La Presse Anarchiste

Spectacles Henri Guilac — Les feux de la rampe — Notules — Un film d’art à Ajaccio

Sauf les paroles d’une si dis­crète émo­tion consa­crées par l’équipe du Canard enchaî­né à la dis­pa­ri­tion de son vieux col­la­bo­ra­teur, il ne semble pas que la mort de ce maître char­mant ait beau­coup rete­nu l’attention de nos contem­po­rains, trop occu­pés de la per­pé­tuelle bous­cu­lade qu’ils appellent leur vie ou leur « pen­sée ». C’est déci­dé­ment plus que jamais l’occasion de dire que les humo­ristes sont les seuls gens sérieux, et sen­sibles. Mais peut-être, si l’on n’a point l’honneur d’appartenir à leur famille, faut-il être Fran­çais de l’étranger pour sen­tir à fond toute la tris­tesse d’une telle perte ? Déli­cieux Gui­lac dont, pen­dant tant d’années, les des­sins auront été au nombre des rares richesses qui, de semaine en semaine, nous aidèrent à prendre l’exil en patience. Et main­te­nant qu’il n’est plus, l’on mesure com­bien cer­taine gen­tillesse fran­çaise dont, jusque dans l’irrespect, il fut l’un des der­niers et enchan­teurs repré­sen­tants, va man­quer à l’univers.

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Même quand il s’accompagne d’une part de décep­tion, tout film de Cha­plin est plus qu’une œuvre impor­tante : un grand évé­ne­ment dans notre vie. Pas d’hésitation pos­sible : Lime­light vient au pre­mier rang par­mi les créa­tions, ne disons pas seule­ment de l’écran, mais de l’art d’aujourd’hui. Et cepen­dant l’on peut se deman­der si la dif­fé­rence dans l’accueil réser­vé à cette œuvre en Angle­terre et en France ne vient pas du fait que le public anglais en a for­cé­ment sui­vi tout le dia­logue, le spec­ta­teur du conti­nent ayant au contraire le pri­vi­lège de devoir s’en tenir plus stric­te­ment à l’image. La bana­li­té de la « phi­lo­so­phie » des paroles ne peut que gagner à ne pas être entiè­re­ment com­prise. Mais même l’image seule, il faut bien le dire, laisse per­plexe. Certes, rien de plus admi­ra­ble­ment réglé que l’évocation du vieux Londres, la pan­to­mime, le bal­let, les « numé­ros » de Cha­plin et l’incomparable scène de la mort. Mais moins qu’un film, nous avons ici une série de por­traits de Cha­plin, cha­cun très beau, mais dont la suite reste comme figée, sta­tique (impres­sion que déga­geait aus­si, jadis, « le Cirque »). Peut-être l’hésitation que l’on éprouve à entrer dans le drame vient-elle de la dif­fi­cul­té de croire que ce Cha­plin, si débor­dant de pré­sence, d’intelligence et de génie, est le clown fini qu’il pré­tend incar­ner ? – Le som­met de l’accomplissement, c’est, nous a‑t-il paru, le numé­ro Cha­plin-Bus­ter Kea­ton. Mais com­bien sinistre. Ce pia­no, qui perd ses cordes, cette malé­dic­tion, sous les espèces de l’instrument, d’un monde qui se détraque, c’est notre monde. On songe et à Kaf­ka et aux catas­trophes qui nous guettent. Dans le film, tou­te­fois, cela demeure un pres­ti­gieux, et cor­ro­sif, mor­ceau d’anthologie.

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On parle beau­coup d’un flé­chis­se­ment du film fran­çais, et ce ne sont évi­dem­ment pas deux comé­dies légères comme Coif­feur pour dames et Ado­rables créa­tures qui peuvent pré­tendre à en res­ti­tuer les qua­li­tés les plus hautes. Au reste n’y pré­tendent-elles aucu­ne­ment. Mais l’intelligente grâce de Fer­nan­del dans la pre­mière, l’excellence, dans la seconde, du dia­logue, de Fran­çois Per­rier et de ses par­te­naires fémi­nins (jamais Edwige Feuillère ni Danièle Dar­rieux n’ont été meilleures) sont bien agréables. Et quoiqu’il soit de mode de mépri­ser un peu et même beau­coup ce qui, tout bon­ne­ment, peut plaire, sans rien de bas ni cou­page de che­veux en quatre, l’on se dit que le dixième des qua­li­tés de ces deux œuvres mineures suf­fi­raient ample­ment à rendre quelque vie aux fabri­ca­tions hol­ly­woo­diennes, voire même à mettre un tan­ti­net de levain d’esprit dans nombre de films ita­liens des mieux intentionnés.

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Il en fau­drait plus du dixième pour sau­ver un navet aus­si navet que Europe 1951, de ce pauvre Ros­sel­li­ni. Déjà, qu’il emploie désor­mais son talent à s’efforcer de nous per­sua­der de celui de Mme Ingrid Berg­mann, si même on se répète que l’on ne peut pas dis­cu­ter des sen­ti­ments et qu’ils sont tous res­pec­tables, il y a des minutes où, au risque d’être impo­li, le spec­ta­teur ose presque s’avouer ce qu’il en pense. Des minutes qui s’additionnent tout au long de la pro­jec­tion, hélas ! Mais outre cela, la pho­to est si amé­ri­cai­ne­ment « propre»… Et puis, nous nous rap­pe­lons le sujet magni­fique que Ros­sel­li­ni était venu un jour sou­mettre à Silone. Nous nous le rap­pe­lons, parce que, à la réflexion, c’est le même. Seule­ment à tel point bana­li­sé qu’on a l’impression, lorsqu’on s’en sou­vient, d’être vic­time d’un phé­no­mène de para­mné­sie. Au fait : puisqu’il est ques­tion de sou­ve­nir, Ros­sel­li­ni, avant de tour­ner Europe 1951, a dû apprendre par cœur « Le monde où l’on s’ennuie ».

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Le beau film ita­lien, en revanche, que Due sol­di di spe­ran­za, de Cas­tel­la­ni. La thèse, si thèse il y a, en est bien ano­dine, certes : si dif­fi­cile que soit la vie lorsque, comme par­tout dans le Sud ita­lien, le tra­vail manque, elle finit par s’arranger. De Dau­det à Pagnol, les « midis » semblent avoir un faible pour la « phi­lo­so­phie » qui consiste à dire : soyons phi­lo­sophes. Avouons que c’est un peu trop éty­mo­lo­gique. Mais devant ces Deux sous d’espoir, ce qu’on s’en moque ! Tout le cli­mat du pays napo­li­tain est là, et son « élo­quence » (mer­veilleux rôle de la Mère), au prix de laquelle les galé­jades de Mar­seille font presque effet de laco­nisme bri­tan­nique. – Ça, c’est du cinéma.

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Umber­to D, de De Sic­ca, manque de peu d’être aus­si un chef‑d’œuvre. Les prises de vues, le per­son­nage de la bonne – admi­rable scène du réveil de la pauvre gosse, enceinte –, le mer­veilleux acteur qui incarne Umber­to, tout cela devrait être inou­bliable. Mal­heu­reu­se­ment, le sen­ti­men­ta­lisme qui, à la dif­fé­rence de ce qu’éprouvèrent bien des bons juges, nous gênait dans Le voleur de bicy­clettes, recouvre un peu trop le tout. Ce n’est plus à Alphonse Dau­det qu’on pense, mais à des écri­vains (?) plus ou moins du Nord : De Ami­cis, voire Hec­tor Malot. Bien sûr, nous sommes injuste. Que l’on veuille bien com­prendre que c’est pour mieux crier casse-cou.

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Casse-cou, c’est ce que nous crions aus­si, après la Manon des sources de Pagnol. Où sont les Angèle d’antan ?

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Il fau­drait bien plus qu’une de ces notules pour digne­ment par­ler du chef‑d’œuvre qu’est La Jeune Folle, d’Yves Allé­gret. D’autres auront déjà mieux dit que nous ne sau­rions taire la qua­li­té incom­pa­rable de l’image et du jeu des acteurs. (Hen­ri Vidal est peut-être encore meilleur que Danièle Delorme, dont on sent que Gigi lui était si natu­relle qu’il ne l’est pas moins qu’elle veuille ten­ter le contraire : les grands rôles noirs ; mais on le sent peut-être encore trop.) Ce qui, dans le film, nous aura le plus frap­pé, c’est que, situé dans ce pays d’Irlande dont nous savons en somme bien peu de chose, il est de ce fait comme la tra­gé­die de la révolte en soi. La lutte des ter­ro­ristes répu­bli­cains, on la suit, on la vit, mais somme toute sans la juger, sans bonne ni mau­vaise conscience. Et c’est ce qui fait que le sujet échappe à la poli­tique, au sens étroit, pour n’être plus que l’évocation, sous les espèces de l’Irlande, de l’atmosphère même de ce temps, – quels que soient les « camps » dont nous puis­sions nous récla­mer. Et cela sans jamais deve­nir épure, à la sou­vent déce­vante façon sar­trienne. Film, si l’on ose dire, essen­tiel­le­ment exis­ten­tiel. Sans prêche aucun. Nulle part cela n’apparaît mieux que dans la jour­née de la Tous­saint : affu­blés de masques, ces enfants espions (ils vou­draient bien tou­cher la prime pro­mise par la police à qui l’aidera à « faire » les ter­ro­ristes) consti­tuent non seule­ment comme un bal­let de l’horreur et de l’abjection inno­cente (voi­sin, sauf ce der­nier trait, des images que nous avons pu voir du Mexique), mais encore, par cela même, l’une des expres­sions mal­heu­reu­se­ment les plus véri­diques de tout ce que l’époque a, peut-être sans remède, de mau­dit. À ce point-là, mon­trer, même ou jus­te­ment sans inten­tion vou­lue, accuse, libère.

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Fin décembre 1952

Halte au ciné, étran­ge­ment ins­truc­tive. Pas par le film de résis­tance, assom­mant, au point que je m’enfuis avant le milieu de la séance. Mais il y avait en avant-pro­gramme un de ces « docu­men­taires d’art » dont les pro­duc­teurs semblent s’ingénier à faire des choses les plus belles une tar­tine d’ennui. D’inspiration bonne presse par-des­sus le mar­ché, et sous pré­texte de van­ter les mer­veilles issues de la foi – le film était sur les vieilles églises de Paris – un com­men­ta­teur à peu près gâteux se gar­ga­ri­sait sur un ton pate­lin de termes tech­niques emprun­tés à l’histoire de l’art, sans jamais prendre le soin de les expli­quer un tant soit peu au mal­heu­reux public du same­di, de jeunes ouvriers sur­tout, venus au ciné­ma pour s’amuser et pas pour entendre une leçon énon­cée dans une espèce de langue morte. Aus­si leur réac­tion de méri­dio­naux spon­ta­nés était-elle des plus natu­relles, et je n’aurais certes pas dû leur en vou­loir de leurs rires épais, ni même de mani­fes­ter leur sen­ti­ment par de grosses blagues pay­sannes. Y com­pris l’amusement appa­rem­ment irré­sis­tible de lan­cer dans la salle de la poudre à éter­nuer… Mais quoi, c’étaient aus­si les vraies mer­veilles de l’art gothique le plus ravis­sant, dont, par l’imbécillité des cinéastes, cette foule d’inconscients se gaus­sait. Jamais peut-être n’avais-je mieux sen­ti la malé­dic­tion, si pro­fon­dé­ment per­çue par Péguy, de ce monde moderne ; jamais plus irré­fu­ta­ble­ment éprou­vé, plus cruel­le­ment pris conscience que tout ce qui fut culture est deve­nu étran­ger aux misé­rables avi­lis par la condi­tion pro­lé­ta­rienne ; que tout ce qui fait, un peu, la valeur de l’homme, pour la plu­part des hommes d’aujourd’hui, a per­du son sens, est deve­nu lettre morte. Nous par­lons de l’homme, de la liber­té, de l’esprit. Mais si l’esprit, la liber­té, l’homme sont morts ? La bêtise fut de tou­jours, et la cruau­té. Mais l’abrutissement, et un abru­tis­se­ment qui sait lire, qui se croit éclai­ré, voi­là bien l’invention de nos siècles, l’affligeant et pitoyable avi­lis­se­ment d’où sur­gissent les insa­ni­tés tota­li­taires, le règne du pseu­do sur toute la ligne, – mise à part la sinistre authen­ti­ci­té des mas­sacres et des camps d’esclaves.

Fina­le­ment, n’en pou­vant plus, je ne pus m’empêcher de crier dans le noir : « Le type parle comme un idiot, c’est vrai, mais au moins regar­dez les pho­tos, elles sont si belles ! »

À Paris, n’importe qui eût com­pris, le der­nier des manœuvres per­çu, fût-ce obs­cu­ré­ment, l’intention, la por­tée de ce rap­pel à un mini­mum de décence.

Là-bas, ces êtres frustes – et en somme plus nature – n’eurent que huées pour accueillir la voix « étran­gère » qui sem­blait prendre le par­ti des emmer­deurs, de toutes ces bille­ve­sées dont il est bien enten­du qu’on ne parle qu’à l’école. Après quoi ce fut un redou­ble­ment de blagues, de cris ani­maux, d’éternuements for­cés. Tant et si bien que je gueu­lai : « Bande de sauvages ! »

Et sans doute y avait-il là-dedans, pour eux, comme une espèce d’argument, dont je ne per­ce­vais point la nature d’ailleurs, car le calme revint, ou presque.

Le film, vrai­ment cri­mi­nel par son exploi­ta­tion des choses les plus valables au ser­vice du seul ennui, s’acheva, et ce fut enfin l’entracte.

J’allais sor­tir fumer une ciga­rette, lorsqu’un petit bon­homme entre deux âges, l’air fort éveillé et par­lant un fran­çais très pari­sien, m’adressa assez vive­ment la parole : « Il y a des choses qui ne sont pas à dire ici, vous savez, mon vieux. “Bande de sau­vages”, – on est sus­cep­tible, dans le pays, et cela peut vou­loir dire que celui qui les traite de sau­vages se prend pour un civi­li­sé. D’où est-ce que vous êtes ? – Bande de sau­vages, je le main­tiens, fis-je, ils n’avaient qu’à ne pas se com­por­ter comme ils ont fait. Quant à la ques­tion de savoir d’où je suis, quelle importance ? »

Ces der­niers mots étaient pro­ba­ble­ment ce qu’il fal­lait dire, car le petit bon­homme fei­gnit de croire que j’avais énon­cé « bande de sau­vages » comme j’aurais dit bande d’abrutis, sans y rien mettre de supé­rio­ri­té conti­nen­tale (et cepen­dant je ne jure­rais pas devant moi-même qu’il n’y avait pas un soup­çon de pari­sia­nisme dans ma sor­tie); il m’expliqua que, né Corse, il vivait depuis vingt ans à Paris, proche la rue Saint-Sau­veur (la rue de mon grand-père, lui confiai-je alors) et qu’il savait qu’il fal­lait tenir compte, dans l’île, d’une espèce de chau­vi­nisme local. Il avait rai­son, en somme. (Que pou­vait-il être ? « En dépla­ce­ment » dans son pays natal depuis deux mois, m’expliqua-t-il. Petit fonc­tion­naire, ou qui sait ? encore un flic, comme tant de Corses ? Pos­sible. En tout cas, pas anti­pa­thique comme homme. Ce qui me ferait quand même pen­ser qu’il n’est pas de la rousse.) Non, il n’avait pas tort, et je me sen­tis quelque peu hon­teux d’avoir méri­té cette leçon. Ah ! que les natio­na­lismes empoi­sonnent donc tout ! (Et cepen­dant le par­ti­cu­la­risme corse n’a rien d’antifrançais, au contraire. Il faut voir leur regard quand, croyant naï­ve­ment leur faire une cour­toi­sie, on leur parle ita­lien : la façon dont ils vous répondent en fran­çais ne laisse aucun doute sur leur volon­té bien arrê­tée de ne pas être confon­dus avec leurs cou­sins de la botte. « Nous ne pou­vons pas les gober », m’a‑t-on dit ; et ça par­tait du cœur.)

J. P. S.


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