Sous cette rubrique, « Témoins » donnera, autant que possible dans chaque numéro, des pages d’écrivains du passé choisies pour leur rapport avec les temps actuels, soit que de telles pages puissent aider à prendre plus profondément conscience du présent, soit que par la vertu propre aux heureux âges (révolus) qui ne connurent ni nos démagogies ni nos propagandes, elles nous remettent sous les yeux ce dont nous sommes peut-être le plus déshabitués : le courage d’appeler les choses par leur nom.
En une époque moins avilie, il était peut-être naturel de penser que l’hypocrisie est un hommage du vice à la vertu. Quant à nous, nous sommes payés pour savoir, puisque nous le voyons oublier chaque jour un peu davantage, que le véritable hommage à rendre au juste et au vrai est dans cette totale absence d’enjolivement qui fait la valeur exemplaire des plus hauts maîtres, et spécialement des maîtres de l’irrespect. Non seulement on nous en conte à jour que veux-tu, mais, petits Jean-Jacques à la manque, nous nous en contons à nous-mêmes à tout propos (fût-ce, comme chez les existentialistes, pour nous noircir, cette autre façon de tricher).
Qu’on lise au contraire les lignes que nous empruntons à Retz, au cours desquelles il raconte certain complot d’assassinat fomenté contre Richelieu. Jamais peut-être n’a‑t-on poussé plus loin la lucidité ni, dans la tranquille indifférence aux valeurs morales et humaines, mieux en fait maintenu leur règne en s’abstenant de les frelater.
Venant de rapporter ses succès galants auprès de la maréchale de la Meilleraye et de la princesse de Guéméné, Retz écrit :
Je conduisais ainsi l’Arsenal et la place Royale (entendons le tendre règne exercé auprès de l’une et l’autre de ces deux grandes dames, dont c’étaient là les domiciles respectifs), et je charmais, par ce doux accord, le chagrin que ma profession ne laissait pas de toujours nourrir dans le fond de mon âme. Il s’en fallut de bien peu qu’il ne sortît de cet enchantement une tempête qui eût fait changer la face à l’Europe, pour peu qu’il eût plu à la destinée d’être de mon avis. M. le cardinal de Richelieu aimait la raillerie, mais il ne la pouvait souffrir ; et toutes les personnes de cette humeur ne l’ont jamais que fort aigre. Il en fit une de cette nature, en plein cercle, à Mme de Guéméné ; et tout le monde remarqua qu’il voulait me désigner. Elle en fut outrée, et moi plus qu’elle ; car enfin il s’était contracté une certaine espèce de ménage entre elle et moi, qui avait souvent du mauvais ménage, mais dont toutefois les intérêts n’étaient pas séparés.
Au même temps, Mme de la Meilleraye plut à M. le Cardinal… Elle m’avait dit le détail des avances qu’il lui avait faites, qui étaient effectivement ridicules ; mais comme il les continua jusques au point de lui faire faire des séjours, de temps même considérable, à Ruel, où il faisait le sien ordinaire, je m’aperçus que la petite cervelle de la demoiselle ne résisterait pas longtemps au brillant de la faveur, et que la jalousie du Maréchal céderait bientôt un peu à son intérêt…
J’étais dans les premiers feux du plaisir, qui, dans la jeunesse, se prennent aisément pour les premiers feux de l’amour, et j’avais trouvé tant de satisfaction à triompher du cardinal de Richelieu… que je me sentis de la rage dans le plus intérieur de mon âme, aussitôt que je reconnus qu’il y avait du changement dans toute la famille. Le mari consentait et désirait que l’on allât très souvent à Ruel ; la femme ne me faisait plus que des confidences qui me paraissaient assez souvent fausses ; enfin la colère de Mme de Guéméné, dont je vous ai dit le sujet ci-dessus, la jalousie que j’eus pour Mme de la Meilleraye, mon aversion pour ma profession, s’unirent ensemble dans un moment fatal, et faillirent à produire un des plus grands et des plus fameux événements de notre siècle… M. le cardinal de Richelieu devait tenir sur les fonts Mademoiselle (la duchesse de Montpensier ; pour ces précisions, comme au reste pour le texte même, nous suivons l’édition de la Pléiade, annotée par Maurice Allem), qui, comme pouvez juger, était baptisée il y avait longtemps ; mais les cérémonies du baptême n’avaient pas été faites. Il devait venir, pour cet effet, au Dôme (sur l’emplacement du pavillon de l’Horloge, aux Tuileries), où Mademoiselle logeait, et le baptême se devait faire dans sa chapelle. La proposition de la Rochepot (ami de Retz, domestique de Monsieur et l’un des conjurés) fut de continuer de faire voir à Monsieur, à tous les moments du jour, la nécessité de se défaire du Cardinal…; qu’il n’y avait donc qu’à s’associer de braves gens qui fussent capables d’une action déterminée ; qu’à poster des relais, sous le prétexte d’un enlèvement, sur le chemin de Sedan ; qu’à exécuter la chose au nom de Monsieur et en sa présence, dans la chapelle, le jour de la cérémonie ; que Monsieur l’avouerait de tout son cœur dès qu’elle serait exécutée, et que nous le mènerions de ce pas sur nos relais à Sedan, dans un intervalle où l’abattement des sous-ministres, joint à la joie que le Roi aurait d’être délivré de son tyran, aurait laissé la cour en état de songer plutôt à le rechercher qu’à le poursuivre. Voilà la vue de la Rochepot, qui n’était nullement impraticable, et je le sentis par l’effet que la possibilité prochaine fit dans mon esprit, tout différent de celui que la simple spéculation y avait produit.
J’avais blâmé, peut-être cent fois, avec la Rochepot, l’inaction de Monsieur et celle de Monsieur le Comte à Amiens (autre complot manqué ; Monsieur le Comte désigne Louis de Bourbon, comte de Soissons). Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont l’avais réveillé moi-même l’idée dans l’esprit de la Rochepot, Je sentis je ne sais quoi qui pouvait être une peur. Je le pris pour un SCRUPULE. (C’est nous qui transcrivons en capitales ; moyen bien épais, et nous en demandons pardon à la mémoire de Retz, – mais quoi, nous le citons pour des modernes.) Je ne sais si je me trompai ; mais enfin l’imagination d’un assassinat d’un prêtre, d’un cardinal me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi… J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril. Nous fîmes nos préparatifs. L’exécution était sûre, le péril était grand pour nous ; mais nous pouvions raisonnablement espérer d’en sortir, parce que la garde de Monsieur, qui était dans le logis, nous eût infailliblement soutenus contre celle du Cardinal, qui ne pouvait être qu’à la porte. La fortune, plus forte que sa garde, le tira de ce pas. Il tomba malade, ou lui ou Mademoiselle, je ne m’en ressouviens pas précisément. La cérémonie fut différée : il n’y eut point d’occasion.