La Presse Anarchiste

De l’inaction à l’action

Pour être anar­chiste, et même sim­ple­ment pour être un homme, il faut d’abord se con­naître, con­naître ses réac­tions, ses désirs, ses ambi­tions, trou­ver la con­cep­tion du monde qui con­vi­enne et les moyens pra­tiques d’y par­venir… Pour cela l’in­tro­spec­tion est indis­pens­able, la dis­cus­sion, tant orale qu’écrite, est néces­saire, mais il arrive un moment où l’on ressent le besoin d’a­gir, de con­cré­tis­er ses idées, de se prou­ver qu’elles ne sont pas seule­ment réflex­ions intel­lectuelles et spécu­la­tives pro­pres à sat­is­faire l’imag­i­na­tion, mais peu­vent être appliquées val­able­ment et con­venir à d’autres qu’à soi-même.

Mais que se pro­pose alors le mou­ve­ment lib­er­taire ? Unique­ment un tra­vail de pro­pa­gande : col­lage d’af­fich­es (ayant quelque­fois un rap­port avec l’ac­tu­al­ité), vente de jour­naux, man­i­fes­ta­tions du sou­venir et autres anniver­saires, quelques galas et con­férences, autrement dit un tra­vail néces­saire certes, mais rou­tinier, ingrat et n’ayant pas de prise directe sur l’événement.

Lorsque cet effort de pro­pa­gande porte ses fruits et que des nou­veaux vien­nent au mou­ve­ment lib­er­taire, que leur pro­pose-t-on comme action ? Rien, si ce n’est ce tra­vail de propagande.

Et les nou­veaux, insat­is­faits de ce vide, en arrivent très vite à penser que les idées libertaires
sont bien belles, idéales même, mais que non applic­a­bles elles ne sont qu’u­topiques et non viables… et de s’en aller, imprégnés tout de même d’un peu d’e­sprit lib­er­taire, vers des mou­ve­ments plus act­ifs, même si cette activ­ité n’est que fac­tice, ne relève que de l’ag­i­ta­tion pour l’ag­i­ta­tion et n’est presque essen­tielle­ment tournée vers le réformisme et le par­lemen­tarisme… ou bien ils se ren­fer­ment dans leur tour d’ivoire…

De quoi relève cette inca­pac­ité d’a­gir ? C’est assez dif­fi­cile à définir, mais je dis­cerne dif­férentes caus­es : un cer­tain mono­lithisme de pen­sée qui fait qu’on est plus porté vers le culte des « grands ancêtres » que vers la réflex­ion per­son­nelle, la non-adap­ta­tion aux formes qu’a pris­es la société mod­erne, le fait de juger cette société d’après ce qu’en ont dit les « penseurs » du siè­cle dernier, alors que les formes d’ex­ploita­tion ont changé du tout au tout, qu’elles sont plus souter­raines, déguisées, enrobées qu’il y a cent ans, qu’on ne se heurte plus à l’in­jus­tice et à l’au­torité d’une manière vio­lente, nette, mais que l’É­tat, l’Église et l’ar­mée se sont adap­tés, s’adaptent tous les jours, se ser­vant des décou­vertes de la tech­nique et de la psy­cholo­gie, alors que nous en somme restés au maître des forges, au sabre et au goupil­lon, et qu’il y a main­tenant le directeur salarié et les comités d’en­tre­prise, le prêtre ouvri­er, le statut des objecteurs et le ser­vice nation­al de défense…

Il y a aus­si que, le pro­grès tech­nique aidant, le con­fort s’est instal­lé, ren­dant la sit­u­a­tion matérielle des exploités com­pa­ra­ble, toutes pro­por­tions gardées, à celle des exploiteurs. Les exploités, s’ils trou­vent l’ex­ploita­tion anor­male, c’est unique­ment que pour la plu­part ils n’aspirent qu’à rem­plac­er leurs exploiteurs, et vive la hiérarchie !

Et ce n’est pas en allant dans un groupe une fois par semaine que le « mil­i­tant » anar­chiste est prêt à renon­cer à son con­fort matériel, à sa petite vie douil­lette, à sa sécu­rité en se lançant dans des actions qui ne peu­vent lui val­oir que des emmerde­ments, si ce n’est l’emprisonnement.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en pro­posant aux anar­chistes de « se con­tenter du rôle d’ap­point » aux « marx­istes », comme l’a fait Lucien Gre­laud dans son « Plaidoy­er pour une nou­velle méth­ode » (« A. et N.-V » n° 2), que nous allons les remuer.

En effet, si les marx­istes ont, sem­ble-t-il, le même but final que nous, les moyens d’y par­venir sont diamé­trale­ment opposés : cen­tral­isme, dic­tature du pro­lé­tari­at con­crétisée dans l’É­tat bureau­cra­tique, par­ti unique, néga­tion de l’in­di­vidu au prof­it de la masse et des intérêts supérieurs de la « Révo­lu­tion » ; ces moyens étant la néga­tion même de cette société future ne peu­vent for­cé­ment pas y conduire.

Les marx­istes l’ont en effet bien prou­vé, car partout où ils ont pris le pou­voir, et même ailleurs, ils ont élim­iné physique­ment ceux qui sont des révo­lu­tion­naires authen­tiques et non des dic­ta­teurs en puis­sance ; et nos cama­rades morts par mil­liers démentent formelle­ment qu’« il n’y a pas actuelle­ment d’an­tag­o­nisme majeur entre marx­istes et anar­chistes, si ce n’est sur le papi­er et dans les mots ».

Que les marx­istes aient un jour le pou­voir dans ce pays et Gre­laud aura tout le loisir d’en méditer la valeur au fond d’un cachot ou devant un pelo­ton d’exécution.

Je sais bien qu’il existe des marx­istes qui, effrayés tout de même par la bureau­cratie et la dic­tature poli­cière, se rap­prochent de nos idées, en se jus­ti­fi­ant, si besoin est, par les écrits de jeunesse de Marx, que des syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires marx­isants côtoient des anar­cho-syn­di­cal­istes, qu’il existe des social­istes human­istes même à la S.F.I.O. !

Qu’il soit pos­si­ble d’œu­vr­er quelque­fois avec ces marx­istes-là sur un point pré­cis, con­tre une injus­tice quel­conque, je suis le pre­mier à le recon­naître, mais il ne faut jamais per­dre de vue que pour eux ce n’est qu’une étape, un marchep­ied sur le chemin du pouvoir.

De toute façon, il faut tou­jours garder présent à l’e­sprit le mal effroy­able qu’ont fait au mou­ve­ment lib­er­taire ceux qui ont ten­té, par ouvriérisme, volon­té d’ef­fi­cac­ité à tout prix, une syn­thèse de l’a­n­ar­chisme et du marx­isme : ils ont vite trans­for­mé leur Fédéra­tion com­mu­niste lib­er­taire en une officine d’ag­i­ta­teurs pro­fes­sion­nels, dou­blée d’une organ­i­sa­tion poli­cière par­al­lèle, allant même jusqu’à se présen­ter aux élections.

Ne revendi­quant pas comme les marx­istes le mono­pole de la « vérité », n’é­tant pas par mes­sian­isme his­torique le seul porte-parole et la seule éma­na­tion des exploités, le mou­ve­ment lib­er­taire se doit — et là je rejoins totale­ment Lucien Gre­laud — d’œu­vr­er avec ceux qui, bien que ne se récla­mant pas de l’a­n­ar­chisme et ne con­tes­tant pas glob­ale­ment la société, se con­sacrent à des prob­lèmes bien par­ti­c­uliers, tels le plan­ning famil­ial, le désarme­ment nucléaire, etc.

C’est ce que nous faisons déjà les uns et les autres dans la mesure de nos pos­si­bil­ités. mais nom­bre de cama­rades s’y refusent, jugeant ces mou­ve­ments du haut de leur petite révolte, plus attachés à la let­tre qu’à l’e­sprit du mou­ve­ment lib­er­taire, sclérosés dans leurs « ismes ».

En effet, si les anar­chistes n’ont plus d’ac­tion spé­ci­fique, ni d’ac­tion orig­i­nale adap­tée à l’évo­lu­tion de la société et des esprits, il n’en reste pas moins que les idées lib­er­taires ont pénétré large­ment dans dif­férentes couch­es de la société et se sont petit à petit imposées dans dif­férents domaines : sex­u­al­ité, con­trôle des nais­sances, non-patri­o­tisme et anti­mil­i­tarisme, un cer­tain antipar­lemen­tarisme, con­di­tion fémi­nine, etc.

Ce n’est pas au nom­bre de mil­i­tants, aux effec­tifs qu’on peut juger de l’im­por­tance, de la force des idées lib­er­taires, et ce n’est pas en ressas­sant les idées des « grands ancêtres » ni en procla­mant la révo­lu­tion pour demain que l’on récupér­era les mil­i­tants qui se sont écartés du mou­ve­ment et que l’on touchera les généra­tions nouvelles…

Il faut leur pro­pos­er notre con­cep­tion du monde — dont l’e­sprit n’a pas changé depuis un siè­cle — avec une for­mu­la­tion mod­erne ain­si qu’une action adap­tée dans ses méth­odes et dans son objec­tif à la société actuelle.

C’est ce que nous essayons de faire dans cette revue en espérant dégager les modal­ités d’une action spé­ci­fique­ment anar­chiste que nous ne con­cevons pas autrement que non violente.

Michel Teper­nows­ki