Jusqu’à la Révolution de 1789, les rois de France avaient timidement essayé de recruter des miliciens, par voie de tirage au sort, entre les roturiers de dix-sept à quarante ans. En 1793, pour sauver les conquêtes de la bourgeoisie révolutionnaire, les Jacobins n’hésitèrent point à réquisitionner tous les hommes valides en même temps que les cloches, le salpêtre, les souliers… Il est vrai que les édits royaux étaient arbitraires, tandis que les Conventionnels opéraient au nom du principe que tout Français doit l’impôt du sang puisqu’il est, théoriquement, l’égal des autres Français.
Principe fécond dont on a su tirer un merveilleux parti ! Tous les gouvernements ont, depuis, suivi l’exemple de la Convention. Les nations qui ont prétendu jouer un grand rôle ont imité la France : la Prusse dès 1808, la Russie tsariste, l’Espagne, la Belgique, le Japon, la Suisse – et, plus récemment, la Russie bolcheviste, l’Angleterre, les États-Unis. On a « militarisé » brutalement des masses de plus en plus grandes de combattants, les volontaires prêts aux « saignées fécondes » devenant rares et les saignées étant de plus en plus indispensables pour résoudre provisoirement les crises intérieures d’un régime qui ne peut subsister que par la destruction périodique et systématique des excédents de marchandises, de machines et de chômeurs.
Cependant le Capitalisme, qui doit s’appuyer sur des effectifs de plus en plus nombreux, risque de périr par eux. « Il doit trembler devant ses armées comme les empereurs romains devant leurs légions ou comme les marchands de Carthage devant leurs cohortes numides ». Il est probable que, dans un avenir tout proche, les progrès des techniques de mort vont lui permettre de mener des guerres d’anéantissement, strictement réglementées, avec le seul concours d’un nombre infime de spécialistes du meurtre – et sans donner à des dizaines de millions de combattants des armes qui risquent de se retourner contre lui.
En attendant, dans le monde entier – ou du moins dans les nations « civilisées » – l’impôt du sang continue à être prélevé et les réfractaires sont traités en criminels.
Pas de réactions – ou si peu ! Ceux qui se font estropier par peur de l’opinion et du bagne gardent la vanité de leurs chevrons et de leurs blessures. Les conservateurs (tous les partis de l’extrême-droite à l’extrême-gauche) se gardent bien de critiquer une institution indispensable au maintien du régime autoritaire d’aujourd’hui ou de demain. Les représentants « officiels » du « Prince de la Paix », alliés des pouvoirs temporels, n’ont jamais, au nom de la morale évangélique, élevé de protestation sérieuse contre la discipline de la violence et l’assassinat commandé. Les objecteurs de conscience sont très rares, les objecteurs de raison encore plus.
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Et pourtant l’obligation militaire est une monstruosité.
En imposant l’obéissance passive, on réduit à zéro les droits de l’individu.
Lorsqu’il entre à la caserne, l’homme perd toute liberté. La moindre velléité de pensée indépendante, d’action spontanée, devient criminelle. Pour un mot, pour un geste, on peut envoyer crever le récalcitrant sous la trique des chaouchs.
En cas de troubles, le soldat doit assassiner parents et amis. « Vous êtes miens », disait cyniquement Guillaume II aux troupiers de sa Garde – « et si j’avais à vous commander de fusiller vos frères, vos pères, vos mères, vous devriez m’obéir. » Les gouvernants ont, d’habitude, la prudence de ne pas extérioriser de telles réflexions. En pratique, toutefois, le soldat d’une démocratie – ou même d’un État soi-disant prolétarien – doit, à l’occasion, tout comme celui d’un monarque, fusiller ses frères, père et mère.
Dans les guerres, le combattant est expédié n’importe où, massacrer n’importe qui, pour des motifs qu’il n’a pas à connaître. On dispose de sa conscience puisqu’il doit tuer malgré la révolte de son instinct et de sa raison. On dispose de sa vie qui est à la merci d’une quelconque combinaison diplomatique, d’une folle ou imbécile conception de stratège, d’un calcul mesquin de ministre (Painlevé a avoué que les 25 000 cadavres des attaques de Craonne et Laffaux, les 4 et 5 mai 1917 servirent uniquement à « sauver la face » de Nivelle après l’échec de l’offensive du 16 avril).
L’homme devient, par cette mise en tutelle de tous ses modes d’activité, un instrument qui ne fait que suivre une impulsion donnée, qui marche ou s’arrête à l’ordre, au gré d’une pensée secrète qu’il ignore et qui dispose de lui comme d’un pion sur l’échiquier… Il fait partie du matériel et on le ménage uniquement comme matériel.
Certains (engagés ou mobilisés) acceptent, par une adhésion libre de leur volonté, ce rôle d’outil. Vigny prétendait que cette servitude – consentie parce que jugée nécessaire – n’est pas sans grandeur. Opinion défendable si la subordination était conditionnelle et temporaire en même temps que volontaire. Mais la subordination militaire est inconditionnelle et irrévocable et s’engager à obéir à n’importe quels chefs et à n’importe quels ordres est une honteuse absurdité. Céder à d’autres hommes la possession et la maîtrise de soi pour des fins variables, inconnues d’avance, s’abaisser, par une sorte de suicide, au rang de chose passive – utile ou nuisible suivant les volontés des maîtres – où donc est la grandeur d’une pareille abdication ?
D’ailleurs les volontaires ne sont qu’infime minorité dans les immenses armées contemporaines. La plupart des soldats sont loin d’accepter – librement et en toutes circonstances – leur servitude. Ils sont enchaînés, rivés à leur place dans le troupeau par l’abrutissement et par la frayeur.
Il faut annihiler la pensée : c’est le rôle de la gniole les veilles d’attaque.
Il faut avant tout effrayer : le soldat doit craindre ses supérieurs plus que l’ennemi. La peur d’un long et dur emprisonnement suffit pour le temps de paix. En campagne, l’épouvante des pelotons d’exécution peut seule empêcher l’abandon de tranchées furieusement marmitées. Cette terreur de l’arrière provoque la fuite en avant de la majorité des héros. « Devant l’ennemi, avouait Vigny, les lois ne peuvent être trop draconiennes. » Dans la zone de feu, le moindre manquement doit prendre une importance terrible ; de tragiques nécessités faussent, à chaque instant, les relations normales de l’acte et du châtiment. D’où l’atrocité des sanctions et la multiplication des « exemples » : on prend des hommes que l’on sait innocents et on les assassine simplement parce que l’on a besoin de leur peau comme épouvantail ; c’est ce qu’on appelle « la justice militaire ».
Le mobilisé d’aujourd’hui est le successeur du gladiateur antique. Dans les arènes de Rome, hoplites et rétiaires, poussés par les lances des stagylophores, se massacraient par force, aux applaudissements du peuple qui ovationnait « les misérables vainqueurs ». Actuellement, les soldats, eux aussi, se massacrent à regret et les foules regardent avec « les secousses » des spectateurs du Colisée. Elles assistent, indifférentes sinon enthousiastes, à la restauration sur une vaste échelle, de la forme la plus hideuse de l’esclavage romain : l’esclavage sanglant du cirque.
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Presque tous les penseurs de l’Antiquité, persuadés que la vie deviendrait impossible pour les hommes libres le jour où Spartacus briserait ses chaînes, s’évertuèrent à chercher des preuves morales en faveur de la plus flagrante des immoralités. Nos grands esprits officiels, convaincus que le service obligatoire constitue l’une des plus solides armatures de l’édifice social actuel, s’évertuent, eux aussi, à fonder en raison cette forme de l’esclavage. Examinons leurs arguments en insistant sur ceux qui sont les plus solides… en apparence tout au moins.
L’intérêt du soldat. – Marion certifie que l’impôt du sang, est prélevé pour l’avantage de ceux que l’on saigne. « Si on regardait bien, dit-il, on verrait que le temps passé sous les drapeaux n’est rien en comparaison des bienfaits qu’on en retire. » – Surtout, n’est-ce pas, quand il s’agit de quatre ans et plus de villégiature dans des trous fangeux, en compagnie des poux et des cadavres, dans l’attente de la mort, dans la folie douloureuse du meurtre, avec, comme payement final, les délices de se sentir éventré ou de se promener dans un chariot de cul-de-jatte ou d’être une « gueule cassée»… Tout le monde voit également quels bénéfices tangibles retire, en temps de paix, le prolétaire en uniforme du fait de monter la garde devant les usines en grève et de protéger, avec des baïonnettes, les millions des maîtres du jour… Et enfin, peut-on ne pas convenir qu’on a parfaitement raison de fusiller certains réfractaires, le désintéressement étant le plus impardonnable des crimes ? Est-il vraiment utile d’insister ?
La loi. – Si une loi (expression du bon plaisir d’un monarque, d’une oligarchie – ou émanation régulière ou falsifiée de la volonté nationale – au choix) ordonnait aux citoyens de se noyer, les adorateurs de la légalité voleraient-ils se jeter dans la plus proche rivière ? Il est permis de croire que ces suicides à la Socrate ne seraient point nombreux. On admettrait donc que la loi (quelle qu’en soit l’origine) n’est pas à respecter quand elle est, de toute évidence, déraisonnable et injuste. La forme légale ne saurait justifier le contenu légal – le service militaire obligatoire en la circonstance. C’est ce contenu qu’il s’agit précisément de justifier.
La légitime défense patriotique. – Même si l’on concède qu’elle ait tous les droits de la personne humaine, en particulier celui de protéger son existence, la patrie ne peut raisonnablement agir que contre les ennemis qui l’attaquent, non contre ceux dont elle réquisitionne la vie pour sa défense. Dans une querelle, obligerons-nous les indifférents à lutter en notre faveur sans qu’ils sachent, au juste, si le bon droit est de notre côté ? Les châtierons-nous s’ils refusent ? Par l’obligation militaire, la patrie étend démesurément son droit de défense en attaquant qui ne la défend pas. Elle viole le droit de neutralité de ceux qu’elle contraint à épouser sa cause.
Le contrat patriotique. – « Le fait, prétend Croiset, de refuser l’impôt du sang est une trahison. En naissant dans un pays et en profitant des avantages qu’il offre, on prend l’engagement tacite de servir. » Quoi de plus étrange qu’un pacte pareil ! On ne peut l’éviter qu’en s’exilant avant de naître. Si l’on part huit jours seulement après être venu au monde, la convention est déjà signée, paraît-il, et la patrie, plus tard, pourra exiger la vie en échange du lait qu’on suça sur le territoire national. Si l’on demeure, la patrie saisit à la gorge et somme de payer juste à l’âge où l’on serait à même de comprendre et de débattre les termes du contrat. Un engagement extorqué dans des conditions semblables, imposé par l’une des parties, peut être considéré comme nul. L’adhésion n’étant pas libre, le pacte patriotique, formel ou non, ne saurait avoir de valeur. Au surplus, un contrat n’a de validité que si les clauses n’en sont point draconiennes. Celles du contrat patriotique le sont-elles ou non ?
L’obligation patriotique. – « L’organisation sociale présente – affirme Jacob, interprète de l’opinion officielle – n’autorise aucune classe à se libérer du devoir de servir la nation dont elle fait partie. Le patriotisme est une obligation universelle. » Supposons qu’il en soit ainsi. Mais croit-on qu’il suffise de montrer, à grand’peine, que le patriotisme est vaguement obligatoire ? Il importe aussi et surtout de préciser l’étendue de cette obligation et, pour légitimer l’esclavage militaire, il faudrait prouver qu’elle est absolue, non conditionnelle.
« On doit tout à sa Patrie », disait Charras. « Vous lui devez plus que la vie », versifiait V. de Laprade. Et Lamennais s’écriait : « À elle tout ce que vous êtes et tout ce que vous avez. Votre cœur, vos bras, vos veilles et vos biens et votre vie. » De telles assertions mériteraient-elles qu’on les discutât ? Un Français, un Allemand ou un Anglais qui se dirait débiteur de ses compatriotes et d’eux seulement assignerait à ses obligations des limites évidemment artificielles. La dette, quand elle existe, a un caractère international. On peut être plus redevable de sa culture et de son bien-être à ses concitoyens. On est tout de même loin de tout leur devoir. De plus, le lumpenproletariat fournit à la collectivité nationale infiniment plus qu’il ne reçoit d’elle. La plupart des travailleurs se trouvent, en définitive, les mains vides après avoir enrichi la nation de produits ou de machines et contribué à remplir des coffres-forts. Et la patrie exigerait encore le payement d’une dette ? Où donc est le vrai débiteur en pareil cas ? La justice s’exprime par égalités. En prenant par l’esclavage militaire qu’elle impose beaucoup plus qu’elle ne donne, la nation outrepasse ses droits. Jusqu’aux super-nationalistes qui en font l’aveu implicite : La patrie, disaient-ils (du moins pendant les guerres, car après!…), contracte une dette envers les combattants. Voilà les rôles intervertis ; la créancière serait devenue débitrice. Elle aurait donc contraint le citoyen non seulement à une restitution, mais aussi à un don. Le fait d’exiger un don est une escroquerie. Et quand c’est la vie que l’on exige, l’escroquerie devient assassinat.
Du reste, quelque démesurée que pût être la dette patriotique, elle ne saurait excuser l’anéantissement de l’homme dans le soldat. Les droits de l’homme sont inaliénables ; aucun passif ne peut les étouffer totalement. Avec raison, on n’admet plus le droit absolu du vainqueur sur le vaincu – fondement sophistique du droit du maître sur l’esclave. On ne reconnaît plus aux parents le droit de vie et de mort sur leurs enfants car, avec la vie, ils leur donnent le droit de vivre et ils sont tenus de respecter ces êtres qui ne leur appartiennent point bien qu’ils les aient créés. En supposant qu’elle assurât à tous la vie et la liberté, la patrie, elle aussi, devrait respecter et la vie et la liberté. Or, sans même qu’il lui soit possible de faire valoir cette excuse, elle se joue de la vie et de la liberté du soldat. Elle se permet d’enchaîner et d’envoyer à la mort des innocents, c’est-à-dire de violer les droits naturels, imprescriptibles, inviolables de l’homme. Inviolables parce qu’on ne les doit ni à la patrie ni à personne : ils sont parce qu’on est ou rien n’est hors la force.
Dans les sociétés actuelles règne la plus choquante inégalité économique. Les dettes patriotiques sont, par suite, d’inégale importance et il conviendrait dans la répartition des charges (des charges militaires en particulier) de tenir compte de cette diversité. On ne peut niveler les obligations que si l’on égalise les bienfaits. Le service égal pour tous est donc injuste. Sans compter que l’égalité devant la loi militaire (comme devant toute loi) n’est et ne peut être qu’une formule vide. L’argent permet, en fait – tout autant qu’à l’époque des remplacements – de tourner la légalité à qui le désire. Remarquons enfin que tous les citoyens ne sont pas également aptes à remplir certaines fonctions grassement rétribuées et permettant à ceux qui les exercent de ne pas trop courir de risques quand la patrie est menacée. De telles compétences se recrutent à peu près exclusivement dans les classes riches ou aisées. Les plus gros débiteurs de la nation peuvent ainsi rester à l’abri, le plus légalement du monde, tandis que sont envoyés au « casse-pipes », pour défendre le patrimoine des autres, les gueux et demi-gueux incompétents – prolétariat militaire dont le passif est infinitésimal. Justice distributive à rebours !
Des nuées de vautours et de corbeaux s’abattent sur les charniers patriotiques où les peuples laissent sang, culture, libertés. Et les gouvernements permettent – pardon!… favorisent – les enrichissements scandaleux. Ils jettent les milliards aux fournisseurs de viande, d’obus, de godillots, aux marchands improvisés de camions, de pétrole, de chevaux, de draps, de conserves, de salaisons. Ils laissent s’organiser les marchés noirs, organisent les marchés parallèles. Et, en même temps qu’on encourage la gigantesque orgie des lucres faciles, on paye, en monnaie de singe, les tortures et la carcasse du soldat. Aux rescapés, la patrie reconnaissante verse une retraite de 6 francs-or par an. Quant aux tués, leur sort – on le sait – est « le plus digne d’envie ». Décapité, tronçonné, déchiqueté, réduit en bouillie sanguinolente, le cadavre du soldat est miraculeusement purifié, déifié dans les discours ore rotundo. Le peuple, lui, après une minute de silence devant les stèles glorieuses des héros, se saoule en l’honneur des morts et se hâte d’organiser des rigodons sur la terre fraîche des tombes. Un beau sujet de tableau : la patrie égorgeant quelques-uns de ses fils et souriant avec indulgence aux autres – ou à quelques autres – qui tripotent le sang de leurs frères pour le transmuer en or. Légende : « Règlement de la dette patriotique ».
L’intérêt collectif. – Voilà un but louable. Faisons aux militaro-esclavagistes l’ironique honneur de les croire tout à fait sincères lorsqu’ils proclament ne poursuivre que ce but. Admettons même – toujours ironiquement – que le sacrifice du soldat soit profitable à tous les survivants. Le sacrifice imposé en est-il moins odieux ?
Tout est vanité… sauf le plaisir et la douleur. Dans l’écoulement universel des phénomènes, dans l’incessante succession des formes, l’homme est plus qu’un « agrégat de molécules et d’énergie ».
C’est un corps jouisseur qui souffre,
Un esprit ailé qui se tord.
Ces « paquets de chair » – quoique passant comme le reste – sont respectables parce que doués de conscience et surtout de sensibilité. Atome insignifiant, l’être pensant et sensible dépasse l’univers matériel et tout mythe collectif à la fois par l’infini de la pensée et par l’infini de la joie et de la douleur. Certes, on peut imaginer la patrie comme un être réel, vivant et animé au même titre que l’être humain, comme un supra-organisme, un hyperesprit, une monade supérieure. Mais il s’agit de conjectures, non de certitudes, notre conscience bornée à la perception du moi étant incapable de nous rien révéler de ce qui la dépasse. Or, si chacun a le droit de régler sa vie d’après n’importe quelle croyance métaphysique, il en est autrement pour la vie collective. Une morale sociale doit être fondée non sur des croyances, mais sur des certitudes. Voilà pourquoi on ne peut point sacrifier à la patrie (hypothétique, hyperzoaire) l’homme – métazoaire réel.
On ne peut pas non plus immoler un certain nombre d’individus ou d’intérêts individuels à un nombre plus grand d’autres individus ou d’autres intérêts individuels. En effet, le nombre importe peu, car ni les êtres, ni les états d’âme, ni les intérêts ne s’additionnent. On ne peut pas, sans illusion et sans mensonge, envisager les résultats globaux du sacrifice. En réalité, on immole certains membres de la collectivité à chacun de ceux qui profitent de cette immolation. « Qu’est l’humanité, remarque Paul Janet, sinon une suite d’ombres semblables à moi-même?… Que mon malheur serve d’instrument au salut des autres, c’est ce que je ne puis comprendre. Je puis bien, par amour des hommes, m’élever à un tel dévouement. Nul, pourtant, ne peut m’y contraindre sans évidente iniquité. » L’homme, « fin en soi », ne doit pas servir de moyen. Quelle que soit la grandeur du but, on n’a pas le droit de sacrifier un seul innocent, car on le sacrifierait à des fictions arithmétiques (et ce serait folie) ou à d’autres personnes (et ce serait injuste). La force des instincts altruistes, la surabondance de vie peuvent me pousser à me dépenser, à me donner. Le sacrifice sera pour moi la satisfaction d’un besoin, non l’accomplissement d’un devoir rationnel. Si je n’éprouve pas ce besoin, l’on ne pourra pas me démontrer que je dois faire don de moi-même sur un champ de bataille, pas plus qu’ailleurs.
Gérard Varet était d’avis qu’il faut avoir « l’hyperesthésie » de l’iniquité pour critiquer l’impôt du sang. L’hyperesthésie ! Quelles peuvent donc être les super-monstruosités capables de choquer l’âme sensible d’un Gérard Varet ?
Par l’obligation militaire, l’Etat se permet un odieux abus de force. Sous prétexte de faveurs (illusoires ou réelles, peu importe) dont il prétend combler le citoyen, il viole ses droits naturels les plus sacrés, attente à sa liberté, à sa vie, à sa conscience, exige un dévouement total à des intérêts – toujours mesquins, à des mythes – toujours absurdes. Ainsi étouffé, le soldat est en état de légitime défense et peut résister à l’oppression – du moins s’il veut rester homme (et « l’homme, observait Renan, est antérieur et supérieur au citoyen »).
Mais si l’on a le droit moral de ne pas « servir », en a‑t-on le devoir ? – La réponse diffère, suivant que l’on examine l’un ou l’autre des deux rôles du soldat : celui de bourreau ou celui de victime.
Pour tuer, il faudrait la certitude absolue qu’on est attaqué, qu’on est engagé dans une guerre de défense. Or, des responsabilités immédiates de guerre, le numéro matricule ne peut jamais savoir que ce que l’on a intérêt à lui dire, des mensonges a priori. D’ailleurs, qu’importent les prétextes ? Quand on remonte aux causes, les responsabilités se mêlent, s’enchevêtrent et il devient quasi-impossible de les peser séparément. Comment le soldat « aveugle et muet » ne pouvant pas savoir où on le conduit ni pourquoi, serait-il sûr de se trouver en état de légitime défense dans cette ruée d’appétits exacerbés qui déchaînent les meurtres collectifs ? Il peut, il est vrai, si sa conscience est suffisamment élastique, apaiser ses scrupules par la réflexion de Vigny : « C’est la guerre qui a tort et non pas nous », ou par celle de tous les casuistes : « On m’a commandé, je n’ai fait qu’obéir, ce n’est pas moi le responsable. En cas de guerre offensive, la responsabilité retombe sur ceux qui l’ont déclarée, non sur les exécutants. »
Si l’on tient, après tout, à être assimilé à la hache du bourreau ou à la guillotine ! Fierté un peu étrange!… des goûts et des couleurs…
En même temps que le meurtre, la loi et la patrie ordonnent le sacrifice. Quoique l’on ait le droit strict d’éviter celui-ci, le peut-on sans rien avoir à se reprocher ? Moralement, on n’est méprisable que si l’on est incapable de tout dévouement à sa foi, à son idéal personnel, à sa vérité – non à la foi, à l’idéal, à la vérité d’un autre. « On ne fait pleinement son devoir dans la vie intérieure, disait Maeterlinck, qu’en le faisant au plus haut de son âme, au plus haut de sa vérité propre. » Cette vérité n’est pas la même pour le fanatique, l’adversaire et l’indifférent lors d’une guerre déterminée. Chacun d’eux, en face du sacrifice militaire, devrait avoir une attitude conforme à ses convictions ou à son manque de convictions. L’indécis peut s’abstenir ; l’adversaire doit s’abstenir ; le fanatique doit se sacrifier : sans considération d’âge, tous les patriotes doivent avoir à cœur de faire gentiment cadeau à leur idole non de la peau des autres, mais de la leur.
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Dans cette discussion, nous avons pris la Justice comme critérium suprême. Pour qui regarde la Justice comme une « grue métaphysique » et ne croit qu’à la Nécessité et à la Force, tout ce qui précède n’est que ridicule verbiage d’un « chevalier du néant ». Seulement, si la Justice est illusoire, c’est le struggle for life dans toute son âpreté – et la Nécessité et la Force peuvent excuser, tout aussi bien que le service militaire obligatoire, l’anthropophagie, en temps de disette, aux frais des bourgeois trop gras.
Lyg