La Presse Anarchiste

Simples aperçus

La Libre Pen­sée. — Cas par­ti­cu­lier, sinon excep­tion­nel, ici nous nous trou­vons en pré­sence d’une acti­vi­té dés­in­té­res­sée, qui ne conduit ni à la for­tune ni aux hon­neurs. Cela ne me met pas plus à l’aise pour ten­ter une cri­tique, tout ami­cale que je la veuille : la cri­tique est tou­jours impor­tune. Celle-ci porte, non pas exclu­si­ve­ment sur des pra­tiques exté­rieures, mais encore… com­ment dirai-je ? sur des habi­tudes d’esprit, un faible pour d’anciennes manières de pen­ser. Sans plus d’exorde, j’entre en matière. Aus­si bien, ne suis-je qu’un écho.

« Les libres pen­seurs, me fut-il dit un jour : des prêtres, eux aus­si ; de même que les autres, ils ont leurs rites, cer­taine mise en scène, et le dis­cours plein d’onction. Que la mort nous rende aux élé­ments, tant de céré­mo­nial est-il bien néces­saire ? Au nom d’une morale nou­velle, ils clament contre le vieux culte, et eux-mêmes l’imitent dans ses gestes, met­tant ain­si en échec leur ratio­na­lisme. Si c’est par res­pect de cou­tumes sécu­laires ou pour ne pas les heur­ter de front, je hasarde cette réflexion : flat­ter le peuple n’est pas l’instruire. Détes­te­raient-ils les pro­pa­ga­teurs du men­songe plus encore que le men­songe en lui-même — riva­li­té de cha­pelles ? je ne le crois pas pour ma part ; tou­te­fois, on peut s’y tromper. »

Un tes­ta­ment phi­lo­so­phique d’allure moins brève, que j’ai sous les yeux, laisse per­cer le même sen­ti­ment. Je transcris :

« Les idées que je pro­fesse au sujet de la conscience me font un devoir : Exclure de mon enter­re­ment toute céré­mo­nie cultuelle, quelles qu’en soient la cause ou le pré­texte. Devoir d’honnêteté élé­men­taire. Il convient de ne se don­ner jamais pour autre que l’on n’est.

« J’ai expo­sé la consé­quence tout d’abord ; voi­ci main­te­nant le principe :

« Sa conscience, l’humanité doit la tirer de son propre fonds — et non la faire des­cendre d’un monde d’êtres ima­gi­naires, pro­duits de la peur, qui dégrade ; la conscience, dans l’homme, est son déve­lop­pe­ment moral. Démeu­blons le Ciel, nous lui prê­tons des attri­buts, nous l’emplissons de ver­tus dont nous aurions grand besoin nous-mêmes.

« Secouant le mol oreiller de la foi, la tor­peur, les paresses intel­lec­tuelles, cha­cun devien­drait son seul et meilleur guide, et l’ensemble n’y per­drait rien, au contraire. Car le beau, le bien, res­te­raient la règle, mais obser­vée sans effort, l’un et l’autre ayant pas­sé en nous à l’état d’instinct. Unique chan­ge­ment, nous n’aurions de devoirs qu’envers nous. Sous le rap­port de leur appli­ca­tion, cela est le plus sûr. Le res­pect de soi est le meilleur garant d’une bonne conduite.

« Ain­si pro­gresse, s’éclaire la conscience, ain­si se forme la rai­son. De cela, qui ose­rait nier les avan­tages : le charme, la dou­ceur que la Vie gagne­rait à cet échange ? Ce que l’on nomme aujourd’hui le bon­heur ne donne de ces biens qu’une idée fort éloi­gnée. Intrigues, com­pé­ti­tions, sou­cis, tra­cas, pré­oc­cu­pa­tions viles, et des suc­cès et des revers où la droi­ture subit tou­jours quelque dom­mage, voi­là le sort que nous fait l’organisation pré­sente — une exis­tence que joies et dou­leurs enlai­dissent éga­le­ment. La joie des uns ayant pour contre­par­tie la peine des autres, c’est la carac­té­ris­tique des époques de rapine, de vio­lence, et la nôtre est du nombre… D’aucuns ont de la vie une concep­tion plus haute, aspirent à cette séré­ni­té : Ne plus pac­ti­ser avec l’injustice, res­ter propres, sans nulle souf­france autour de soi dont on se sente direc­te­ment ou indi­rec­te­ment responsable.

« Ces paroles, ai-je besoin de l’ajouter ? sont pro­non­cées en pleine liber­té d’esprit. Quant aux dis­po­si­tions qui en résultent, elles me paraissent, pour l’instant, super­flues ; mais on doit et je veux comp­ter avec l’imprévu.

« Si, donc, le hasard des cir­cons­tances ou des facul­tés fai­blis­santes (sait-on jamais com­ment on fini­ra), avaient pour effet, au der­nier moment, de démen­tir la bonne tenue que j’entends gar­der jusqu’au bout, je sup­plie mes amis de ne point dis­pu­ter un cadavre : l’objet n’en vau­drait pas la peine. Mais il se trou­ve­ra bien quelqu’un pour suivre le cor­tège et, sur ma tombe encore ouverte, lire les lignes qui pré­cèdent et la pro­tes­ta­tion qui va les terminer :

« Si Dieu exis­tait, je le mau­di­rais pour la somme de sot­tises et de crimes qui pèse sur la terre, après cent siècles et plus de reli­gions, toutes pré­ten­dues moralisatrices.

« Impuis­sance ou com­pli­ci­té ? À quoi bon le recher­cher : il n’en convien­drait pas. Le fos­soyeur vit de la mort, le méde­cin de son malade, ceux qui exploitent la cré­du­li­té — en la par­ta­geant peut-être : les habiles ne a sont pas néces­sai­re­ment incroyants — ces habiles ne sau­raient s’accommoder d’un monde bien por­tant, d’une huma­ni­té saine et forte, maî­tresse de sa pen­sée, bon juge de ses actes ».

Ce cri d’une âme dou­lou­reu­se­ment impres­sion­née au spec­tacle des tur­pi­tudes sociales, qui font de l’homme un dan­ge­reux voi­sin pour son sem­blable, ce com­pen­dium de phi­lo­so­phie paci­fique et attris­té, de phi­lo­so­phie liber­taire, il n’est pas un libre pen­seur digne de ce beau nom qui refu­sât de les contre­si­gner. Mon expo­sé, en effet, péche­rait par insuf­fi­sance si je ne le par­ache­vais de ce trait que réclame l’équité :

Au cours des âges. Poli­tique et Reli­gion, par les excès du fana­tisme et de l’intérêt, l’un cou­vrant l’autre, ont déso­lé le genre humain ; la Libre Pen­sée, elle, ne lui coûte pas une larme.

Quel meilleur éloge pour­raient ambi­tion­ner des hommes de bonne volonté ?

Édouard Lapeyre.


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