La Presse Anarchiste

Discussion

Deuxième lettre

Mon cher camarade,

Je réponds à votre lettre du 15 juin.

Nous avons ceci de com­mun — et c’est essen­tiel — que nous fai­sons pas­ser avant tout le point de vue de l’é­thique. Mora­li­té d’a­bord ! C’est le titre d’un article que je viens de publier dans l’Idée Libre, et où je m’ef­force de juger les évé­ne­ments d’Algérie.

Vous déplo­rez l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie des pro­lé­taires. Au contraire, je m’en réjouis. Le tra­vail n’est pas actuel­le­ment assez hono­ré, et le capi­tal l’est beau­coup trop.

Ima­gi­nez une socié­té idéale où l’a­nar­chisme serait ins­tau­ré. Vous n’empêcheriez la recherche des amé­lio­ra­tions scien­ti­fiques, et tech­niques que par une dic­ta­ture. Alors, que devien­drait l’anarchisme ?

La morale exige la recherche du bon­heur de toute l’es­pèce humaine.

Pre­nez garde de vous lais­ser entraî­ner par la pro­pa­gande inten­sive anti­com­mu­niste, com­man­dée par les capi­ta­listes. En sup­pri­mant les inter­mé­diaires, en empê­chant la spé­cu­la­tion, en obli­geant cha­cun à tra­vailler, le com­mu­nisme réa­lise un immense progrès.

Nous dési­rons, l’un et l’autre, tou­jours plus de morale. Vous pré­ten­dez l’im­po­ser au com­mu­nisme du dehors. Il fau­drait, pour y arri­ver, pré­sen­ter l’exemple d’un pays anar­chiste pros­père, à la tête du pro­grès scien­ti­fique et artis­tique. Or, il n’y en a aucun.

Je crois plus effi­cace d’a­gir de l’in­té­rieur. Au sein du C.E.R.M., je ne ménage pas mes cri­tiques. Elles visent prin­ci­pa­le­ment le carac­tère oppor­tu­niste du maté­ria­lisme dia­lec­tique, alors qu’il serait plus franc de prô­ner le maté­ria­lisme scien­ti­fique, auquel je suis for­te­ment atta­ché. Mora­li­té d’a­bord ! Com­porte : véri­té d’abord !

Croyez, mon cher cama­rade, à mes sen­ti­ments bien cordiaux.

F. Michaud

Réponse

Mon cher camarade,

Si vous connais­siez le mou­ve­ment com­mu­niste, le par­ti com­mu­niste, le régime dit « com­mu­niste » de l’in­té­rieur, votre mot d’ordre « mora­li­té d’a­bord », que je par­tage entiè­re­ment en m’obs­ti­nant à l’é­le­ver au niveau de l’é­thique, vous obli­ge­rait à rompre avec ce que vous défen­dez, et à le dénon­cer par sou­ci d’honnêteté.

Je m’ex­cuse de vous dire que c’est une naï­ve­té de votre part que sup­po­ser, ou insi­nuer, que notre posi­tion anti­com­mu­niste, au sens qu’on donne main­te­nant à ce mot, vient « de la pro­pa­gande inten­sive com­man­dée par les capi­ta­listes ». Vrai­ment, ce rai­son­ne­ment, lan­cé depuis 1918 contre tous les révo­lu­tion­naires enne­mis de la dic­ta­ture de fer et de sang implan­tée par Lénine, Trots­ki, Dzer­jins­ki et autres, est par trop facile.

Pour moi, fils d’un com­mu­nard, et qui lutte depuis plus d’un demi-siècle, qui ai connu les pri­sons de France, d’Al­le­magne, d’Es­pagne, les per­sé­cu­tions, l’exil, etc., qui arrive à soixante-huit ans sans avoir jamais relâ­ché mon effort de lut­teur, et qui mour­rai sans avoir ces­sé de com­battre, mal­gré tous les déboires que connaît celui qui se donne vrai­ment à la lutte, cette pro­pa­gande n’a pas été, n’est pas la cause de mon atti­tude. Je suis allé en Rus­sie en 1921, quand il fal­lait tra­ver­ser les fron­tières avec les chiens poli­ciers aux trousses, et pour­sui­vi par les doua­niers qui vous tiraient des­sus. J’y allais comme délé­gué de la C.N.T. espa­gnole, pour la consti­tu­tion de l’In­ter­na­tio­nale syn­di­cale rouge, et pour col­la­bo­rer avec des révo­lu­tion­naires. Vous voyez que cela remonte loin. Et j’y ai vu pré­ci­sé­ment tant de men­songes, de cynisme, de calom­nies contre les autres révo­lu­tion­naires, un tel régime tota­li­ta­riste, qui employait les poli­ciers du tza­risme pour se consti­tuer, de telles per­sé­cu­tions contre des hommes, et des femmes, tout aus­si par­ti­sans du socia­lisme véri­table que Lénine et ses amis, et qui, après avoir été libé­rés des bagnes tza­ristes par la révo­lu­tion de février, furent à nou­veau empri­son­nés par le régime « com­mu­niste », ou le gou­ver­ne­ment « com­mu­niste », si vous pré­fé­rez, et mou­rurent en Sibé­rie ou dans les camps de concen­tra­tion appe­lés iso­la­teurs… J’y ai vu tant de choses que je ne pou­vais me faire illu­sion sur ce qui devait venir par la suite. Ce qui est venu, ç’a été le sta­li­nisme, et tout au long de la domi­na­tion de Sta­line, main­te­nant dénon­cée par Khrout­chev, des mil­liers et des mil­liers d’in­tel­lec­tuels comme vous, des jour­na­listes, des voya­geurs, même l’ar­che­vêque de Can­tor­bé­ry ont répé­té ce que vous dites maintenant.

Mais le fait que des mil­liers d’hommes, et de femmes, qui ont appar­te­nu au par­ti com­mu­niste, que des mil­liers de révo­lu­tion­naires de dif­fé­rentes ten­dances, que bien des socia­listes hon­nêtes aient réagi et dénon­cé ce que je vous signale ne suf­fit donc pas à vous faire réfléchir ?

Qu’im­portent les « mots » les for­mules devant la réa­li­té ? Aujourd’­hui tout le monde « honore » ver­ba­le­ment le tra­vail. Ce qui n’empêche pas de l’ex­ploi­ter. Ceux qui gagnent cin­quante fois plus qu’un tra­vailleur de base en U.R.S.S. l’«honorent » aus­si. Il le faut bien, pour exploi­ter le tra­vailleur. Quant à la dis­pa­ri­tion des capi­ta­listes, des inter­mé­diaires, de la spé­cu­la­tion, ce sont des cli­chés sans valeur devant les nou­velles formes d’ex­ploi­ta­tion éta­blies par l’État dit com­mu­niste. Sor­tez des for­mules, exa­mi­nez les faits par l’é­tude sérieuse, non par le rai­son­ne­ment abs­trait ou plus ou moins théo­rique, par la science expé­ri­men­tale non par le « maté­ria­liste dia­lec­tique » que vous repous­sez avec rai­son, car c’est un des ins­tru­ments poli­tiques, jus­ti­fiant toutes les manœuvres mal­propres, selon les lou­voie­ments des maîtres nouveaux.

Natu­rel­le­ment, il n’y a pas eu de pays où l’a­nar­chisme ait triom­phé, comme le bol­che­visme, qui a béné­fi­cié de cir­cons­tances excep­tion­nelles, ce que vous sem­blez igno­rer. Mais il y a eu tout de même la révo­lu­tion espa­gnole où nous avions fait de bien belles choses, et éta­bli — car j’y étais — l’é­ga­li­té éco­no­mique dans la liber­té, là, où nous avons pu domi­ner. Cela a été détruit par les com­mu­nistes, par les bri­gades com­mu­nistes de Lis­ter et du Cam­pe­si­no — un des héros com­mu­nistes qui se sont insur­gés contre le régime quand ils l’ont connu en Rus­sie (avez-vous lu son livre La vie et la mort en U.R.S.S.?).

Véri­té d’a­bord ! D’ac­cord, donc, mon cher cama­rade. Mais pour la trou­ver il faut lire et connaître tous les témoi­gnages, cher­cher pas­sion­né­ment, et ne pas accu­ser ceux qui sont en désac­cord avec vous d’être influen­cés par le capi­ta­lisme. Lisez ceux qui sont au moins aus­si révo­lu­tion­naires que vous, qui ont appar­te­nu au par­ti com­mu­niste pen­dant des dizaines d’an­nées et n’en sont pas sor­tis pour deve­nir capi­ta­listes, ceux qui n’ont pas pen­sé à mener une vie tran­quille d’in­tel­lec­tuels plus ou moins com­blés dans la socié­té capi­ta­liste, mais qui se sont don­nés et se donnent tou­jours. Et qui pleurent de rage devant l’é­chec d’une révo­lu­tion, car qu’au­raient-ils vou­lu de plus que son triomphe, c’est-à-dire le triomphe de l’é­ga­li­té éco­no­mique, la dis­pa­ri­tion de l’in­jus­tice sociale, de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme, de la misère, de l’op­pres­sion, toutes choses pour les­quelles ils avaient lut­té et n’ont pas ces­sé de lutter ?

Bien cor­dia­le­ment vôtre,

G. L.


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