La Presse Anarchiste

Le conflit

Déci­dé­ment la dis­corde est dans notre camp anar­chiste et, de la plume ou de la « gueule » on s’y dis­pute car­ré­ment. Peut-être me dira-t-on qu’entre anar­chistes la chose n’a pas autre­ment d’im­por­tance, les com­pa­gnons s’é­tant de tout temps signa­lés comme d’in­cor­ri­gibles dis­pu­teurs. Hélas ! je ne le sais que trop ; et je me rap­pelle même un enra­gé ratio­ci­neur qui, s’as­seyant le soir auprès de son ami, lui disait dou­ce­ment : « Fais-moi de la contra­dic­tion ! ». Car c’est par la contra­dic­tion, n’est-ce pas, que s’af­firme l’individu.

Le bran­don de nos dis­cordes actuelles, est-il besoin de le dire, c’est le syn­di­ca­lisme. Lui encore, lui tou­jours, lui par­tout ! Sous le beau pré­texte qu’il se suf­fit à lui-même, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, ayant signi­fié leur congé aux poli­ti­ciens et aux idéo­logues éga­le­ment avides de diri­ger la conscience ouvrière, poli­ti­ciens socia­listes et idéo­logues anar­chistes ne lui ont pas encore pardonné.

La ran­cune des pre­miers se conçoit sans peine : ils sont les pre­mières vic­times du mou­ve­ment nou­veau. Mais l’at­ti­tude des seconds dépasse l’en­ten­de­ment des hommes simples. Com­ment ! voi­là des gens qui, pen­dant 20 ans, ont exhor­té le « peuple » à faire ses affaires lui-même, et lorsque le « peuple » semble vou­loir enfin pro­fi­ter du conseil, ils n’ont rien de plus urgent que de lui démon­trer sa radi­cale impuis­sance ! C’est le comble de la contradiction.

Cette contra­dic­tion est-elle inex­pli­cable ? Je ne le pense pas. Mal­gré les excel­lents conseils qu’ils ont tou­jours don­nés à la classe ouvrière, les théo­ri­ciens anar­chistes n’ont jamais eu pleine confiance en elle. Ils res­sem­blaient sur ce point à leurs frères enne­mis du gues­disme. Ces der­niers sus­pec­taient si bien la capa­ci­té révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat qu’ils ne deman­daient à celui-ci autre chose que de bien voter, eux se char­geaient du reste. Les anar­chistes, eux, n’at­ten­daient rien que d’une classe ouvrière préa­la­ble­ment déter­mi­née par leur pro­pa­gande, éclai­rée et gui­dée par la lumière inté­rieure de leur doc­trine. Pour les uns comme pour les autres, le pro­lé­ta­riat ne fut jamais qu’un ins­tru­ment. Les uns vou­laient s’en ser­vir pour s’emparer du pou­voir, les autres pour réa­li­ser leur idéal de socié­té future. Les uns et les autres se consi­dé­raient comme les cer­velles pen­santes de la révo­lu­tion sociale : quant à la classe ouvrière. C’é­tait des bras, d’in­nom­brables bras, la main-d’œuvre révo­lu­tion­naire et rien de plus.

Et ceci nous explique la colère des uns et le désap­poin­te­ment des autres au cours des der­niers évè­ne­ments, quand la classe ouvrière mili­tante, mûrie par des années d’ex­pé­rience, for­ti­fiée par toutes les luttes qu’elle avait sou­te­nues, décla­ra, en son Congrès d’A­miens, qu’elle n’a­vait que faire des par­tis, des écoles et des sectes qui se dis­pu­taient ses faveurs et qu’elle enten­dait tra­vailler seule à sa propre éman­ci­pa­tion. Idéo­logues et poli­ti­ciens n’en sont pas encore revenus.

* * * *

Cepen­dant je me hâte de le dire : tous les anar­chistes n’ont pas accueilli avec mau­vaise grâce les affir­ma­tions syn­di­cales. Il en est qui y ont applau­di. Tous les anar­chistes en effet ne sont pas des idéo­logues âpre­ment inté­res­sés au main­tien des vieux dogmes, et quels qu’aient été les ravages qu’a exer­cés sur nous la folie intel­lec­tua­liste des vingt der­nières années, il res­tait par­mi nous des cama­rades plus atten­tifs au mou­ve­ment qu’à la doc­trine et plus sou­cieux des faits chan­geants que des for­mules immobiles.

Ain­si que j’ai dit ailleurs, c’é­tait mal connaître l’a­nar­chisme que de le juger tout entier conte­nu dans les dis­ser­ta­tions phi­lo­so­phiques, sur l’in­di­vi­du, la socié­té, l’in­fluence du milieu, les réformes et la révo­lu­tion, l’i­ni­tia­tive indi­vi­duelle, la liber­té, l’au­to­ri­té, etc., etc., dis­ser­ta­tions excel­lentes peut-être, mais sans rap­port sen­sible avec l’ac­tion révolutionnaire.

« La véri­té, disais-je, est que, paral­lè­le­ment à cer­tain anar­chisme théo­rique, curieux de géné­ra­li­sa­tion abs­traite, s’en déve­lop­pait un autre, que nous appel­le­rons l’anar­chisme ouvrier, et qui, sans aban­don­ner jamais la terre ferme des réa­li­tés concrètes, se dévouait avec conti­nui­té à l’or­ga­ni­sa­tion du pro­lé­ta­riat en vue de la révolte éco­no­mique, autre­ment dit de la lutte de classe. »

Oui, il y a tou­jours eu, évo­luant en des sphères dis­tinctes et s’i­gno­rant à peu près l’un l’autre, deux anar­chismes de phy­sio­no­mie et de direc­tion essen­tiel­le­ment différentes.

L’a­nar­chisme doc­tri­naire, parce qu’il était igno­rant des faits éco­no­miques et, plus géné­ra­le­ment, de l’his­toire, est res­té étran­ger à la notion de classe (qu’un de ses der­niers tenants appe­lait hier encore une super­sti­tion). Il n’a vu, au sein d’une socié­té abs­traite, que des indi­vi­dus abs­traits, se débat­tant contre des ins­ti­tu­tions abs­traites (auto­ri­té, pro­prié­té, etc.): des fan­tômes aux prises avec d’autres fan­tômes ! À la lutte de classe, il a sub­sti­tué la lutte des idées ; à l’ac­tion qui désor­ga­nise ou qui crée, la pro­pa­gande qui tâche de convaincre ; il fait de la révo­lu­tion une ques­tion d’é­du­ca­tion et de morale. Il allait décla­mant que l’or­ga­ni­sa­tion est dan­ge­reuse ou inutile, la seule orga­ni­sa­tion accep­table ne pou­vant être que celle qui, sans cadres et sans règles, découle du fait qu’un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus com­mu­nient dans un même idéal. On ne vou­lait pas de par­ti, mais on for­mait une secte, condam­née à n’a­voir jamais qu’une acti­vi­té de secte.

Les Temps Nou­veaux (dans leur article-pro­gramme de 1895) ont jadis défi­ni les anar­chistes de la manière sui­vante : « Des hommes qui ayant recueilli les plaintes de ceux qui souffrent de l’ordre social actuel, s’é­tant péné­trés des aspi­ra­tions humaines, ont entre­pris la cri­tique des ins­ti­tu­tions qui nous régissent… et, de l’en­semble de leurs obser­va­tions, détruisent des lois logiques et natu­relles pour l’or­ga­ni­sa­tion d’une socié­té meilleure.»

Des lois logiques et natu­relles, enten­dez-vous ? Toute la phi­lo­so­phie du XVIIIe siècle, achar­née à pour­suivre le meilleur gou­ver­ne­ment pos­sible, à déduire des « lois logiques et natu­relles » for­mu­lées par les fortes têtes du temps une bonne petite uto­pie, toute cette sot­tise se retrouve dans la phrase précitée.

Des lois logiques et natu­relles ! Par­bleu, c’est bien cela et nous n’a­vons plus qu’à nous taire, à pré­sent que tout est dit. Elles sont natu­relles parce que logiques et logiques parce que natu­relles. Dépas­sé Lycurgue!! Enfon­cé Solon ! Ce Spar­tiate et cet Athé­nien ne tra­vaillaient que pour un temps et pour un pays. Le légis­la­teur anar­chiste for­mule des consti­tu­tions pour toute l’hu­ma­ni­té à venir. La Science, la Rai­son, la Nature parlent par sa bouche : l’hu­ma­ni­té n’a plus qu’à se consti­tuer confor­mé­ment. Elle ne sau­rait man­quer de le faire quelque jour, lorsque nous l’au­rons conver­tie. Alors la logique abs­traite dis­ci­pli­ne­ra révo­lu­tion­nai­re­ment la vie et la toute puis­sante idée méca­ni­se­ra une fois de plus la réalité !

Cette socio­lo­gie fan­tai­siste, qui s’a­jus­tait si bien à l’in­com­pé­tence totale des lit­té­ra­teurs, a fait jadis quelque for­tune. L’a­nar­chisme « phi­lo­so­phique », parce qu’il était idéo­lo­gie (ou phra­séo­lo­gie) toute pure devait natu­rel­le­ment séduire les intel­lec­tuels de tout aca­bit, qui sont une des créa­tions les plus réus­sies de la civi­li­sa­tion bour­geoise. C’é­tait au temps où l’i­déa­lisme venait de « renaître ». De jeunes mes­sieurs, de vieilles madames miau­laient à l’i­déal. Il fal­lait de l’i­déal, et bien moderne, à ces âmes défaillantes. L’a­nar­chie en était un tout bat­tant neuf : on lui fit fête… À qui la faute, sinon à ceux qui n’a­vaient pas su conser­ver à l’a­nar­chisme sa figure ori­gi­nelle, son carac­tère de phi­lo­so­phie ouvrière, de mou­ve­ment prolétarien ?

* * * *

L’autre anar­chisme, lui, gar­dait jalou­se­ment ce carac­tère de classe. Il conser­vait ce sens des réa­li­tés tem­po­relles qui man­quait à l’autre. Il pen­sait volon­tiers que la pro­pa­gande n’est pas toute l’ac­tion et que l’ex­pé­rience doit à tout ins­tant renou­ve­ler la théo­rie. Encore qu’il par­lât peu de la lutte de classe, décon­si­dé­rée par l’im­bé­cil­li­té gues­diste, il la pra­ti­quait d’une manière large et vivante et met­tait tous ces soins à sépa­rer sur toute la ligne le pro­lé­ta­riat de la bour­geoi­sie. L’a­nar­chisme ouvrier n’é­tait pas très dif­fé­rent, à ses ori­gines, de l’al­le­ma­nisme ; et même il est curieux de remar­quer que le pre­mier écrit sur la grève géné­rale fut l’œuvre com­mune d’un anar­chiste et d’un alle­man­site ? Il fut « syn­di­ca­liste » dès la pre­mière heure, avec Pel­lou­tier, avec Pou­get, avec Dele­salle, avec tant d’autres dont les noms res­tent ignorés.

Entre l’a­nar­chisme idéo­lo­gique et l’a­nar­chisme ouvrier, les diver­gences étaient telles que le conflit ne pou­vait man­quer de se pro­duire. Il se fut pro­duit beau­coup plus tôt sans doute si les anar­chistes syn­di­ca­listes eussent été plus sou­cieux de polé­miques écrites.

C’est au Congrès d’Am­ster­dam, au cours du débat incom­plet et rapide qui eut lieu sur le syn­di­ca­lisme et la grève géné­rale, que l’a­nar­chisme ouvrier fit ses pre­mières affir­ma­tions théo­riques ; mais là, il n’a­vait pas en face de lui son véri­table adver­saire : l’a­nar­chisme idéo­lo­gique et ses affir­ma­tions y per­dirent en force et en netteté.

Le débat s’est pour­sui­vi depuis dans les prin­ci­paux jour­naux anar­chistes de France, de Bel­gique et de Suisse. Il s’est à la fois élar­gi et éle­vé. La ques­tion n’est plus tant de savoir si le Syn­di­cat a ou n’a pas de valeur révo­lu­tion­naire. Le débat est actuel­le­ment entre ceux qui veulent renou­ve­ler l’a­nar­chisme au contact de la réa­li­té pro­lé­ta­rienne, et ceux qui, insen­sibles aux réa­li­tés de la vie, s’en­tête dans l’im­mo­bi­li­té du dogme et l’im­puis­sance de la formule.

Amé­dée Dunois


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste