La Presse Anarchiste

Leçons de sagesse

À peine revenu de l’U­nité des brouil­lards loin­tains du Social­isme indépen­dant, Éti­enne Buis­son, en une copieuse brochure de plus de cent pages [[Cahiers de la quin­zaine, 3e cahiers de la 9e série : Éti­enne Buis­son, le « Par­ti Social­iste et les Syn­di­cats » ; 2 francs.]], entre­prend de ramen­er les Syn­di­cats à la mod­estie qui leur sied et de cor­riger le Par­ti aveuglé­ment pré­cip­ité dans la dévi­a­tion syndicaliste.

Noble besogne en vérité et bien digne d’un si grand courage.

Aux apôtres du Nord et de la Dor­dogne, Éti­enne Buis­son apporte l’ap­pui de sa plume facile, un peu délayeuse. Sur un point cepen­dant, ce par­ti­san con­va­in­cu de la par­tic­i­pa­tion min­istérielle se sépare de ses amis de cœur gues­distes. Plus con­séquent qu’eux-mêmes, s’il replace le Syn­di­cat dans les lim­ites étroites d’une petite légal­ité bien sage avec défense d’en sor­tir sous peine de blâme du Par­ti et du Gou­verne­ment, il jette délibéré­ment par-dessus les moulins le panache révo­lu­tion­naire, et n’en­tend pas le repren­dre au Syn­di­cat pour en par­er l’or­gan­i­sa­tion politique.

Les déf­i­ni­tions de Buis­son sont intéres­santes, car elles procla­ment tout haut ce que pra­tiquent tout bas les adver­saires du syn­di­cal­isme révolutionnaire.

« Le Par­ti Social­iste, fidèle à un passé déjà long, compte pour trans­former le régime social cap­i­tal­iste sur l’ac­tion par­lemen­taire ; la con­quête des pou­voirs publics par le pro­lé­tari­at aura pour con­séquence de mod­i­fi­er pro­fondé­ment l’e­sprit et la forme de la légal­ité, en même temps qu’elle per­me­t­tra d’établir un mode nou­veau de pro­duc­tion économique et de con­som­ma­tion. À l’ac­tion par­lemen­taire, con­sid­érée par lui comme la plus effi­cace, il ne refuse pas d’ad­join­dre l’ac­tion syn­di­cale, l’ac­tion coopéra­tive, toutes les fois où l’une ou l’autre pour­ront sec­on­der ses efforts, et seront dirigées dans un même sens que lui »

En notre auteur résume son sys­tème en cette for­mule pré­cieuse et déci­sive, qui traduit bien aus­si la pen­sée de nos amis du Nord : « Il s’ag­it sim­ple­ment de diriger la tac­tique syn­di­cale dans le même sens que la tac­tique par­lemen­taire. »

C’est fort sim­ple en effet. Mais hélas nous restons bien loin de cet idéal ; la C.G.T. per­siste dans son entête­ment révo­lu­tion­naire. Et, con­stata­tion plus triste encore : dans le Par­ti même le nom­bre de syn­di­cal­istes grandit tous les jours.

À la Cham­bre, au mépris des vrais principes social­istes, nos pro­pres députés, Vail­lant, Willm, Jau­rès, se sont faits les défenseurs et les pro­pa­gan­distes de ce syn­di­cal­isme dont « les man­i­fes­ta­tions con­stituent un puis­sant attrait aux yeux des pro­lé­taires ». « Il y a donc là une con­cur­rence du social­isme », con­clut Buis­son avec quelque mélancolie.

« Le P.S. doit sur­veiller de très près ce syn­di­cal­isme ». Le but est net. Il faut « déloger les anar­chistes de la C.G.T. ». Pour l’at­tein­dre, Buis­son pré­conise l’en­trée dans les Syn­di­cats des social­istes qui y propageront les con­cep­tions syn­di­cal­istes du Parti.

Mais nos cama­rades du Par­ti ne sont-ils pas déjà dans leurs organ­i­sa­tions pro­fes­sion­nelles ? N’y sont-ils pas déjà sou­vent la majorité et n’est-ce pas eux qui ont « lais­sé faire de l’ac­tion syn­di­cale une dépen­dance de l’ac­tion anar­chiste ». Faites-en votre deuil, mon pau­vre Buis­son, la sit­u­a­tion sem­ble bien sans issue ! Que faire avec des social­istes qui sem­blent ruin­er de leurs pro­pres mains l’éd­i­fice réformiste qui vous est cher et qui tra­vail­lent pour la seule anar­chie. Vous-même nous révélez le nom des prin­ci­paux com­plices : « Vail­lant, Lagardelle, Renaudel, Jau­rès aussi. »

Et pour class­er les hommes et les idées, Buis­son pos­sède des critéri­ums infail­li­bles. Quelle belle et savoureuse logique dans ce raison­nement : « Il est donc exact de dire, quoiqu’en pense Renaudel, que l’ac­tion directe, la grève générale, l’an­ti­mil­i­tarisme, propagés par le Comité Con­fédéral sont bien des théories anar­chistes, puisque se sont des anar­chistes qui les prêchent. C’est de toute évi­dence. »

J’au­rais mau­vaise grâce à nier une telle évi­dence. Les idées sont anar­chistes parce que les hommes le sont, et les hommes sont anar­chistes pré­cisé­ment parce que les idées le sont. C’est cer­tain. Et après de si lumineuses déf­i­ni­tions, il serait vain de chi­caner Buis­son sur le détail. Qu’im­por­tent les erreurs de fait.

Sans doute nous retrou­verons les lieux com­muns inex­acts sur les syn­di­cal­istes qui prêchent la déser­tion, qui veu­lent de petites coti­sa­tions, qui red­outent les adhé­sions nom­breuses à leur Syn­di­cat, qui ont une prédilec­tion mar­quée pour les grèves vouées aux échecs cer­tains. Le tableau, peut-être un peu noir, est des­tiné à mieux faire ressor­tir le por­trait idéal du bon syn­di­cat réformiste. Détail que tout cela !

Sans doute c’est Grif­fu­el­h­es qui est choisi comme type de syn­di­cal­iste anar­chiste. Mais le secré­taire de la C.G.T. serait bien osé de se plain­dre de cette épithète hasardée. N’est-il pas par­ti­san de la grève générale ?

Sans doute, pour Buis­son, M. Briand devient le fon­da­teur de la Con­fédéra­tion et le rôle des divers­es frac­tions social­istes à l’o­rig­ine de cette Con­fédéra­tion ne lui est pas très connu.

Sans doute, Luquet et Dret pour­raient s’é­ton­ner de voir les Cuirs et Peaux et les Coif­feurs fig­ur­er par­mi les Fédéra­tions dou­teuses ni révo­lu­tion­naires ni réformistes. Et il pour­rait être de même des Tra­vailleurs de la Marine.

Sans doute Buis­son ajoute à sa liste une Fédéra­tion de la Chaus­sure dont l’ex­is­tence est fort problématique.

Détails que tout cela !

Avec une bonne foi char­mante, l’au­teur avoue que sur tous ces détails il n’est pas très fixé, qu’il ne con­naît guère les ten­dances des organ­i­sa­tions et que ses ren­seigne­ments ne sont que de sec­onde main. Sa fran­chise mérite toute notre indul­gence. Mais n’eût-il pas mieux fait de ne rien écrire ?

Ernest Lafont