La Presse Anarchiste

Retour de Barcelone

Le Temps du 28 sep­tembre der­nier a publié un com­mu­ni­qué de la Chambre de com­merce fran­çaise de Bar­ce­lone, dans lequel celle-ci pro­teste « contre les exa­gé­ra­tions regret­tables de la presse étran­gère à l’é­gard des évè­ne­ments de juillet en Cata­logne et des mesures de répres­sion qu’ils ont entraînés ».

Il est inexact, pré­tend-on en outre, que Bar­ce­lone vive sous le régime de la ter­reur, que la cor­res­pon­dance soit vio­lée et les étran­gers inquié­tés dans leurs opi­nions. Bar­ce­lone n’a pas ces­sé d’être une ville hos­pi­ta­lière aux étran­gers se confor­mant aux lois.

Je veux sim­ple­ment noter ici les impres­sions que j’ai rap­por­tées d’un voyage à Bar­ce­lone, en com­pa­gnie de deux cama­rades, à l’oc­ca­sion du cin­quième Congrès espé­ran­tiste. Et je dirai tout d’a­bord que ces impres­sions, qui ne concordent pas du tout avec les décla­ra­tions de la Chambre de com­merce, ne me furent pas par­ti­cu­lières ; elles furent par­ta­gées éga­le­ment par mes deux compagnons.

Après avoir fran­chi la fron­tière, nous arri­vons à Port-Bou ; il est trois heures du matin. Dans la salle d’at­tente, vague­ment éclai­rée, cir­culent, entre les groupes for­més çà et là, deux gen­darmes (la fameuse guar­dia civil) ; mais ce qui semble bizarre et, retient tout de suite l’at­ten­tion, c’est leurs allures et leur façon de dévi­sa­ger, de regar­der sous le nez les voya­geurs ; ajou­tez à cela que ces gen­darmes portent le fusil à la bre­telle et donnent net­te­ment l’im­pres­sion de sol­dats gar­dant des prisonniers.

Tout le long du par­cours, aux sta­tions, tou­jours deux gen­darmes l’arme au bras. En arri­vant en gare de Bar­ce­lone, sur le quai où nous débar­quons, encore la guar­dia civil, se fau­fi­lant par­mi les voya­geurs et ayant l’air de recher­cher des criminels.

Certes, à pre­mière vue, en se pro­me­nant dans Bar­ce­lone, rien ne paraît anor­mal. Les gens vont à leurs affaires, se pro­mènent ; le soir, la Ram­bla et les autres pro­me­nades ont leur public habi­tuel. Cepen­dant, à tous les coins de rue, tou­jours les deux gen­darmes et leurs fusils. Il y a même plu­sieurs caté­go­ries de poli­ciers. D’a­bord, la police habi­tuelle : les ser­gents de ville, sans autre arme qu’une longue canne ; puis, les sem­pi­ter­nels gen­darmes ; ensuite, sur le port, des cara­bi­niers ; ensuite, une autre espèce de gardes, vêtus de bleu clair, coif­fés d’une cas­quette plate, revol­ver au côté et fusil à la bre­telle ; enfin, les rues sont par­cou­rues par des groupes de cava­liers de dif­fé­rentes sortes, poli­ciers ou sol­dats. Il n’est pas rare non plus de voir, sur la plate-forme d’un tram­way un ou deux gen­darmes, tou­jours en armes. De quelque côté que vous tour­niez, vous aper­ce­vez tou­jours le petit cha­peau en toile cirée et les cuirs jaune clair, tran­chant sur l’u­ni­forme noir, de la guar­dia civil. Et je ne cite là que la police qui se voit, qui se recon­naît. Et l’autre !…

À pro­pos de la cor­res­pon­dance, je puis dire que le ser­vice est fait… au moins irré­gu­liè­re­ment. Un fait entre autres : Nous sommes arri­vés à Bar­ce­lone le 5 sep­tembre ; en arri­vant, un de nos pre­miers soins fut d’al­ler à la poste ; nous prîmes l’ha­bi­tude d’y pas­ser tous les jours, plu­tôt deux fois qu’une. Une lettre, arri­vée à Bar­ce­lone le 4 sep­tembre et por­tant le timbre de ce jour, fut remise à son des­ti­na­taire le 8, soit quatre jours après !…

Et le voyage de retour ne devait pas effa­cer l’im­pres­sion pre­mière. Nous chan­geons de train à Empalme ; nous mon­tons dans un wagon de troi­sième classe, d’une pro­pre­té dou­teuse et où le confort fait plu­tôt défaut. À l’autre bout du wagon, encore deux gen­darmes, tou­jours en armes. C’est une garde d’hon­neur qui ne nous quit­te­ra qu’à la fron­tière. Arri­vée à Port-Bou ; arrêt. Un indi­vi­du monte dans le wagon, regarde par­tout, fixe avec insis­tance les quelques voya­geurs, puis s’en va ; un deuxième, sous je ne sais quel pré­texte, ouvre la por­tière, nous dévi­sage, et, après quelques minutes d’ins­pec­tion, nous lâche ; un troi­sième arrive à son tour et nous prie de chan­ger de wagon, sans nous don­ner de rai­son ; enfin, au moment où le signal du départ est don­né et où le train va s’é­bran­ler, un qua­trième per­son­nage monte sur le mar­che­pied et passe la tête par la por­tière. Comme l’un de nous, excé­dé, lui demande ce qu’il veut, il répond, dans un lan­gage plu­tôt comique : « Ah ! Fran­çais ! Fran­çais ! pas Espa­gnols ! … Bien ! Bien !… »

Voi­là, briè­ve­ment et fidè­le­ment notées, les impres­sions que nous avons rap­por­tées d’un séjour d’une semaine en Catalogne.

Il m’a sem­blé utile de les oppo­ser aux notes ten­dan­cieuses de la presse en géné­ral et du Temps en particulier.

Il eût été, certes, plus inté­res­sant de racon­ter ici les évè­ne­ments de juillet ; mais, jus­te­ment à cause du régime dont jouit Bar­ce­lone, — régime que l’on veut nier, — il nous a été impos­sible de ren­con­trer les mili­tants qui auraient pu nous éclai­rer et nous faire revivre la valeu­reuse semaine. Espé­rons que ce n’est que par­tie remise.

André Michaux


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