tran­chées furieu­se­ment mar­mi­tées. Cette ter­reur de l’arrière pro­voque la fuite en avant de la majo­ri­té des héros. « Devant l’ennemi, avouait Vigny, les lois ne peuvent être trop dra­co­niennes. » Dans la zone de feu, le moindre man­que­ment doit prendre une impor­tance ter­rible ; de tra­giques néces­si­tés faussent, à chaque ins­tant, les rela­tions nor­males de l’acte et du châ­ti­ment. D’où l’atrocité des sanc­tions et la mul­ti­pli­ca­tion des « exemples » : on prend des hommes que l’on sait inno­cents et on les assas­sine sim­ple­ment parce que l’on a besoin de leur peau comme épou­van­tail ; c’est ce qu’on appelle « la jus­tice militaire ».

Le mobi­li­sé d’aujourd’hui est le suc­ces­seur du gla­dia­teur antique. Dans les arènes de Rome, hoplites et rétiaires, pous­sés par les lances des sta­gy­lo­phores, se mas­sa­craient par force, aux applau­dis­se­ments du peuple qui ova­tion­nait « les misé­rables vain­queurs ». Actuel­le­ment, les sol­dats, eux aus­si, se mas­sacrent à regret et les foules regardent avec « les secousses » des spec­ta­teurs du Coli­sée. Elles assistent, indif­fé­rentes sinon enthousiastes, à la res­tau­ra­tion sur une vaste échelle, de la forme la plus hideuse de l’esclavage romain : l’esclavage san­glant du cirque.

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Presque tous les pen­seurs de l’Antiquité, per­sua­dés que la vie devien­drait impos­sible pour les hommes libres le jour où Spar­ta­cus bri­se­rait ses chaînes, s’évertuèrent à cher­cher des preuves morales en faveur de la plus fla­grante des immo­ra­li­tés. Nos grands esprits offi­ciels, convain­cus que le ser­vice obli­ga­toire consti­tue l’une des plus solides arma­tures de l’édifice social actuel, s’évertuent, eux aus­si, à fon­der en rai­son cette forme de l’esclavage. Exa­mi­nons leurs argu­ments en insis­tant sur ceux qui sont les plus solides… en appa­rence tout au moins.

L’intérêt du sol­dat. – Marion cer­ti­fie que l’impôt du sang, est pré­le­vé pour l’avantage de ceux que l’on saigne. « Si on regar­dait bien, dit-il, on ver­rait que le temps pas­sé sous les dra­peaux n’est rien en com­pa­rai­son des bien­faits qu’on en retire. » – Sur­tout, n’est-ce pas, quand il s’agit de quatre ans et plus de vil­lé­gia­ture dans des trous fan­geux, en com­pa­gnie des poux et des cadavres, dans l’attente de la mort, dans la folie dou­lou­reuse du meurtre, avec, comme paye­ment final, les délices de se sen­tir éven­tré ou de se pro­me­ner dans un cha­riot de cul-de-jatte ou d’être une « gueule cas­sée»… Tout le monde voit éga­le­ment quels béné­fices tan­gibles retire, en temps de paix, le pro­lé­taire en uni­forme du fait de mon­ter la garde devant les usines en grève et de pro­té­ger, avec des baïon­nettes, les mil­lions des maîtres du jour… Et enfin, peut-on ne pas conve­nir qu’on a par­fai­te­ment rai­son de fusiller cer­tains réfrac­taires, le dés­in­té­res­se­ment étant le plus impar­don­nable des crimes ? Est-il vrai­ment utile d’insister ?

La loi. – Si une loi (expres­sion du bon plai­sir d’un monarque, d’une oli­gar­chie – ou éma­na­tion régu­lière ou fal­si­fiée de la volon­té natio­nale – au choix) ordon­nait aux citoyens de se noyer, les ado­ra­teurs de la léga­li­té vole­raient-ils se jeter dans la plus proche rivière ? Il est per­mis de croire que ces sui­cides à la Socrate ne seraient point nom­breux. On admet­trait donc que la loi (quelle qu’en soit l’origine) n’est pas à res­pec­ter quand elle est, de toute évi­dence, dérai­son­nable et injuste. La forme légale ne sau­rait jus­ti­fier le conte­nu légal – le ser­vice mili­taire obli­ga­toire en la cir­cons­tance. C’est ce conte­nu qu’il s’agit pré­ci­sé­ment de justifier.

La légi­time défense patrio­tique. Même si l’on concède qu’elle ait tous les droits de la per­sonne humaine, en par­ti­cu­lier celui de pro­té­ger son exis­tence, la patrie ne peut rai­son­na­ble­ment agir que contre les enne­mis qui l’attaquent, non contre ceux dont elle réqui­si­tionne la vie pour sa défense. Dans une que­relle, obli­ge­rons-nous les indif­fé­rents à lut­ter en notre faveur sans qu’ils sachent, au juste, si le bon droit est de notre côté ? Les châ­tie­rons-nous s’ils refusent ? Par l’obligation mili­taire, la patrie étend déme­su­ré­ment son droit de défense en atta­quant qui ne la défend pas. Elle viole le droit de neu­tra­li­té de ceux qu’elle contraint à épou­ser sa cause.

Le contrat patrio­tique. – « Le fait, pré­tend Croi­set, de refu­ser l’impôt du sang est une tra­hi­son. En nais­sant dans un pays et en pro­fi­tant des avan­tages qu’il offre, on prend l’engagement tacite de ser­vir. » Quoi de plus étrange qu’un pacte pareil ! On ne peut l’éviter qu’en s’exilant avant de naître. Si l’on part huit jours seule­ment après être venu au monde, la conven­tion est déjà signée, paraît-il, et la patrie, plus tard, pour­ra exi­ger la vie en échange du lait qu’on suça sur le ter­ri­toire natio­nal. Si l’on demeure, la patrie sai­sit à la gorge et somme de payer juste à l’âge où l’on serait à même de com­prendre et de débattre les termes du contrat. Un enga­ge­ment extor­qué dans des condi­tions sem­blables, impo­sé par l’une des par­ties, peut être consi­dé­ré comme nul. L’adhésion n’étant pas libre, le pacte patrio­tique, for­mel ou non, ne sau­rait avoir de valeur. Au sur­plus, un contrat n’a de vali­di­té que si les clauses n’en sont point dra­co­niennes. Celles du contrat patrio­tique le sont-elles ou non ?

L’obligation patrio­tique. – « L’organisation sociale pré­sente – affirme Jacob, inter­prète de l’opinion offi­cielle – n’autorise aucune classe à se libé­rer du devoir de ser­vir la nation dont elle fait par­tie. Le patrio­tisme est une obli­ga­tion uni­ver­selle. » Sup­po­sons qu’il en soit ain­si. Mais croit-on qu’il suf­fise de mon­trer, à grand’­peine, que le patrio­tisme est vague­ment obli­ga­toire ? Il importe aus­si et sur­tout de pré­ci­ser l’étendue de cette obli­ga­tion et, pour légi­ti­mer l’esclavage mili­taire, il fau­drait prou­ver qu’elle est abso­lue, non conditionnelle.

« On doit tout à sa Patrie », disait Char­ras. « Vous lui devez plus que la vie », ver­si­fiait V. de Laprade. Et Lamen­nais s’écriait : « À elle tout ce que vous êtes et tout ce que vous avez. Votre cœur, vos bras, vos veilles et vos biens et votre vie. » De telles asser­tions méri­te­raient-elles qu’on les dis­cu­tât ? Un Fran­çais, un Alle­mand ou un Anglais qui se dirait débi­teur de ses com­pa­triotes et d’eux seule­ment assi­gne­rait à ses obli­ga­tions des limites évi­dem­ment arti­fi­cielles. La dette, quand elle existe, a un carac­tère inter­na­tio­nal. On peut être plus rede­vable de sa culture et de son bien-être à ses conci­toyens. On est tout de même loin de tout leur devoir. De plus, le lum­pen­pro­le­ta­riat four­nit à la col­lec­ti­vi­té natio­nale infi­ni­ment plus qu’il ne reçoit d’elle. La plu­part des tra­vailleurs se trouvent, en défi­ni­tive, les mains vides après avoir enri­chi la nation de pro­duits ou de machines et contri­bué à rem­plir des coffres-forts. Et la patrie exi­ge­rait encore le paye­ment d’une dette ? Où donc est le vrai débi­teur en pareil cas ? La jus­tice s’exprime par éga­li­tés. En pre­nant par l’esclavage mili­taire qu’elle impose beau­coup plus qu’elle ne donne, la nation outre­passe ses droits. Jusqu’aux super-natio­na­listes qui en font l’aveu impli­cite : La patrie, disaient-ils (du moins pen­dant les guerres, car après!…), contracte une dette envers les com­bat­tants. Voi­là les rôles inter­ver­tis ; la créan­cière serait deve­nue débi­trice. Elle aurait donc contraint le citoyen non seule­ment à une res­ti­tu­tion, mais aus­si à un don. Le fait d’exiger un don est une escro­que­rie. Et quand c’est la vie que l’on exige, l’escroquerie devient assassinat.

Du reste, quelque déme­su­rée que pût être la dette patrio­tique, elle ne sau­rait excu­ser l’anéantissement de l’homme dans le sol­dat. Les droits de l’homme sont inalié­nables ; aucun pas­sif ne peut les étouf­fer tota­le­ment. Avec rai­son, on n’admet plus le droit abso­lu du vain­queur sur le vain­cu – fon­de­ment sophis­tique du droit du maître sur l’esclave. On ne recon­naît plus aux parents le droit de vie et de mort sur leurs enfants car, avec la vie, ils leur donnent le droit de vivre et ils sont tenus de res­pec­ter ces êtres qui ne leur appar­tiennent point bien qu’ils les aient créés. En sup­po­sant qu’elle assu­rât à tous la vie et la liber­té, la patrie, elle aus­si, devrait res­pec­ter et la vie et la liber­té. Or, sans même qu’il lui soit pos­sible de faire valoir cette excuse, elle se joue de la vie et de la liber­té du sol­dat. Elle se per­met d’enchaîner et d’envoyer à la mort des inno­cents, c’est-à-dire de vio­ler les droits natu­rels, impres­crip­tibles, invio­lables de l’homme. Invio­lables parce qu’on ne les doit ni à la patrie ni à per­sonne : ils sont parce qu’on est ou rien n’est hors la force.

Dans les socié­tés actuelles règne la plus cho­quante inéga­li­té éco­no­mique. Les dettes patrio­tiques sont, par suite, d’inégale impor­tance et il convien­drait dans la répar­ti­tion des charges (des charges mili­taires en par­ti­cu­lier) de tenir compte de cette diver­si­té. On ne peut nive­ler les obli­ga­tions que si l’on éga­lise les bien­faits. Le ser­vice égal pour tous est donc injuste. Sans comp­ter que l’égalité devant la loi mili­taire (comme devant toute loi) n’est et ne peut être qu’une for­mule vide. L’argent per­met, en fait – tout autant qu’à l’époque des rem­pla­ce­ments – de tour­ner la léga­li­té à qui le désire. Remar­quons enfin que tous les citoyens ne sont pas éga­le­ment aptes à rem­plir cer­taines fonc­tions gras­se­ment rétri­buées et per­met­tant à ceux qui les exercent de ne pas trop cou­rir de risques quand la patrie est mena­cée. De telles com­pé­tences se recrutent à peu près exclu­si­ve­ment dans les classes riches ou aisées. Les plus gros débi­teurs de la nation peuvent ain­si res­ter à l’abri, le plus léga­le­ment du monde, tan­dis que sont envoyés au « casse-pipes », pour défendre le patri­moine des autres, les gueux et demi-gueux incom­pé­tents – pro­lé­ta­riat mili­taire dont le pas­sif est infi­ni­té­si­mal. Jus­tice dis­tri­bu­tive à rebours !

Des nuées de vau­tours et de cor­beaux s’abattent sur les char­niers patrio­tiques où les peuples laissent sang, culture, liber­tés. Et les gou­ver­ne­ments per­mettent – par­don!… favo­risent – les enri­chis­se­ments scan­da­leux. Ils jettent les mil­liards aux four­nis­seurs de viande, d’obus, de godillots, aux mar­chands impro­vi­sés de camions, de pétrole, de che­vaux, de draps, de conserves, de salai­sons. Ils laissent s’organiser les mar­chés noirs, orga­nisent les mar­chés paral­lèles. Et, en même temps qu’on encou­rage la gigan­tesque orgie des lucres faciles, on paye, en mon­naie de singe, les tor­tures et la car­casse du sol­dat. Aux res­ca­pés, la patrie recon­nais­sante verse une retraite de 6 francs-or par an. Quant aux tués, leur sort – on le sait – est « le plus digne d’envie ». Déca­pi­té, tron­çon­né, déchi­que­té, réduit en bouillie san­gui­no­lente, le cadavre du sol­dat est mira­cu­leu­se­ment puri­fié, déi­fié dans les dis­cours ore rotun­do. Le peuple, lui, après une minute de silence devant les stèles glo­rieuses des héros, se saoule en l’honneur des morts et se hâte d’organiser des rigo­dons sur la terre fraîche des tombes. Un beau sujet de tableau : la patrie égor­geant quelques-uns de ses fils et sou­riant avec indul­gence aux autres – ou à quelques autres – qui tri­potent le sang de leurs frères pour le trans­muer en or. Légende : « Règle­ment de la dette patriotique ».

L’in­té­rêt col­lec­tif. – Voi­là un but louable. Fai­sons aux mili­ta­ro-escla­va­gistes l’ironique hon­neur de les croire tout à fait sin­cères lorsqu’ils pro­clament ne pour­suivre que ce but. Admet­tons même – tou­jours iro­ni­que­ment – que le sacri­fice du sol­dat soit pro­fi­table à tous les sur­vi­vants. Le sacri­fice impo­sé en est-il moins odieux ?

Tout est vani­té… sauf le plai­sir et la dou­leur. Dans l’écoulement uni­ver­sel des phé­no­mènes, dans l’incessante suc­ces­sion des formes, l’homme est plus qu’un « agré­gat de molé­cules et d’énergie ».

C’est un corps jouis­seur qui souffre,
Un esprit ailé qui se tord.

Ces « paquets de chair » – quoique pas­sant comme le reste – sont res­pec­tables parce que doués de conscience et sur­tout de sen­si­bi­li­té. Atome insi­gni­fiant, l’être pen­sant et sen­sible dépasse l’univers maté­riel et tout mythe col­lec­tif à la fois par l’infini de la pen­sée et par l’infini de la joie et de la dou­leur. Certes, on peut ima­gi­ner la patrie comme un être réel, vivant et ani­mé au même titre que l’être humain, comme un supra-orga­nisme, un hyper­es­prit, une monade supé­rieure. Mais il s’agit de conjec­tures, non de cer­ti­tudes, notre conscience bor­née à la per­cep­tion du moi étant inca­pable de nous rien révé­ler de ce qui la dépasse. Or, si cha­cun a le droit de régler sa vie d’après n’importe quelle croyance méta­phy­sique, il en est autre­ment pour la vie col­lec­tive. Une morale sociale doit être fon­dée non sur des croyances, mais sur des cer­ti­tudes. Voi­là pour­quoi on ne peut point sacri­fier à la patrie (hypo­thé­tique, hyper­zoaire) l’homme – méta­zoaire réel.

On ne peut pas non plus immo­ler un cer­tain nombre d’individus ou d’intérêts indi­vi­duels à un nombre plus grand d’autres indi­vi­dus ou d’autres inté­rêts indi­vi­duels. En effet, le nombre importe peu, car ni les êtres, ni les états d’âme, ni les inté­rêts ne s’additionnent. On ne peut pas, sans illu­sion et sans men­songe, envi­sa­ger les résul­tats glo­baux du sacri­fice. En réa­li­té, on immole cer­tains membres de la col­lec­ti­vi­té à cha­cun de ceux qui pro­fitent de cette immo­la­tion. « Qu’est l’humanité, remarque Paul Janet, sinon une suite d’ombres sem­blables à moi-même?… Que mon mal­heur serve d’instrument au salut des autres, c’est ce que je ne puis com­prendre. Je puis bien, par amour des hommes, m’élever à un tel dévoue­ment. Nul, pour­tant, ne peut m’y contraindre sans évi­dente ini­qui­té. » L’homme, « fin en soi », ne doit pas ser­vir de moyen. Quelle que soit la gran­deur du but, on n’a pas le droit de sacri­fier un seul inno­cent, car on le sacri­fie­rait à des fic­tions arith­mé­tiques (et ce serait folie) ou à d’autres per­sonnes (et ce serait injuste). La force des ins­tincts altruistes, la sur­abon­dance de vie peuvent me pous­ser à me dépen­ser, à me don­ner. Le sacri­fice sera pour moi la satis­fac­tion d’un besoin, non l’accomplissement d’un devoir ration­nel. Si je n’éprouve pas ce besoin, l’on ne pour­ra pas me démon­trer que je dois faire don de moi-même sur un champ de bataille, pas plus qu’ailleurs.

Gérard Varet était d’avis qu’il faut avoir « l’hyperesthésie » de l’iniquité pour cri­ti­quer l’impôt du sang. L’hyperesthésie ! Quelles peuvent donc être les super-mons­truo­si­tés capables de cho­quer l’âme sen­sible d’un Gérard Varet ?

Par l’obligation mili­taire, l’Etat se per­met un odieux abus de force. Sous pré­texte de faveurs (illu­soires ou réelles, peu importe) dont il pré­tend com­bler le citoyen, il viole ses droits natu­rels les plus sacrés, attente à sa liber­té, à sa vie, à sa conscience, exige un dévoue­ment total à des inté­rêts – tou­jours mes­quins, à des mythes – tou­jours absurdes. Ain­si étouf­fé, le sol­dat est en état de légi­time défense et peut résis­ter à l’oppression – du moins s’il veut res­ter homme (et « l’homme, obser­vait Renan, est anté­rieur et supé­rieur au citoyen »).

Mais si l’on a le droit moral de ne pas « ser­vir », en a‑t-on le devoir ? – La réponse dif­fère, sui­vant que l’on exa­mine l’un ou l’autre des deux rôles du sol­dat : celui de bour­reau ou celui de victime.

Pour tuer, il fau­drait la cer­ti­tude abso­lue qu’on est atta­qué, qu’on est enga­gé dans une guerre de défense. Or, des res­pon­sa­bi­li­tés immé­diates de guerre, le numé­ro matri­cule ne peut jamais savoir que ce que l’on a inté­rêt à lui dire, des men­songes a prio­ri. D’ailleurs, qu’importent les pré­textes ? Quand on remonte aux causes, les res­pon­sa­bi­li­tés se mêlent, s’enchevêtrent et il devient qua­si-impos­sible de les peser sépa­ré­ment. Com­ment le sol­dat « aveugle et muet » ne pou­vant pas savoir où on le conduit ni pour­quoi, serait-il sûr de se trou­ver en état de légi­time défense dans cette ruée d’appétits exa­cer­bés qui déchaînent les meurtres col­lec­tifs ? Il peut, il est vrai, si sa conscience est suf­fi­sam­ment élas­tique, apai­ser ses scru­pules par la réflexion de Vigny : « C’est la guerre qui a tort et non pas nous », ou par celle de tous les casuistes : « On m’a com­man­dé, je n’ai fait qu’obéir, ce n’est pas moi le res­pon­sable. En cas de guerre offen­sive, la res­pon­sa­bi­li­té retombe sur ceux qui l’ont décla­rée, non sur les exécutants. »

Si l’on tient, après tout, à être assi­mi­lé à la hache du bour­reau ou à la guillo­tine ! Fier­té un peu étrange!… des goûts et des couleurs…

En même temps que le meurtre, la loi et la patrie ordonnent le sacri­fice. Quoique l’on ait le droit strict d’éviter celui-ci, le peut-on sans rien avoir à se repro­cher ? Mora­le­ment, on n’est mépri­sable que si l’on est inca­pable de tout dévoue­ment à sa foi, à son idéal per­son­nel, à sa véri­té – non à la foi, à l’idéal, à la véri­té d’un autre. « On ne fait plei­ne­ment son devoir dans la vie inté­rieure, disait Mae­ter­linck, qu’en le fai­sant au plus haut de son âme, au plus haut de sa véri­té propre. » Cette véri­té n’est pas la même pour le fana­tique, l’adversaire et l’indifférent lors d’une guerre déter­mi­née. Cha­cun d’eux, en face du sacri­fice mili­taire, devrait avoir une atti­tude conforme à ses convic­tions ou à son manque de convic­tions. L’indécis peut s’abstenir ; l’adversaire doit s’abstenir ; le fana­tique doit se sacri­fier : sans consi­dé­ra­tion d’âge, tous les patriotes doivent avoir à cœur de faire gen­ti­ment cadeau à leur idole non de la peau des autres, mais de la leur.

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Dans cette dis­cus­sion, nous avons pris la Jus­tice comme cri­té­rium suprême. Pour qui regarde la Jus­tice comme une « grue méta­phy­sique » et ne croit qu’à la Néces­si­té et à la Force, tout ce qui pré­cède n’est que ridi­cule ver­biage d’un « che­va­lier du néant ». Seule­ment, si la Jus­tice est illu­soire, c’est le struggle for life dans toute son âpre­té – et la Néces­si­té et la Force peuvent excu­ser, tout aus­si bien que le ser­vice mili­taire obli­ga­toire, l’anthropophagie, en temps de disette, aux frais des bour­geois trop gras.

Lyg


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