La Presse Anarchiste

La lutte de classe, le Parti socialiste et le Prolétariat

La « loi de la crise », autre­fois expo­sée par Jau­rès, se véri­fie par­tout avec constance dans le socia­lisme et se véri­fie­ra natu­rel­le­ment aus­si long­temps que le Par­ti socia­liste n’au­ra pas une consti­tu­tion homo­gène. En atten­dant, l’at­ti­tude de la majo­ri­té du groupe par­le­men­taire socia­liste, à l’ar­ri­vée de Briand au pou­voir, n’est pas pour faci­li­ter le rap­pro­che­ment avec les syn­di­ca­listes, quoique le fond du dif­fé­rend ne soit pas là.

Il est cer­tain que la défiance de plus en plus mani­feste des masses popu­laires envers les choses de la poli­tique se retrouve dans le mou­ve­ment qui oppose la Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail au Par­ti socia­liste ; mais on ne peut pas lais­ser sup­po­ser que c’est à des inci­dents comme celui qui nous occupe en ce moment qu’il faille attri­buer la cause de nos diver­gences, comme le croient nombre de socia­listes et de syn­di­qués, trop pré­ve­nus qu’ils sont par le fait de quelques défec­tions, pour­tant pré­vues. D’un tel point de vue, l’a­na­lyse des conflits sociaux s’a­bais­se­rait à une mes­quine inqui­si­tion des visées per­son­nelles et l’a­ve­nir des groupes en lutte ne dépen­drait que de la conduite de leurs repré­sen­tants. Il ne s’a­git pas ici de nier l’im­por­tance du rôle des per­son­na­li­tés, et encore moins de vou­loir atté­nuer la res­pon­sa­bi­li­té, la mal­fai­sance des indi­vi­dus qui tra­hissent ceux qui leur avaient inno­cem­ment accor­dé leur confiance ; mais les mou­ve­ments sociaux, ni leurs causes déter­mi­nantes, n’é­tant le résul­tat des idées, de l’am­bi­tion, de l’en­thou­siasme ou des appé­tits de quelques hommes, c’est l’es­sen­tiel pour nous, et c’est d’un point de vue tout objec­tif qu’il convient d’exa­mi­ner les dif­fé­rends actuels entre le socia­lisme et le syndicalisme.

Le mou­ve­ment syn­di­cal affirme de plus en plus une volon­té d’au­to­no­mie qui est peut-être la mani­fes­ta­tion la plus inté­res­sante à rele­ver dans l’his­toire de la poli­tique sociale depuis la renais­sance du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien. C’est la preuve que la classe ouvrière, pre­nant peu à peu conscience de son exis­tence propre, cherche à se don­ner les méthodes adé­quates à son action de classe. C’est là un but immé­diat suf­fi­sant à sol­li­ci­ter les éner­gies, afin de pou­voir ensuite, par l’ex­pé­rience directe de la vie sociale, pré­pa­rer les condi­tions de l’af­fran­chis­se­ment rêvé, avec sa consé­quence néces­saire : l’a­bo­li­tion des classes.

Le Par­ti socia­liste sou­tient cer­tai­ne­ment les tra­vailleurs dans leurs reven­di­ca­tions ; il a for­mu­lé pour eux le pro­gramme le plus radi­cal qui soit : socia­li­sa­tion des ins­tru­ments de tra­vail. Mais est-ce là une rai­son pour que le pro­lé­ta­riat reste quelque chose d’in­dé­ter­mi­né, ou passe tout au plus à la condi­tion de pupille du Par­ti, sans espoir d’i­ni­tia­tive et d’in­dé­pen­dance ? La for­ma­tion du mou­ve­ment ouvrier, dis­tinct de tout par­ti, n’est que le déve­lop­pe­ment nor­mal de l’ex­pé­rience poli­tique, l’ap­pli­ca­tion — au social — de la divi­sion du tra­vail. Outre que révo­lu­tion­naire comme tout fait nou­veau, il l’est encore parce que s’op­po­sant aux anciennes méthodes ; et ce carac­tère révo­lu­tion­naire se mani­feste fata­le­ment, jusque dans les actes des syn­di­qués les plus réfor­mistes, puisque la carac­té­ris­tique de l’ac­tion auto­nome de la classe ouvrière, action essen­tiel­le­ment éco­no­mique, c’est la lutte de classe.

La lutte de classe figure, il est vrai, dans les dis­cours et les écrits de la plu­part des mili­tants socia­listes ; et ceux-ci, en s’ef­for­çant d’ap­puyer l’ac­tion du Par­ti sur cette base, espé­raient sans doute la garan­tir, par là, des incer­ti­tudes et des défaillances si fré­quentes dans la vie poli­tique. Mais la lutte de classe peut-elle avoir, pour des intel­lec­tuels, le sens, la force qu’elle revêt pour l’ouvrier ?

L’a­vè­ne­ment du « minis­tère des réa­li­sa­tions » per­met de juger com­bien est vague cette notion de lutte de classe dans l’es­prit du plus grand nombre des repré­sen­tants les plus auto­ri­sés du Par­ti socia­liste. Le der­nier inci­dent est assez signi­fi­ca­tif ; réunis pour déci­der de l’at­ti­tude qu’au­rait à tenir le groupe par­le­men­taire en face du cabi­net Briand, les élus se sépa­rèrent sans avoir pu prendre la réso­lu­tion « una­nime » qu’on était en droit d’es­pé­rer1Ont voté contre le Minis­tère : Allard, Bedouce, Betoulle, A. Blanc, Bouis­son, Bou­ve­ri, P. Constans, Com­père-Morel, Dejeante, Delo­ry, Duca­rouge, J. Dufour, Ghes­quière, Guesde, Mélin, Rognon, Vaillant, Willm.
Se sont abs­te­nus : Aldy, Alle­mane, Bas­ly, Bre­ton, Brousse, Cabrol, Cade­nat, Chau­vière, Durre, Fer­re­ro, Fié­vet, Goniaux, Grous­sier, Jau­rès, Las­salle, Lecointe, Mille, Nico­las, Pou­lain, Roblin, Roua­net, Rozier, Selle, Sem­bat, Thi­vrier, Varenne, Weber, Vigne, Walter.
Il paraît que deux dépu­tés « uni­fiés » auraient voté la Décla­ra­tion minis­té­rielle ; ils auraient rec­ti­fié leur vote, sur le conseil pres­sant de Briand lui-même.
Les élé­ments du débat pro­vo­qué par la séance d’ir­ré­so­lu­tion du G.P.S. et qui s’est pour­sui­vi entre les citoyens Bracke, Varenne, Alle­mane, Jau­rès, A. Tho­mas, etc., se trouvent notam­ment dans l’Hu­ma­ni­té, n° des 28, 31 Juillet, 6, 14, 28 août, 2, 3, 5, 8, 12 sep­tembre en par­ti­cu­lier.
 ; le sou­ci de l’u­ni­té s’ins­pi­ra sans doute cette pru­dente irré­so­lu­tion. Mais alors, le socia­lisme ne devien­drait-il à son tour, comme l’a­nar­chisme actuel, qu’une affaire de tem­pé­ra­ment ? S’a­vise-t-on qu’on ne voit plus bien ce qui dis­tingue le P.S.U. des socia­listes indé­pen­dants, puisque cha­cun garde sa liber­té d’ac­tion pour par­ti­ci­per ou non au main­tien du pou­voir bourgeois ?

Jau­rès, tou­jours opti­miste et faci­le­ment enthou­siaste, voyait déjà, der­rière le nou­veau minis­tère, « une porte entr’ou­verte à l’es­pé­rance ». Un « ombra­geux », il est vrai, a jeté quelque froid en cher­chant à fer­mer cette porte ; mais qui ose­rait croire qu’il y par­vien­dra ? Ce mal­en­con­treux s’é­ton­na que les élus du P.S. n’aient pas comme un seul homme voté contre le nou­veau gou­ver­ne­ment, vou­lu par la Chambre et repré­sen­tant bien les inté­rêts et les appé­tits de la majo­ri­té ; il n’y avait rien, dans la Décla­ra­tion minis­té­rielle qui expli­quât une telle indé­ci­sion, rien que n’eussent dit les minis­tères pré­cé­dents, rien même qui ne fût déjà escomp­té, dans les pro­messes du nou­veau cabi­net, par la presse conser­va­trice comme une orien­ta­tion à droite (Bracke, Huma­ni­té, 31 juillet).

Alle­mane se méprit-il sur le sens de la cri­tique ? Par des expli­ca­tions ami­cales, plu­tôt mal­adroites, il vou­lut jus­ti­fier l’at­ti­tude du groupe par­le­men­taire ; il est des motifs, paraît-il, devant les­quels doivent se taire nos res­sen­ti­ments : nous ne fai­sons pas la guerre aux indi­vi­dus, mais seule­ment aux ins­ti­tu­tions (Huma­ni­té, 2 août). Or les ins­ti­tu­tions capi­ta­listes n’é­tant point ren­ver­sées ni même beau­coup ébran­lées encore, les « motifs » éle­vés qui impo­saient silence aux res­sen­ti­ments (?) exi­geaient, par contre et plus que jamais, la pour­suite du com­bat socia­liste. Pour­quoi donc ces­ser la bataille, s’abstenir ?

On dira peut-être qu’il y a sou­vent trêve entre bel­li­gé­rants, armis­tice au milieu d’une guerre ; et c’est vrai… notam­ment quand on songe à conclure la paix. Les élus abs­ten­tion­nistes l’es­timent-ils pos­sible ? Celui qui envi­sage le but du P.S. ne peut être taxé d’ou­trance s’il sou­tient que, pro­cé­dant même par un réfor­misme paci­fique, la récon­ci­lia­tion impli­que­rait pour le moins l’é­ta­blis­se­ment effec­tif du Droit ouvrier, de l’or­gane poli­ti­co-juri­dique des­ti­né, paraît-il, à com­pen­ser l’i­né­ga­li­té éco­no­mique. Est-ce que le « minis­tère des réa­li­sa­tions » laisse la porte ouverte à une telle espérance ?

Non, cer­tai­ne­ment, la plu­part des abs­ten­tion­nistes par­le­men­taires n’es­pèrent pas, comme Alle­mane le dit, que le « nou­veau gou­ver­ne­ment accom­pli­ra des miracles de man­sué­tude vis-à-vis du pro­lé­ta­riat ». Pour­quoi donc alors avoir désar­mé ? Alle­mane en donne une rai­son stu­pé­fiante, expri­mant bien la prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion des élus : le recru­te­ment du Par­ti. Convain­cu que « l’an­ta­go­nisme des inté­rêts ira gran­dis­sant et quels que soient les hommes au pou­voir, les sala­riés de tout ordre doivent s’at­tendre à être trai­tés en enne­mis par les gar­diens des pri­vi­lèges éco­no­miques », il ajoute que « c’est parce qu’il en doit être fata­le­ment ain­si et parce que des mil­lions de tra­vailleurs ne se peuvent déci­der à croire à cette fata­li­té, que la tac­tique condam­née par Bracke nous appa­raît comme impo­sée aux élus du par­ti socia­liste ».

Peut-on plus par­le­men­tai­re­ment condam­ner la lutte de classe ? Il reste à déve­lop­per ce rai­son­ne­ment, à le pour­suivre dans sa consé­quence logique : comme des mil­lions de gens, des mil­lions de tra­vailleurs ne peuvent se déci­der à admettre la néces­si­té, à croire à la jus­tice de la socia­li­sa­tion des ins­tru­ments de tra­vail et de la pro­prié­té capi­ta­liste, il convien­drait de ne plus par­ler de socia­lisme… dans le Par­ti socialiste.

Qu’on ne veuille pas mettre, ain­si, la lumière sous le bois­seau, soit. Mais il y a là, pour l’a­ve­nir, des indi­ca­tions, des pré­cé­dents regret­tables, et rien ne sau­ve­garde le Par­ti contre des conces­sions funestes, contre des renie­ments même, alors qu’on sou­tient déjà qu’il ne faut rien faire qui puisse « être exploi­table contre nous, et qui ne pour­rait que des­ser­vir notre Par­ti ». Quand la lutte de classe est écar­tée sous le pré­texte d’un inci­dent aus­si secon­daire qu’un chan­ge­ment de ministres, n’est-ce pas sub­sti­tuer « notre par­ti » au pro­lé­ta­riat, à toute classe oppri­mée et exploi­tée, subor­don­ner son exis­tence, son éman­ci­pa­tion ou le main­tien de sa ser­vi­tude à l’ex­clu­sif inté­rêt du Par­ti, d’un par­ti quel­conque ? C’est donc à bon droit que des mili­tants socia­listes pro­testent contre l’a­ban­don de la lutte de classe, comme tac­tique, qu’ils s’in­quiètent de la fai­blesse morale — fai­blesse autre­ment redou­table que la fai­blesse numé­rique — d’un par­ti « qui ne peut plus son­ger à faire du socia­lisme » du fait d’un chan­ge­ment de ministère.

Les par­ti­sans de la détente ne pou­vaient accep­ter aisé­ment si dure cri­tique et Jau­rès répond qu’il sait que « le par­ti socia­liste est prêt, si on l’y oblige, à recom­men­cer la bataille de tous les jours » (Huma­ni­té, 2 sep­tembre). On ne peut que s’ar­rê­ter, rêveur, sur cette réserve sin­gu­lière « si on l’y oblige ». Quel est ce « ON » ? Per­sonne ne sup­pose cer­tai­ne­ment que ce ON irré­vé­ren­cieux puisse dési­gner le pro­lé­ta­riat, sur­ve­nant pour rap­pe­ler ses élus à la lutte de classe. Il s’a­git donc de la bour­geoi­sie ; la menace condi­tion­nelle de Jau­rès fait son­ger à je ne sais quelle capi­tu­la­tion dégui­sée de la classe capi­ta­liste, abdi­quant tous pri­vi­lèges à la dis­cré­tion d’un gou­ver­ne­ment nou­veau… Loin qu’il en soit ain­si, nul n’i­gno­rait les intrigues nouées, bien avant la chute du minis­tère pré­cé­dent, en vue de l’es­ca­mo­tage de l’im­pôt sur le reve­nu, esca­mo­tage que s’ap­prête si élé­gam­ment à opé­rer le « minis­tère des réa­li­sa­tions ». Et alors qu’on se dis­pose à détour­ner les res­sources qu’une aug­men­ta­tion des droits suc­ces­so­raux devait assu­rer aux retraites ouvrières, sans pré­ju­dice d’autres « réformes » aus­si peu démo­cra­tiques, Jau­rès est-il sûr que le Par­ti ne sera pas obli­gé — comme le fait pré­voir A. Tho­mas — de sau­ver peut-être le ministère ?

Les adver­saires de l’at­tente d’une détente qui pour­rait bien abou­tir à l’en­tente, comme dit mali­cieu­se­ment Bracke, ont donc rai­son de pro­tes­ter contre l’a­ban­don de la lutte de classe ; mais, loin de le faire « pour le plai­sir de se mon­trer intran­si­geants » comme on les en accuse, ils n’ont pour but, eux aus­si, que d’ac­ti­ver un recru­te­ment dont la len­teur afflige les mili­tants ; l’op­po­si­tion au pou­voir exis­tant fait espé­rer que ceux qu’on aura aver­tis prê­te­ront une oreille plus atten­tive à la pro­pa­gande socia­liste — et pour­quoi ? Afin que « le pou­voir passe entre nos mains », en ne prê­tant pas l’ap­pui de la classe ouvrière à la bour­geoi­sie radi­cale ; la lutte de classe devient ain­si simple tac­tique2La ques­tion de la conquête du pou­voir et de ses rap­ports avec la lutte de classe, avec l’a­ve­nir du socia­lisme, ne peut trou­ver place ici ; ce sera le sujet d’un autre article., et ce serait suf­fi­sant encore si elle ins­pi­rait le Par­ti tout entier ; mais il se trouve des uni­fiés qui traitent ouver­te­ment la lutte de classe de « prin­cipe faux et étroit » ; aus­si s’ex­plique-t-on dif­fi­ci­le­ment l’u­na­ni­mi­té du Congrès de Tou­louse qui consa­cra ce prin­cipe puisque les adver­saires de la lutte de classe furent de ces unanimes.

Cer­tai­ne­ment, par sa com­po­si­tion, le P.S., quoique vivant sur une tra­di­tion pro­lé­ta­rienne, est sur­tout l’ex­pres­sion des classes oppri­mées et exploi­tées qu’il s’ef­force de grou­per mal­gré leurs inté­rêts contra­dic­toires — et il n’y par­vient que par une neu­tra­li­sa­tion qui carac­té­rise pré­ci­sé­ment la direc­tion actuelle du Par­ti. Il fau­drait peut-être ici effleu­rer la ques­tion de la pré­do­mi­nance de l’élé­ment bour­geois dans cette direc­tion, mais on risque de faire croire que, posée par un tra­vailleur, cette ques­tion marque la mal­veillance des mains cal­leuses envers les mains blanches ; les mili­tants intel­lec­tuels qui parlent en faveur « des frères qui ont les fers aux pieds » se rendent compte de la vraie posi­tion du pro­blème ; cela n’exige pas l’a­ban­don de la lutte de classe, seule sau­ve­garde de l’in­té­gri­té de l’ac­tion socia­liste dans la mêlée politique.

Afin de don­ner peut-être plus de garan­ties à l’u­ni­té d’ac­tion du Par­ti, des mili­tants envi­sagent la pos­si­bi­li­té de grou­per seule­ment ceux qui ne pro­fitent pas de la plus-value ; mais s’ef­for­çât-on d’y atteindre, outre que les rap­ports des manuels et des intel­lec­tuels ne seraient pas sans oppo­si­tions, le P.S. peut-il s’in­ter­dire de vou­loir défendre des classes en voie de pro­lé­ta­ri­sa­tion ? Non, il n’est pas pos­sible de repous­ser les arti­sans, les fer­miers, les bou­ti­quiers, les petits pro­prié­taires, etc. ; il faut les arra­cher à la sujé­tion poli­tique et morale du capi­ta­lisme, afin de les pré­pa­rer à une lutte plus vigou­reuse, unis aux ouvriers, fin de faire éva­nouir les pré­ju­gés, les pré­ven­tions qui les divisent tous, à peu près comme ce stu­pide « esprit de corps » qui fait se détes­ter des sol­dats d’armes dif­fé­rentes quoique enrô­lés sous le même dra­peau ; quant aux inté­rêts contra­dic­toires ain­si repré­sen­tés par le Par­ti, c’est affaire aux phi­lo­sophes ayant à résoudre les dif­fi­cul­tés internes du socia­lisme de cher­cher à géné­ra­li­ser les formes de l’ac­tion, de les « uni­fier ». Donc, il est cer­tain que la lutte de lasse, poli­ti­que­ment, ne peut avoir qu’un carac­tère abs­trait ; c’est aus­si ce qui fait que le pro­lé­ta­riat, grâce aux condi­tions spé­ciales de son exis­tence, échap­pant à l’i­so­le­ment des autres classes oppri­mées, a pu orga­ni­ser son action propre et net­te­ment cir­cons­crite. Le propre de la lutte de classe est d’ins­truire sur l’im­por­tance du fait éco­no­mique et de reje­ter au second plan l’ac­tion poli­tique. C’est là une consé­quence issue de l’ex­pé­rience sociale même, et c’est peut-être une des rai­sons qui irritent les socia­listes par­le­men­taires, croyant que rien ne se fait de réel en dehors de leurs agi­ta­tions poli­tiques. On n’a même vou­lu voir, dans cette évo­lu­tion du pro­lé­ta­riat vers l’ac­tion essen­tiel­le­ment éco­no­mique, qu’un effet de la pro­pa­gande anar­chiste. Il est vrai que des com­pa­gnons entrèrent dans le mou­ve­ment syn­di­cal, contraire à leur idéal, mais où ils espé­raient faire de nom­breuses recrues, trom­pés qu’ils furent par les ten­dances anti-poli­ti­ciennes des orga­ni­sa­tions ouvrières dont le but était l’autonomie.

Il serait plai­sant de voir ceux qui, au sein de l’u­ni­té socia­liste, entendent gar­der leur liber­té d’ac­tion, contes­ter aux tra­vailleurs le droit de réa­li­ser cette liber­té, cette auto­no­mie acquise par la pra­tique de la vie sociale dans un risque quo­ti­dien. La com­pa­rai­son des deux actions du Par­ti socia­liste et de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale ne laisse pas de doute sur la net­te­té et la valeur de la méthode « lutte de classe ». En dépit des diver­gences de vues et des ten­dances par­ti­cu­lières exis­tant par­tout, la chute et l’a­vè­ne­ment d’un minis­tère ne troublent point l’al­lure du com­bat mené par la classe ouvrière en vue d’une reven­di­ca­tion quel­conque. L’u­ni­té d’ac­tion résulte ici, non d’une théo­rie tou­jours inter­pré­table, mais de la néces­si­té immé­diate, des rap­ports et de l’an­ta­go­nisme du Tra­vail et du Capital.

N’in­sis­tons pas sur les innom­brables dan­gers qu’on découvre à un mode d’ac­tion si dif­fé­rent des modes anciens, tou­jours basés sur la poli­tique, sur des conces­sions hypo­crites, des sur­prises des dupe­ries. Les uns méprisent les pré­oc­cu­pa­tions gros­sières, le terre-à-terre carac­té­ri­sant la vie syn­di­cale ; les autres, au contraire, s’ef­fa­rouchent des visées ambi­tieuses de ce mou­ve­ment qui veut conqué­rir la socié­té, s’emparer de toute la richesse sociale. Ce qu’on redoute, en réa­li­té, c’est le déve­lop­pe­ment même de cette auto­no­mie de la classe ouvrière s’af­fir­mant en rai­son de la conscience de classe, témoi­gnant du pro­grès de la conscience individuelle.

Remar­quons ici à quel contre-sens abou­tissent ceux qui, uni­fiés, traitent la lutte de classe en prin­cipe faux, puis­qu’elle indique pré­ci­sé­ment, au degré de sa force, l’é­tat de déve­lop­pe­ment de la conscience des membres de cette classe. Pour que la lutte de classe pût ces­ser, il fau­drait que les pro­lé­taires perdent jus­qu’au sen­ti­ment de la misère. On voit ain­si, d’autre part, quelle chi­mère est la fadaise de l’u­nion des classes rêvée par les prê­cheurs de paix sociale ; celle-ci ne pour­ra résul­ter que de la dis­pa­ri­tion des injus­tices sociales.

La méthode pro­lé­ta­rienne de « lutte de classe » est le moyen le plus propre à déve­lop­per l’éner­gie, à éveiller la conscience, à éle­ver le niveau moral, capable même d’as­sai­nir la poli­tique par la posi­tion pré­cise des pro­blèmes qu’elle pose. C’est ce que com­prennent tous les socia­listes sou­cieux du pro­grès de leurs idées et de leur réa­li­sa­tion. L’exemple de deux Fédé­ra­tions, celle de la Seine et celle des Alpes, prouve bien que, indif­fé­rem­ment aux contra­dic­tions inhé­rentes à la col­la­bo­ra­tion des classes réunies en son sein, le Par­ti socia­liste peut et doit main­te­nir le prin­cipe de la lutte de classe dans son action géné­rale, comme dans son rôle par­le­men­taire. L’ordre du jour voté par le Conseil fédé­ral de la Seine à l’u­na­ni­mi­té des délé­gués, dans la réunion du lun­di 6 sep­tembre 1909, mérite d’être retenu :

« Consi­dé­rant que tout gou­ver­ne­ment, en période capi­ta­liste, repré­sente néces­sai­re­ment contre le pro­lé­ta­riat l’in­té­rêt de la bour­geoi­sie et la conser­va­tion d’un ordre social à détruire ;

« Que si les pro­cé­dés par les­quels il est pour­vu à cette conser­va­tion peuvent varier de la bru­ta­li­té extrême aux ména­ge­ments inté­res­sés, le but n’en reste pas moins constant : le main­tien dans l’op­pres­sion d’un pro­lé­ta­riat qui ne peut s’af­fran­chir que par le ren­ver­se­ment de l’ordre capitaliste ;

« Qu’il résulte de cette pro­po­si­tion fon­da­men­tale un confit qui va s’ac­cen­tuant entre les gou­ver­ne­ments et la classe pro­lé­ta­rienne, et qui déter­mine l’ac­tion du Par­ti socia­liste, telle que l’ont défi­nie tous les Congrès et notam­ment la réso­lu­tion de l’In­ter­na­tio­nale d’Am­ster­dam, base de l’u­ni­té socia­liste en France ;

« Que la pré­sence dans le cabi­net d’hommes qui ont quit­té le Par­ti pour se faire une place dans le per­son­nel gou­ver­ne­men­tal, ne sau­rait être qu’un motif de défiance de plus ;

« Le Par­ti socia­liste (sec­tion fran­çaise de l’In­ter­na­tio­nale ouvrière) a dou­ble­ment le devoir de refu­ser toute confiance au gou­ver­ne­ment que s’est actuel­le­ment don­née la classe bour­geoise, et de mettre en garde le pro­lé­ta­riat vis-à-vis d’un minis­tère diri­gé par des hommes qui l’ont trahi ;

« Le Conseil fédé­ral, tout en rap­pe­lant d’an­ciennes déci­sions du Par­ti, recom­man­dant l’u­na­ni­mi­té des votes du groupe socia­liste par­le­men­taire, émet le voeu qu’à la suite d’une décla­ra­tion minis­té­rielle le groupe socia­liste soit invi­té à oppo­ser une contre-décla­ra­tion indi­quant net­te­ment l’at­ti­tude du Parti. »

Cette atti­tude de la Fédé­ra­tion de la Seine pour­rait s’ex­pli­quer par l’im­por­tance de l’élé­ment ouvrier domi­nant dans les sec­tions ; dans la Fédé­ra­tion des Alpes se mêlent des cita­dins et des ruraux, ouvriers d’u­sine, jour­na­liers agri­coles, patrons, pro­prié­taires, intel­lec­tuels, etc. Mal­gré la contra­dic­tion de leurs inté­rêts éco­no­miques, ces groupes peuvent donc s’op­po­ser ensemble au capi­ta­lisme, en s’ex­pri­mant par l’in­ter­mé­diaire du Par­ti socia­liste. Mais celui-ci devrait donc, en s’ins­pi­rant du prin­cipe de la lutte de classe, pas­ser du rôle des par­tis poli­tiques ne grou­pant que des élec­teurs et les diri­geant à l’aide de for­mules, à la fonc­tion néces­saire d’ins­ti­tu­teur, ayant pour sou­ci de faire des hommes libres, capables d’or­ga­ni­ser leurs grou­pe­ments éco­no­miques auto­nomes, à moins que leur classe ne soit plus assez forte pour s’op­po­ser d’elle-même à la classe bour­geoise et ne puisse lui résis­ter que dans un par­ti. C’est par l’a­na­lyse même des carac­tères de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique, sous les clar­tés de la lutte de classe, que se jus­ti­fie ain­si l’exis­tence du Par­ti socia­liste pour ce but ; et ceux qui ont tant de pré­ven­tions envers le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire devraient bien au contraire lui savoir gré d’a­voir oppo­sé le pro­lé­ta­riat à toutes les classes, à tous les par­tis — y com­pris l’U­ni­fié — puisque c’est de l’ap­pli­ca­tion de sa méthode, de la lutte de classe, que pour­ra se réa­li­ser, avec la com­pré­hen­sion claire de toutes les don­nées du pro­blème social, l’é­man­ci­pa­tion intégrale.

E. Mur­main

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    Ont voté contre le Minis­tère : Allard, Bedouce, Betoulle, A. Blanc, Bouis­son, Bou­ve­ri, P. Constans, Com­père-Morel, Dejeante, Delo­ry, Duca­rouge, J. Dufour, Ghes­quière, Guesde, Mélin, Rognon, Vaillant, Willm.
    Se sont abs­te­nus : Aldy, Alle­mane, Bas­ly, Bre­ton, Brousse, Cabrol, Cade­nat, Chau­vière, Durre, Fer­re­ro, Fié­vet, Goniaux, Grous­sier, Jau­rès, Las­salle, Lecointe, Mille, Nico­las, Pou­lain, Roblin, Roua­net, Rozier, Selle, Sem­bat, Thi­vrier, Varenne, Weber, Vigne, Walter.
    Il paraît que deux dépu­tés « uni­fiés » auraient voté la Décla­ra­tion minis­té­rielle ; ils auraient rec­ti­fié leur vote, sur le conseil pres­sant de Briand lui-même.
    Les élé­ments du débat pro­vo­qué par la séance d’ir­ré­so­lu­tion du G.P.S. et qui s’est pour­sui­vi entre les citoyens Bracke, Varenne, Alle­mane, Jau­rès, A. Tho­mas, etc., se trouvent notam­ment dans l’Hu­ma­ni­té, n° des 28, 31 Juillet, 6, 14, 28 août, 2, 3, 5, 8, 12 sep­tembre en particulier.
  • 2
    La ques­tion de la conquête du pou­voir et de ses rap­ports avec la lutte de classe, avec l’a­ve­nir du socia­lisme, ne peut trou­ver place ici ; ce sera le sujet d’un autre article.

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