La Presse Anarchiste

Masochiste ?

Face à l’im­por­tance de l’empreinte religieuse sur la non-vio­lence, il était évi­dent que les anar­chistes sen­si­bil­isés par la ques­tion recherchent des moti­va­tions dégagées de tout mys­ti­cisme et analy­sent les con­di­tions d’une « non-vio­lence spé­ci­fique­ment anar­chiste ». Et le souci de Laly (voir les précé­dents numéros) de préserv­er sa vie qui est une, lim­itée et sans l’e­spoir de la vie éter­nelle est absol­u­ment logique ; d’au­tant plus que Laly appar­tient à la ten­dance de l’a­n­ar­chisme qui a le plus insisté sur le « vivre sa vie », le présen­téisme : l’in­di­vid­u­al­isme anarchiste.

Mais l’in­di­vid­u­al­isme farouche n’est pas tout l’a­n­ar­chisme, et même l’in­di­vid­u­al­isme n’im­plique pas cette garantie per­ma­nente de ne vouloir rien ris­quer de sa vie ; le dan­ger même est une con­di­tion du plus grand épanouisse­ment de l’individu.

À la lim­ite, cette crainte de l’épreuve serait car­ac­téris­tique d’un cer­tain con­formisme, goû­tant le statu quo de la sécu­rité bour­geoise, lais­sant aux autres la bagarre.

Pour­tant l’ar­gu­ment de Laly mérite atten­tion dans la mesure où il nous garde de trop d’ex­al­ta­tion et nous main­tient la tête un peu plus froide. Mais, d’autre part, la lutte vio­lente ou non vio­lente est néces­saire ; vio­lente ou non vio­lente, la lutte est tou­jours sanc­tion­née d’en­nuis divers, de coups et quelque­fois de la mort. Est-il plus masochiste de lut­ter non vio­lem­ment que vio­lem­ment ? Qui veut bien se charg­er d’ad­di­tion­ner les souf­frances et les morts ?

Il y a incom­pat­i­bil­ité entre l’ac­tion non vio­lente et le désir de ne rien ris­quer : Laly peut-il penser que Lecoin jeû­nant à mort pour le statut des objecteurs de con­science avait prévu sa « lim­ite de sécu­rité » ? Ce serait une offense gra­tu­ite. Lecoin était prêt à mourir ; le gou­verne­ment en avait pleine­ment con­science et n’y tenait pas, aus­si a‑t-il cédé.

Je suiv­rais pour­tant Laly s’il dis­ait que l’on peut s’en­gager à des degrés dif­férents : nous ne sommes pas tou­jours prêts à mourir, prêts à subir la prison, fût-ce pour un jour. Nous ne nous sen­tons pas tou­jours con­cernés, à tort ou à rai­son. Et les risques que l’on choisit sont à la mesure du courage, fonc­tion de la cause et du moment. Il faut que les choses soient bien nettes, et je refuserais de m’en­gager avec un com­pagnon que je saurais prêt à lâch­er prise au moment le plus dif­fi­cile qui serait « sa lim­ite de sécurité ».

Que Lely ne pense pas tromper l’ad­ver­saire (ici le gou­verne­ment) sur ce point, celui-ci lui lais­sera pass­er sa lim­ite de sécu­rité et bien au-delà. Comp­tons plus sur la ténac­ité que sur la ruse pour vain­cre. Il faut savoir que la non-vio­lence demande un engage­ment qui, je le répète, peut se situer à des degrés divers.

Quant au masochisme de Lan­za del Vas­to, c’est une mau­vaise polémique. S’il nous fal­lait l’at­ta­quer nous le pour­rions en stig­ma­ti­sant l’Église catholique dans ce qu’elle a de réac­tion­naire, d’au­tori­taire et de vio­lent, mais il y a des chances pour qu’il soit d’ac­cord avec nous sur plus d’un point, et des plus importants.

Alors ?…

S’il faut met­tre en cause la non-vio­lence, c’est sur son effi­cac­ité et si l’on tient à dégager une spé­ci­ficité lib­er­taire n’y a‑t-il pas suff­isam­ment d’autres ressources dans l’u­ni­ver­sal­ité de l’a­n­ar­chisme ? Sinon je deman­derais si l’on peut, écrasés entre le total­i­tarisme com­mu­niste et le cap­i­tal­isme, envis­ager encore d’a­gir sans être masochistes : nous avons tou­jours été vaincus.

André Bernard