La Presse Anarchiste

L’Action Directe

L’Action Directe est la sym­bo­li­sa­tion du Syn­di­ca­lisme agis­sant. Cette for­mule, repré­sen­ta­tive de la bataille livrée à l’Ex­ploi­ta­tion et à l’Op­pres­sion pro­clame, avec une net­te­té qu’elle porte en soi, le sens et l’o­rien­ta­tion de l’ef­fort de la classe ouvrière dans l’as­saut qu’elle livre sans répit au Capitalisme.

L’ac­tion Directe est une notion d’une telle clar­té, d’une si évi­dente lim­pi­di­té, qu’elle se défi­nit et s’ex­plique par son propre énon­cé. Elle signi­fie que la classe ouvrière, en réac­tion constante contre le milieu actuel, n’at­tend rien des hommes, des puis­sances ou des forces supé­rieures à elle, mais qu’elle crée ses propres condi­tions de lutte et puise en soi ses moyens d’ac­tion. Elle signi­fie que contre la socié­té actuelle qui ne connaît que le citoyen se dresse non l’homme1Le jour­nal est abî­mé à cet endroit, j’ai déduit le mot du contexte. V.C. , mais le pro­duc­teur. Celui-ci ayant recon­nu qu’un ensemble social est mode­lé sur son sys­tème de pro­duc­tion, entend s’at­ta­quer direc­te­ment au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste pour le trans­for­mer, en éli­mi­ner le patron et conqué­rir ain­si sa sou­ve­rai­ne­té à l’a­te­lier – condi­tion essen­tielle pour jouir de la liber­té réelle.

L’Ac­tion Directe implique donc que la Classe ouvrière se réclame des notions de liber­té et d’au­to­no­mie, au lieu de plier sous le prin­cipe d’au­to­ri­té, pivot du monde moderne, – dont le démo­cra­tisme est l’ex­pres­sion der­nière – et grâce auquel l’être humain, enchaî­né par mille liens, tant moraux que maté­riels, est châ­tré de toute pos­si­bi­li­té de volon­té et d’initiative.

De cette néga­tion du démo­cra­tisme ; men­son­ger, hypo­crite et forme ultime de la cris­tal­li­sa­tion de l’au­to­ri­té, découle, toute la méthode syn­di­ca­liste. L’Ac­tion Directe appa­raît ain­si comme n’é­tant rien d’autre que la maté­ria­li­sa­tion du prin­cipe de liber­té, sa réa­li­sa­tion dans les masses, non plus en for­mules abs­traites, vagues et nébu­leuses, mais en notions claires et pra­tiques, géné­ra­trices de la com­ba­ti­vi­té qu’exigent les néces­si­tés de l’heure : c’est la ruine de l’es­prit de sou­mis­sion et de rési­gna­tion, qui aveu­lit les indi­vi­dus, fait d’eux des esclaves volon­taires, – et c’est la flo­rai­son de l’es­prit de révolte, élé­ment fécon­dant des socié­tés humaines.

Cette rup­ture fon­da­men­tale et com­plète, entre la socié­té capi­ta­liste et le monde ouvrier que syn­thé­tise l’Ac­tion Directe, l’Asso­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs l’a­vait expri­mée dans sa devise : « L’Émancipation des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes » et elle avait contri­bué à faire de cette rup­ture une réa­li­té, en atta­chant une impor­tance pri­mor­diale aux grou­pe­ments éco­no­miques. Mais, confuse encore était la pré­pon­dé­rance qu’elle leur attri­buait. Cepen­dant, elle avait pres­sen­ti que l’œuvre de trans­for­ma­tion sociale doit se com­men­cer par la base et que les modi­fi­ca­tions poli­tiques ne sont qu’une consé­quence des chan­ge­ments appor­tés au régime de la pro­duc­tion. C’est pour­quoi elle exal­tait l’ac­tion des grou­pe­ments cor­po­ra­tifs, et, natu­rel­le­ment, elle légi­ti­mait le pro­cé­dé de mani­fes­ta­tion de leur vita­li­té et de leur influence, adé­quat à leur orga­nisme, – et qui n’est autre que l’Ac­tion Directe.

L’ac­tion directe est, en effet, fonc­tion nor­male des Syn­di­cats, carac­tère essen­tiel de leur consti­tu­tion ; il serait d’une absur­di­té criante que de tels grou­pe­ments se bor­nassent à agglu­ti­ner les sala­riés pour les mieux adap­ter au sort auquel les a condam­nés la socié­té bour­geoise, – à pro­duire pour autrui. Il est bien évident que, dans les Syn­di­cats s’ag­glo­mèrent, pour leur self-défense, pour lut­ter per­son­nel­le­ment et direc­te­ment, des indi­vi­dus qu’at­tire en ce grou­pe­ment l’i­den­ti­té des inté­rêts. Ils y vont d’ins­tinct. Puis, là, en ce foyer de vie, se fait un tra­vail de fer­men­ta­tion, d’é­la­bo­ra­tion, d’é­du­ca­tion : le Syn­di­cat élève à la conscience les tra­vailleurs encore aveu­glés par les pré­ju­gés que leur inculque la classe diri­geante, il fait écla­ter à leurs yeux l’im­pé­rieuse néces­si­té de la lutte, de la révolte et il les pré­pare aux batailles sociales par la cohé­sion des efforts com­muns. D’un tel ensei­gne­ment, il se dégage que cha­cun doit agir, sans s’en rap­por­ter jamais sur autrui du soin de beso­gner pour soi. Et c’est en cette gym­nas­tique d’im­pré­gna­tion de l’in­di­vi­du en sa valeur propre que réside la puis­sance fécon­dante de l’ac­tion directe. Elle bande le res­sort humain, elle trempe les carac­tères, elle affine les éner­gies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! À être maître de soi ! À agir soi-même !

Or, si on lui com­pare les méthodes en usage et dans les grou­pe­ments et for­ma­tions démo­cra­tiques, on constate qu’elles n’ont rien de com­mun avec cette constante pré­di­ca­tion à davan­tage de conscience et cette adap­ta­tion à l’ac­tion qui est l’at­mo­sphère des grou­pe­ments éco­no­miques. Et il n’y a pas à sup­po­ser que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se trans­va­ser dans ceux-là. Ailleurs que sur le ter­rain éco­no­mique l’Ac­tion Directe est une for­mule vide de sens, car elle est contra­dic­toire avec le fonc­tion­ne­ment des agré­gats éco­no­miques, dont le méca­nisme obli­gé est le sys­tème repré­sen­ta­tif qui implique, à la base, l’i­nac­tion des indi­vi­dus. Il s’a­git d’a­voir confiance aux repré­sen­tants ! De s’en rap­por­ter à eux ! De les lais­ser agir !

Le carac­tère d’ac­tion auto­nome et per­son­nelle de la classe ouvrière, que syn­thé­tise l’Ac­tion Directe, est pré­ci­sé et accen­tué par sa mani­fes­ta­tion sur le plan éco­no­mique, où toutes les équi­voques s’ef­fritent, où il ne peut y avoir de mal­en­ten­dus, où tout effort est utile. Sur ce plan, se dis­so­cient les com­bi­nai­sons arti­fi­cielles du démo­cra­tisme qui amal­gament des indi­vi­dus dont les inté­rêts sociaux sont anta­go­niques. Ici, l’en­ne­mi est visible. L’Exploiteur, l’Op­pres­seur ne peuvent espé­rer se déro­ber sous des masques trom­peurs, ou illu­sion­ner en s’af­fu­blant d’o­ri­peaux idéo­lo­giques : enne­mis de classe ils sont, – et tels ils appa­raissent fran­che­ment, bru­ta­le­ment ! Ici, la lutte s’en­gage face à face et tous les coups portent. Tout effort abou­tit à un résul­tat tan­gible, per­cep­tible : il se tra­duit immé­dia­te­ment par une dimi­nu­tion de l’au­to­ri­té patro­nale, par le relâ­che­ment des entraves qui enserrent l’ou­vrier à l’a­te­lier, par un mieux-être rela­tif. Et c’est pour­quoi, logi­que­ment, s’é­voque l’im­pé­rieuse néces­si­té de l’en­tente entre frères de classe, pour aller côte à côte à la bataille, fai­sant ensemble front contre l’en­ne­mi commun.

Aus­si, est-il natu­rel que dès qu’il se consti­tue un grou­pe­ment cor­po­ra­tif on puisse infé­rer de sa nais­sance que, consciem­ment ou incons­ciem­ment, les tra­vailleurs qui s’y agglo­mèrent se pré­parent à faire eux-mêmes leurs affaires ; qu’ils ont la volon­té de se dres­ser contre leurs maîtres et n’es­comptent de résul­tats que de leurs propres forces ; qu’ils entendent agir direc­te­ment, sans inter­mé­diaires, sans se repo­ser sur autrui du soin de mener à bien les besognes nécessaires.

L’Ac­tion Directe, c’est donc pure­ment l’ac­tion syn­di­cale, indemne de tout alliage, franche de toute les impu­re­tés, sans aucun des tam­pons qui amor­tissent les chocs entre les bel­li­gé­rants, sans aucune des dévia­tions qui altèrent le sens et la por­tée de la lutte : c’est l’ac­tion syn­di­cale, sans com­pro­mis­sions avec le patron que rêvent les thu­ri­fé­raires de la « paix sociale» ; c’est l’ac­tion syn­di­cale, sans accoin­tances gou­ver­ne­men­tales, – sans intru­sion dans le débat de « per­sonnes interposées ».

L’Ac­tion Directe, c’est la libé­ra­tion des foules humaines, jus­qu’i­ci façon­nées à l’ac­cep­ta­tion des croyances impo­sées, – c’est leur mon­tée vers l’exa­men, vers la conscience. C’est l’ap­pel à tous pour par­ti­ci­per à l’œuvre com­mune : cha­cun est invi­té à ne plus être un zéro humain, à ne plus attendre d’en haut ou de l’ex­té­rieur son salut ; cha­cun est inci­té à mettre la main à la pâte, à ne plus subir pas­si­ve­ment les fata­li­tés sociales. L’Ac­tion Directe clôt le cycle des miracles, — miracles au ciel, miracles de l’É­tat, – et en oppo­si­tion aux espoirs en les « pro­vi­dences », de quelque espèce que ce soit, elle pro­clame la mise en pra­tique de la maxime : le salut est en nous !

En oppo­si­tion à la veu­le­rie démo­cra­tique, qui se satis­fait de mou­ton­niers et de sui­veurs, elle secoue la tor­peur des indi­vi­dus et les élève à la conscience. Elle n’enrégimente pas et n’im­ma­tri­cule pas les tra­vailleurs. Au contraire ! Elle éveille en eux le sens de leur valeur et de leur force, et les grou­pe­ments qu’ils consti­tuent en s’ins­pi­rant d’elle sont des agglo­mé­rats vivants et vibrants où, sous le poids de sa simple pesan­teur, de son immo­bi­li­té incons­ciente, le nombre ne fait pas la loi à la valeur. Les hommes d’i­ni­tia­tive n’y sont pas étouf­fés et les mino­ri­tés qui sont – et ont tou­jours été – l’élé­ment de pro­grès peuvent s’y épa­nouir sans entraves et, par leur effort de pro­pa­gande, y accom­plir l’œuvre de coor­di­na­tion qui pré­cède l’action.

L’Ac­tion Directe a, par consé­quent, une valeur édu­ca­tive sans pareille : elle apprend à réflé­chir, à déci­der, à agir. Elle se carac­té­rise par la culture de l’au­to­no­mie, l’exal­ta­tion de l’in­di­vi­dua­li­té, l’im­pul­sion d’i­ni­tia­tive dont elle est le ferment. Et cette sur­abon­dance de vita­li­té, d’ex­pan­sion du « moi », n’est en rien contra­dic­toire avec la soli­da­ri­té éco­no­mique qui lie les tra­vailleurs entre eux, car loin d’être oppo­si­tion­nelle à leurs inté­rêts com­muns, elle les conci­lie et les ren­force : l’in­dé­pen­dance et l’ac­ti­vi­té de l’in­di­vi­du ne peuvent s’é­pa­nouir en splen­deur et en inten­si­té, qu’en plon­geant leurs racines dans le sol fécond de la soli­daire entente.

L’Ac­tion Directe dégage donc l’être humain de la la gangue de pas­si­vi­té et de non-vou­loir, en laquelle tend à le confi­ner et l’im­mo­bi­li­ser le démo­cra­tisme. Elle lui enseigne à vou­loir, au lieu de se bor­ner à obéir ; à faire acte de sou­ve­rai­ne­té, au lieu d’en délé­guer sa par­celle. De ce fait, elle change l’axe de l’o­rien­ta­tion sociale, en sorte que, les éner­gies humaines, au lieu de s’é­pui­ser en une inac­ti­vi­té per­ni­cieuse et dépri­mante, trouvent dans une expan­sion légi­time l’a­li­ment néces­saire à leur conti­nuel développement.

É. Pou­get

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    Le jour­nal est abî­mé à cet endroit, j’ai déduit le mot du contexte. V.C.

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