La Presse Anarchiste

La pensée d’Erich Fromm (2)

II

« Une socié­té saine, écrit Erich Fromm, favo­rise les capa­ci­tés de l’homme à aimer son pro­chain, à tra­vailler créa­ti­ve­ment, à déve­lop­per sa rai­son, son objec­ti­vi­té. Une socié­té mal­saine est celle qui crée une hos­ti­li­té mutuelle, de la défiance, qui trans­forme l’homme en ins­tru­ment d’ex­ploi­ta­tion, qui le prive du sens de son indi­vi­dua­li­té. Dans une socié­té saine, per­sonne n’a de puis­sance sur un autre, cha­cun rem­plit ses fonc­tions sur une base de coopé­ra­tion et de soli­da­ri­té, nul ne com­mande à un autre, mais les rap­ports sont fon­dés sur la coopé­ra­tion mutuelle, l’a­mi­tié et les liens natu­rels. Ce genre de rap­ports existe actuel­le­ment entre familles unies ou amis véritables. »

(The Sane Socie­ty, p. 72.)

Vers une société saine

Or, notre socié­té, qui ne favo­rise pas ce que Fromm appelle l’o­rien­ta­tion pro­duc­tive de l’in­di­vi­du, est une socié­té mal­saine. Elle a besoin d’une thé­ra­peu­tique sévère. Nous avons davan­tage besoin d’une renais­sance humaine que d’a­vions et de T.V., écrit-il dans le même livre. Pour arri­ver à une solu­tion, il faut par­tir du fait que la san­té men­tale existe en poten­tia­li­té dans tout indi­vi­du. Croire que la per­ver­sion est inhé­rente à l’homme et qu’il devra être tou­jours domi­né par une auto­ri­té poli­tique, reli­gieuse ou morale, c’est comme si, en jetant des graines dans le désert, on cla­mait qu’elle sont inca­pables de pousser.

Sur quels prin­cipes devrait être fon­dée une socié­té saine ? Ce serait une socié­té où l’homme ne serait pas consi­dé­ré comme un moyen, mais tou­jours comme une fin.

Ce serait une socié­té dans laquelle toutes les acti­vi­tés éco­no­miques et poli­tiques seraient orien­tées vers l’é­pa­nouis­se­ment indi­vi­duel et social afin que l’homme devienne plei­ne­ment humain.

Une telle socié­té devrait per­mettre à l’in­di­vi­du de par­ti­ci­per acti­ve­ment à la vie sociale, tout en le lais­sant maître de sa propre vie.

Au pro­blème de l’in­té­gra­tion de l’homme dans la socié­té, trois solu­tions nous ont été pro­po­sées ces der­nières années :

  1. La solu­tion tota­li­taire (nazisme ou sta­li­nisme) où, pour se diri­ger, l’in­di­vi­du s’en remet à ses supé­rieurs et à l’État. Fon­dée sur la glo­ri­fi­ca­tion dog­ma­tique d’une idéo­lo­gie auto­ri­taire et sur l’in­to­lé­rance, elle a don­né les États poli­ciers les plus impi­toyables de l’his­toire, l’u­ni­vers concen­tra­tion­naire, dans lequel l’homme n’a­vait jamais été aus­si mépri­sé, aus­si humilié ;
  2. La solu­tion du super­ca­pi­ta­lisme amé­ri­cain moderne, appa­rente huma­ni­sa­tion de l’an­cien sys­tème capi­ta­liste, repo­sant sur le prin­cipe que l’homme est fon­da­men­ta­le­ment égoïste et qu’il ne tra­vaille que mû par l’es­prit de com­pé­ti­tion et d’in­té­rêt. En dis­tri­buant au tra­vailleur une par­tie des béné­fices, on tend à faire de lui un petit capi­ta­liste et un par­ti­ci­pant actif du système ;
  3. La solu­tion socia­liste, la seule humaine, du moins, à l’o­ri­gine, mais qui a échoué un peu par­tout. Pourquoi ?

Karl Marx pen­sait que le capi­ta­lisme avait alié­né l’homme et qu’il fal­lait chan­ger le sys­tème. Remar­quons d’ailleurs que le mes­sage de Marx — comme bien d’autres mes­sages por­teurs de véri­té (notam­ment ceux de Boud­dha, de Jésus, des socia­listes anar­chistes) — a été défor­mé par ses pré­ten­dus dis­ciples — Marx voyait dans le socia­lisme « une asso­cia­tion dans laquelle le libre déve­lop­pe­ment de cha­cun serait la condi­tion du libre déve­lop­pe­ment de tous » (Le Capi­tal). Le tra­vail y serait attrayant parce qu’il serait fon­dé sur les besoins pro­fonds de l’in­di­vi­du. Les mar­xistes crurent qu’en socia­li­sant les moyens de pro­duc­tion, en cen­tra­li­sant et en pla­ni­fiant l’é­co­no­mie, on arri­ve­rait à la socié­té socia­liste, dans laquelle l’homme serait éman­ci­pé de toutes les formes d’a­lié­na­tion. Dans une telle socié­té, sans classes, juste et pater­nelle, les choses seraient sou­mises à l’homme et non l’homme aux choses, et cha­cun y vivrait pour être et non pour avoir 1N. de la R. —Nous croyons que notre amie — et qu’elle nous en excuse — inter­prète très géné­reu­se­ment la pen­sée de Marx, qui fut du reste mul­ti­forme..

Mais si Marx eut rai­son de voir le rôle alié­nant des fac­teurs éco­no­miques, il eut le tort de sous-esti­mer dans l’in­di­vi­du les forces psy­cho­lo­giques, et notam­ment les pas­sions et les forces irra­tion­nelles. Le sys­tème sovié­tique a démon­tré qu’il ne suf­fi­sait pas de pla­ni­fier l’é­co­no­mie pour créer une socié­té d’hommes libres. Marx idéa­li­sa le tra­vailleur en croyant que, déli­vré des chaînes éco­no­miques, il devien­drait auto­ma­ti­que­ment bon. De plus, bien que le but du socia­lisme soit la décen­tra­li­sa­tion, Marx pen­sa qu’il fal­lait pro­vi­soi­re­ment un État fort pour arri­ver à la sup­pres­sion de l’État.

Par contre, Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine, Lan­dauer, pré­virent les méfaits des struc­tures hié­rar­chi­sées et auto­ri­taires, du dog­ma­tisme, de la cen­tra­li­sa­tion, de l’État tota­li­taire. Pour ces socia­listes, le pro­blème essen­tiel était de sau­ve­gar­der la liber­té de cha­cun. Une socié­té ne serait socié­té que dans la mesure où cha­cun aurait en même temps le res­pect de sa propre liber­té et le res­pect de la liber­té des autres. Prou­dhon pen­sait qu’a­vec la révo­lu­tion éco­no­mique il fal­lait « une révo­lu­tion inté­grale dans les idées et dans les cœurs » (lettre à Miche­let). Mal­heu­reu­se­ment, l’hu­ma­ni­té n’é­tait sans doute pas assez mure pour com­prendre leur mes­sage, lequel fut éga­le­ment défor­mé dans le sens d’un super-indi­vi­dua­lisme fon­dé sur l’égoïsme.

Plus tard, d’autres socia­lismes, comme le Labour Par­ty en Angle­terre, la S.F.I.O. en France, pen­sèrent qu’ils pour­raient com­battre le capi­ta­lisme et col­la­bo­rer avec lui. On crut qu’il suf­fi­sait d’aug­men­ter le niveau de vie des tra­vailleurs et de leur don­ner un idéal maté­ria­liste pour en faire des hommes libres. On se conten­ta de natio­na­li­ser quelques usines sans sup­pri­mer les tares du sys­tème : la bureau­cra­ti­sa­tion, l’a­lié­na­tion dans le tra­vail. Si bien que, devant l’as­pect inhu­main pris par le socia­lisme en U.R.S.S. et devant les erreurs des par­tis socia­listes, beau­coup de socia­listes sin­cères réagirent en pre­nant des posi­tions erronées :

Cer­tains pen­sèrent qu’il fal­lait avant tout abattre le com­mu­nisme, et aidèrent ou lais­sèrent faire les régimes réac­tion­naires et bel­li­cistes ; d’autres, plus fran­che­ment pes­si­mistes, scep­tiques, ou rési­gnés, aban­don­nèrent la lutte, fai­sant ain­si le jeu des forces réactionnaires.

Si bien qu’à notre époque, alors que le pro­grès tech­nique devrait per­mettre de réa­li­ser les condi­tions maté­rielles néces­saires à la construc­tion d’une socié­té vrai­ment socia­liste, l’homme est mena­cé plus que jamais en tant qu’es­pèce et naître — un socia­lisme huma­niste — fon­dé sur le res­pect de la liber­té humaine et sur la connais­sance des besoins fon­da­men­taux de l’in­di­vi­du, tant maté­riels que psychiques.

Erich Fromm est l’au­teur d’un Mani­feste socia­liste (Let man pre­vail) dont voi­ci, résu­més, quelques-uns des principes :

  1. Tout sys­tème éco­no­mique et social est non seule­ment un sys­tème spé­ci­fique de rela­tions entre les choses et les ins­ti­tu­tions, mais un sys­tème des rela­tions humaines ;
  2. La valeur supé­rieure de tout arran­ge­ment éco­no­mique est l’homme avec ses pos­si­bi­li­tés de rai­son, d’a­mour, de créativité ;
  3. Le socia­lisme huma­niste est fon­dé sur la convic­tion que l’hu­ma­ni­té est une et que tous les hommes sont solidaires ;
  4. Il est oppo­sé à la guerre et à la vio­lence sous toutes ses formes, la paix étant, non seule­ment l’ab­sence de guerre, mais un prin­cipe posi­tif de rela­tions humaines fon­dées sur la libre coopé­ra­tion de tous les hommes pour le bien commun ;
  5. Chaque membre d’une socié­té socia­liste est res­pon­sable non seule­ment de ses conci­toyens, mais des citoyens du monde entier.

Il en résulte que nul ne peut se dés­in­té­res­ser du sort des deux tiers de l’hu­ma­ni­té qui manquent du nécessaire.

De plus, la sup­pres­sion de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, la sup­pres­sion de toutes les forces armées, l’é­ta­blis­se­ment d’une com­mu­nau­té de nations diri­gée par un gou­ver­ne­ment mon­dial 2N. de la R. — Natu­rel­le­ment Erich Fromm, dont on vient de voir qu’il s’ins­pire de Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine et Lan­dauer, ne donne pas au mot « gou­ver­ne­ment » le sens d’au­to­ri­té poli­tique, mais plu­tôt d’ad­mi­nis­tra­tion. Telle est, du moins, notre inter­pré­ta­tion. sont deve­nus nécessaires ;

  1. Toute la pro­duc­tion doit être diri­gée de telle sorte que tous aient une vie digne et libre, et non plus pour le pro­fit de quelques indi­vi­dus ou de quelques sociétés ;
  2. Les besoins maté­riels néces­saires à la vie doivent être satis­faits, mais la consom­ma­tion ne doit pas deve­nir une fin en soi ;
  3. Il faut arri­ver à un maxi­mum de décen­tra­li­sa­tion — com­pa­tible d’ailleurs avec un mini­mum de cen­tra­li­sa­tion dans un but de coor­di­na­tion : ce serait le rôle d’un gou­ver­ne­ment mondial.

C’est l’ac­ti­vi­té volon­taire de chaque citoyen coopé­rant libre­ment qui devrait consti­tuer le méca­nisme cen­tral de toute vie sociale ;

  1. Le prin­cipe de l’au­to­ri­té irra­tion­nelle qui gou­verne nos socié­tés — prin­cipe fon­dé sur la force, l’ex­ploi­ta­tion, la sug­ges­tion et la mani­pu­la­tion des âmes doit être rem­pla­cé — non par une atti­tude de lais­sez-faire, mais par une auto­ri­té ration­nelle de forme nou­velle, fon­dée sur les connais­sances et la compétence ;
  2. Le socia­lisme huma­niste est fon­dé sur l’é­ga­li­té. Ce qui n’im­plique pas que les êtres humains doivent être iden­tiques. Au contraire, tout doit être mis en œuvre pour que cha­cun puisse déve­lop­per plei­ne­ment ses dons et ses talents par­ti­cu­liers, tout comme doivent être déve­lop­pés les talents par­ti­cu­liers à chaque groupe racial, régio­nal, national.

Mathilde Niel

  • 1
    N. de la R. —Nous croyons que notre amie — et qu’elle nous en excuse — inter­prète très géné­reu­se­ment la pen­sée de Marx, qui fut du reste multiforme.
  • 2
    N. de la R. — Natu­rel­le­ment Erich Fromm, dont on vient de voir qu’il s’ins­pire de Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine et Lan­dauer, ne donne pas au mot « gou­ver­ne­ment » le sens d’au­to­ri­té poli­tique, mais plu­tôt d’ad­mi­nis­tra­tion. Telle est, du moins, notre interprétation.

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