La Presse Anarchiste

L’homme et la foule

Je me perds en mon moi aux mille facettes, je me décou­vre chaque jour dif­férent, chaque instant con­tra­dic­toire ; la réac­tion du moment trahissant l’ac­tion passée, je me cherche, crois me trou­ver et chaque fois me décou­vre tout autre.

Je ne puis juger per­son­ne ; je ne vois les autres qu’à tra­vers mon mage, qu’en fonc­tion du « moi » momen­tané, ce « moi » égoïste et cru­el qui aime, juge, con­damne avec une cer­ti­tude, une assur­ance défini­tive, jusqu’à ce qu’une autre facette de ce « moi » tour­bil­lon ne ren­verse cet amour, ce juge­ment, cette con­damna­tion, avec une assur­ance, une cer­ti­tude tout aus­si défini­tive. J’en­gloutis le monde, le trans­forme, le malaxe pour en faire un univers bien à moi — je me l’ap­pro­prie — chaque indi­vidu en fait autant, ain­si cette terre existe en des mil­lions d’ex­em­plaires, cha­cun dif­férent, et elle tourne, s’af­fole, s’ar­rête, bien des fois prête à explos­er de ce bouil­lon­nement d’idées, de cette mul­ti­tude de pen­sées qui la broient.

Au lieu de lut­ter pour s’élever en un com­bat con­tre la nature, con­tre les autres, con­tre soi-même, en un com­bat paci­fique et loy­al, les hommes se saig­nent entre eux, se détru­isent lente­ment, s’asservis­sent les uns aux autres. Le servil­isme des uns, le domin­isme des autres les entraî­nent en un chaos sans fin. Hier l’In­do­chine, la Hon­grie, l’Al­gérie ; aujour­d’hui la Grèce, le Viet­nam, l’Inde même où la non-vio­lence fit pour­tant ses preuves. Qu’il s’agisse de guer­res ou de révo­lu­tions, la notion d’in­di­vidu est bafouée, piét­inée. Pour sauve­g­arder les idées de quelques-uns, les pen­sées de cha­cun sont abolies, déclarées hors la loi, et ces trou­peaux bêlants qui vont aux sanglantes boucheries sans même un sur­saut de révolte, un geste de recul, tuent et meurent avec indif­férence, dans l’indifférence.

Jusqu’où nous mènerons ces mêlées bar­bares ? Des mil­liers de morts ici, des mil­lions là-bas et cette guerre atom­ique prête à tout engloutir, qui plane sur nos têtes, qui con­di­tionne cha­cune de nos pen­sées, qui enferme notre vie en un ter­ri­ble car­can, vien­dra-t-elle, ne vien­dra-t-elle pas ? Abom­inables guer­ri­ers, depuis tou­jours ils empoi­son­nent notre vie, la lais­sent en suspens.

Tuer ou mourir pour une cause est détestable — les idées ne sont rien — mour­rai-je pour celle d’au­jour­d’hui — je veux vivre celle du lende­main. Si je meurs main­tenant, meure aus­si le « moi » de tou­jours, je ne con­damne qu’à l’in­stant, je refuse de tuer mon futur. En ce gouf­fre d’idées incer­taines, j’en veux garder d’im­muables la vie je respecterai ce principe, je l’ai défini­tive­ment acquis — ma vie, l’im­por­tance que je lui accorde a besoin de celle des autres — si tu meurs, je pour­rais mourir aus­si — pour accepter les autres il faut s’ac­cepter soi-même, ma non-vio­lence s’op­pose au sui­cide comme au meurtre. Ce refus de tuer ou de mourir ne peut rester pas­sif. Partout où il y a crime, partout où la mort frappe, mon esprit se révolte.

L’É­tat, le plus mon­strueux des assas­sins, entraîne en des con­flits tou­jours plus meur­tri­ers des mil­lions d“hommes, leur impose la mort.

Cet État destruc­teur, il faut qu’il dis­paraisse. De tout temps, l’in­di­vidu s’est aliéné à la masse et plus les États se récla­ment de la jus­tice, de l’é­gal­ité, plus la lib­erté indi­vidu­elle est inex­is­tante ; la jus­tice, il n’y en a qu’une, celle que les lois imposent. Quant à l’é­gal­ité, cheval de bataille de toutes les démoc­ra­ties, que sig­ni­fie-t-elle, sinon un moyen de plus de nous alién­er notre individualité.

La morale offi­cielle s’in­cruste en chaque homme, le vide de toute sa sub­stance, lui enlève toute réac­tion per­son­nelle. Son image partout réflé­chit l’im­age sem­blable. Robot patri­ote dont le cerveau enreg­istre sans bronch­er les leçons télévisées que lui dis­til­lent jour­nelle­ment ses directeurs de con­science, le mécan­isme est bien huilé, rien ne grince !

  • va vot­er ; il vote
  • marie-toi, fais beau­coup d’en­fants pour peu­pler le pays ; il pro­crée sans compter une progéni­ture qu’il ne peut que mal élever,
  • tra­vaille pour nour­rir ta famille ; il se tue à la tâche
  • achète à crédit, achète ! Le con­fort soulagera ta peine ; il s’en­dette pour la vie.

Et enfin lorsque cet État-vam­pire réclame son sang, il se pré­cip­ite à l’a­bat­toir. Pour jus­ti­fi­er ce sac­ri­fice, on lui dit : regarde cet homme, c’est ton enne­mi ; et il le hait — c’est nor­mal, l’autre en fait autant — ils ont appris la même leçon.

En ce monde où nulle ini­tia­tive n’est lais­sée à l’homme libre, où les con­sciences qui se révoltent sont clouées sur place par un appareil répres­sif phénomé­nal dont on arrivera même à se pass­er lorsque les esprits seront tous bien domes­tiqués, le révolté naturel, pas le révolté comme le chef, comme le par­ti, comme les copains, le révolté de « lui-même » se fait de plus en plus rare.

En ce monde où la vie de tous est main­tenant entre les mains de quelques vieux politi­ciens ou mil­i­taires dépourvus de tout scrupule.

« Qu’ont-ils à faire de la vie des autres, la leur en est à ses derniers sur­sauts, ils ne rêvent que de mourir en apothéose, le beau feu d’ar­ti­fice qu’ils se pré­par­ent, à en faire baver de jalousie ce pau­vre Néron »

En ce monde où l’homme se détru­it petit à petit, froide­ment, incon­sciem­ment, sans même s’en ren­dre bien compte, quel espoir reste-t-il ? Cette sagesse qu’il nous sem­ble avoir acquise, que ne fait-elle d’autres adeptes ? De tout temps, quelques hommes con­scients de l’ab­sur­dité des guer­res, des gou­verne­ments ont con­sacré leur vie à sauve­g­arder l’in­di­vid­u­al­ité de cha­cun, que n’ont-ils fait boule de neige ? — las ! l’ex­em­ple de l’Inde est car­ac­téris­tique : il y a tout juste une généra­tion des mil­lions d’hommes se libéraient du joug colo­nial­iste sans canon, sans généraux, sans viol ni pil­lage. Les fusils tournés con­tre eux rem­plirent leur sale besogne de mort, mais rien n’y fit : la pre­mière révo­lu­tion non vio­lente de l’his­toire tri­om­phait ; que d’e­spoirs, quel exemple !

Cent ans ne sont pas écoulés que ce même peu­ple, aux pre­miers roule­ments de tam­bours, aux pre­miers dis­cours ron­flants, pédants, patri­o­tards de ses glo­rieux chefs, au pas cadencé, part pour le massacre.

Que s’est-il passé, com­ment expli­quer un change­ment si brusque ? Ce peu­ple qui tint si vail­lam­ment tête aux mer­ce­naires anglais, est-ce donc cette foule hargneuse, chi­canant pour des fron­tières dont elle n’a que faire ?

Entre les grappes humaines non vio­lentes qui suivirent Gand­hi et cette foule d’as­sas­sins patri­otes, aucune dif­férence ; les dieux changent, le trou­peau reste le trou­peau, bête, hargneux, mal­léable, fourbe, admirable par­fois selon qu’on lui com­mande. Le berg­er peut être un génie, il peut être aus­si la pire des canailles, il n’en sera pas moins adulé ; en extase, la foule bais­era les mains tour à tour pures et sanglantes, qu’im­porte ! Cette foule réclame un maître, un chef, un dieu ; elle veut ce qu’il veut, elle pense ce qu’il pense, elle fait ce qu’il dit, mais l’homme, l’in­di­vidu, où se cache-t-il par­mi ses sem­blables ? Est-il vidé à ce point de toute réac­tion per­son­nelle ? L’homme est-il aus­si igno­ble, creux, vide que la foule ? Non, je ne puis le croire.

Chaque homme, prit à part, représente une valeur, cette valeur je peux l’ap­préci­er, la détester, qu’im­porte ! Elle est ce qui fait cha­cun de nous ; je suis moi-même, tu es toi-même et nos forces peut-être se heur­tent, peut-être s’ac­cor­dent un temps, peut-être s’ac­cor­dent tou­jours — qu’est-ce que cela peut bien faire ? Si je t’aime tant mieux, si je ne t’aime nous nous tournons le dos, cha­cun suit sa route, il se peut que nous nous croi­sions, en ce cas, ignorons-nous. Pourquoi s’évertuer à tout compliquer ?

Le monde mod­erne, mécan­isé, a trop bien réglé la vie du tra­vailleur, pas une heure il n’est lais­sé à lui-même, il finit par se vider et à la place, lente­ment, s’insin­ue la copie de l’homme type, l’homme de la foule, du troupeau.

Ce lavage de cerveau, de généra­tion en généra­tion, fini­ra par déper­son­nalis­er totale­ment l’in­di­vidu. Aujour­d’hui qu’il est temps encore, que nous ne sommes pas totale­ment intox­iqués, il faut réa­gir, agir, mais com­ment ? Que faire ? Sec­ouer l’in­di­vidu, le sor­tir de sa léthargie demande beau­coup de tra­vail et quel piteux résul­tat. Pour beau­coup d’ef­forts quel mai­gre butin. Dans l’e­sprit de cha­cun, action est suiv­ie de réac­tion, nous voulons bien apporter beau­coup, mais deman­dons en échange. Pour con­cré­tis­er nos idées, il nous est néces­saire d’a­gir, mais il ne faut pas atten­dre grand-chose de nos activ­ités sinon le décourage­ment vient vite, la las­si­tude étouffe rapi­de­ment le pre­mier ent­hou­si­asme. Comme actions, toutes sont bonnes qui ne nuisent à l’in­di­vidu, mais avant tout, ce qu’il faut, c’est se débar­rass­er d’un sec­tarisme si courant chez les anarchistes.

Nos forces si faibles, nous les étouf­fons encore par un éloigne­ment dédaigneux de tout ce qui nous touche de près. L’in­di­vid­u­al­isme forcené, le refus de ce qui n’est pas exacte­ment nous est aus­si nuis­i­ble que l’ac­cep­ta­tion « en bloc ». Cer­taines organ­i­sa­tions, cer­tains hommes, qui ne sont pas anar­chistes, lut­tent pour sauve­g­arder quelques aspects de l’in­di­vid­u­al­ité de cha­cun, du respect des autres. Avec eux, faisons un bout de chemin. Au pre­mier croise­ment dan­gereux, il nous sera tou­jours pos­si­ble de les quitter.

La lutte est sans grand espoir, le résul­tat est sans doute illusoire.

Cette société sans vio­lence et sans État qu’il nous plaît d’imag­in­er, peut-être ne ver­ra-t-elle jamais le jour.

  • Même si la société lib­er­taire n’est qu’u­topie, je n’en reste pas moins anarchiste ;
  • même si l’É­tat doit tou­jours exis­ter sous une forme quel­conque je me révolte con­tre sa tyrannie
  • même si les guer­res jamais ne cessent, je m’op­pose à la violence.

Agir quand même, oui, il le faut, pour soi d’abord, mais aus­si pour que, tou­jours, quelques indi­vidus sur­na­gent, ne se lais­sent noy­er dans les flots calmes de l’imbécillité.

Peut-être suis-je pes­simiste, peut-être que de sur­sauts en sur­sauts l’homme s’éveillera.

Peut-être qu’un jour…

Michel David