La Presse Anarchiste

Une analyse de la situation

Ban the bomb ! Oui, mais…

Au ras­sem­ble­ment de Sceaux (avril 1964), il y avait plus de 100 000 mani­fes­tants. Les marches de la paix, en France, en 1965, ont grou­pé cha­cune en moyenne 300 per­sonnes (1 000 au maxi­mum)! En dehors de consi­dé­ra­tions intel­lec­tuelles, aurait-on une prise réelle sur le pro­blème atomique ?

L’actualité ato­mique, après Mar­coule, Pier­re­latte et Cie, en est à la haute Pro­vence. Essayons de voir ce qu’il en est, et si l’on peut en tirer un ensei­gne­ment. Il s’agira donc de faire l’analyse d’une situa­tion don­née : connais­sance des faits d’une part, ana­lyse cri­tique d’autre part, l’étude cédant par­fois le pas à la recherche.

Le pla­teau d’Albion est sis en haute Pro­vence, à che­val sur les dépar­te­ments du Vau­cluse, des Basses-Alpes et de la Drôme, à l’intérieur d’un tri­angle joi­gnant Apt, Sis­te­ron et Buis-les-Baron­nies. C’est là que le gou­ver­ne­ment fran­çais a déci­dé d’établir une base de fusées nucléaires.

Situation

Il s’agit d’un pla­teau cal­caire (situé en moyenne à 800 m d’altitude) par­se­mé d’avens : pour cer­tains, il s’agit là d’un avan­tage pour la construc­tion de silos, tan­dis que d’autres s’aventurent à par­ler de fria­bi­li­té de la roche.

Du point de vue de la mise en valeur agri­cole du pla­teau, les res­sources prin­ci­pales pro­viennent de l’élevage (mou­tons, chèvres, pro­duits lai­tiers), de la culture des céréales et de la lavande. En fait, l’avenir dépend du regrou­pe­ment des terres, trou­peaux et moyens d’exploitation, dans un but de ren­ta­bi­li­té. Or cette solu­tion coopé­ra­tive se heurte aux expro­pria­tions nécessaires.

D’autre part, un pro­blème vital du pla­teau est l’eau qui manque l’été. Lorsque le per­son­nel sera ins­tal­lé, la ques­tion n’en sera que plus dif­fi­cile à résoudre.

Au bas du pla­teau : Apt, sous-pré­fec­ture du Vau­cluse, petite ville de pro­vince (moins de 10 000 habi­tants), en pleine expan­sion urbaine (maire : ex-dépu­té UNR, et ami per­son­nel de M. Mess­mer, selon le Pro­ven­çal) essen­tiel­le­ment com­mer­çante, d’un niveau de vie petit-bour­geois arri­vé (com­mer­çant), dont l’industrie locale (confi­se­rie, ocres) note un cer­tain déclin. Selon cer­tains, le pro­jet offri­rait bien des avan­tages à la ville, par l’accroissement de la population.

Enfin une der­nière carac­té­ris­tique du lieu a été évo­quée au sujet de ce pro­jet. Bien des semi-per­son­na­li­tés avancent la voca­tion tou­ris­tique, cultu­relle de la région, fai­sant état de son cli­mat excep­tion­nel, de la beau­té et du calme de cet arrière-pays de la Côte d’Azur. En effet, le tou­risme et les rési­dences secon­daires étaient un apport de plus en plus impor­tant à la vie de la région. D’autant plus que, dans le cadre du IVe Plan, un décret en pré­voyait le déve­lop­pe­ment tou­ris­tique (parc fores­tier, tou­risme de détente, centres d’intérêt culturel).

Décisions

Le 15 avril 1965, M. Mess­mer se déplace secrè­te­ment dans la région d’Apt. Il vient « recon­naître une zone pos­sible de résis­tance inté­rieure pro­lon­gée dans le cadre de la défense dépar­te­men­tale du ter­ri­toire ». Des civils, sous pré­texte de rele­vés de cadastre, pénètrent dans les pro­prié­tés. À la suite de réac­tions de la popu­la­tion concer­née, un arrê­té est pris auto­ri­sant les « agents de l’administration mili­taire à péné­trer dans les pro­prié­tés pri­vées, com­mu­nales ou doma­niales, closes ou non closes, à l’exception des mai­sons d’habitation ; à y plan­ter des mâts, jalons, piquets, bornes, repères ; à y fran­chir les murs et autres clô­tures, obs­tacles qui pour­raient entra­ver les opé­ra­tions ; à pra­ti­quer dans ces pro­prié­tés des son­dages, éla­gages et abat­tages d’arbres, de haies et de clô­tures pour accom­plir les levées de plans, tra­cés, nivel­le­ment et autres opé­ra­tions néces­saires à l’étude des pro­jets de défense nationale ».

C’est ain­si que se sont mani­fes­tées les pre­mières indi­ca­tions. Devaient suivre les apai­se­ments offi­ciels. Puis ce fut le tour des certitudes :

« Nous por­tons désor­mais notre effort sur la deuxième et la troi­sième géné­ra­tion. Les fusées à tête nucléaire enfouies dans des silos enter­rés consti­tue­ront dès 1968 la seconde géné­ra­tion. Elles sont défi­nies et leurs essais com­men­ce­ront bien­tôt. Pour le déploie­ment de ces armes, nous avons choi­si en haute Pro­vence une zone mon­ta­gneuse très peu habi­tée, où les tra­vaux d’infrastructure sont entrepris. »

(Décla­ra­tion de M. Mess­mer à l’Assemblée natio­nale lors du vote acquis des cré­dits mili­taires, fin octobre 1965.)

Le Monde du 5 mai 1966 rap­porte la publi­ca­tion d’un décret (JO du 4 mai) décla­rant d’utilité publique les tra­vaux d’implantation de la base, les acqui­si­tions immo­bi­lières néces­saires à l’amélioration des réseaux rou­tiers. Il ajoute : « Les tra­vaux com­men­ce­ront en juin 1966, et cer­tains ter­rains devront être occu­pés par l’armée à cette date. Des pro­po­si­tions d’indemnisation seront adres­sées sous peu aux propriétaires. »

Les projets

Les jour­naux ont publié les infor­ma­tions sui­vantes quant à la nature des pro­jets (Le Monde du 1er mars 1966 les repré­ci­sait à par­tir de la revue de l’armée de l’air : Forces aériennes fran­çaises):

  • Sur le pla­teau d’Albion seront dis­sé­mi­nés 25 silos pour les engins sol-sol. Le « sys­tème d’armes » recou­vri­rait 36 000 ha (sans les occu­per tous).
  • Un silo se com­pose d’un puits ver­ti­cal de lan­ce­ment logé dans la roche. Dans la par­tie supé­rieure, le puits est com­plé­té par une salle d’équipements élec­tro­niques, ne néces­si­tant la pré­sence d’aucun per­son­nel. Il est obtu­ré par un cou­vercle de béton qui est pro­je­té hori­zon­ta­le­ment, juste avant le lan­ce­ment du mis­sile, avec la rapi­di­té d’une explo­sion. À l’extérieur, un trans­for­ma­teur élec­trique, un réseau de fils de fer bar­be­lés et un sys­tème de sur­veillance élec­tro­nique pour en inter­dire l’accès.
  • Un silo occupe 1 à 3 ha. Autour, une zone de 400 m de rayon est frap­pée d’interdiction de construire. L’emplacement des futurs silos est actuel­le­ment indi­qué par les pique­tages et autres repères – cer­tains se trou­ve­raient pas loin de la route. Les silos seront dis­tants les uns des autres de 3 à 5 km « de façon à évi­ter le risque qu’ils ne soient tous anéan­tis au même moment ou qu’un acci­dent sur­ve­nu à un puits se réper­cute aux silos voi­sins ». (Le Monde du 13 octobre 1965.) Peut-être une infor­ma­tion à exploi­ter, car par ailleurs, on cherche à ras­su­rer, on s’imagine avec quelle sauce de paroles.
  • Les silos seront reliés, par groupes de 10 envi­ron, à un poste de com­man­de­ment (un bâti­ment d’habitation exté­rieur, et, sous terre, une salle de contrôle et de com­mande). Le poste de com­man­de­ment abrite le per­son­nel et les équi­pe­ments qui véri­fient en per­ma­nence et à dis­tance, grâce à des câbles (ou autres pro­cé­dés), l’état opé­ra­tion­nel des engins.
  • Le PC géné­ral et les ser­vices com­muns (mess, loge­ments pour hommes en ser­vice) seront amé­na­gés près de Saint-Chris­tol (vil­lage situé sur le pla­teau). « Le Pre­mier ministre a pro­mis que ces (bâti­ments) seraient construits dans le style pro­ven­çal… Les han­gars seront mas­qués par des arbres. » (Le Monde du 1er mars 1966.) Voi­là com­ment on sait répondre aux seules reven­di­ca­tions de tourisme.
  • Un PC sou­ter­rain du type de celui de Taver­ny pour­rait être ins­tal­lé près de Rus­trel (au pied du pla­teau, près d’Apt).
  • Des routes stra­té­giques vont être tra­cées, tout le réseau rema­nié. On parle de pistes pour héli­co­ptères, de ter­rain d’aviation.
  • L’effectif sera vrai­sem­bla­ble­ment de 400 hommes en per­ma­nence, de 1000 à 2000 per­sonnes (mili­taires et ouvriers civils) employées dans la jour­née. La ville d’Apt héber­ge­ra par­ti­cu­liè­re­ment les familles de tech­ni­ciens mili­taires, elle attend envi­ron 3 000 per­sonnes. Elle recherche 75 loge­ments pour juillet 1966 (pour des offi­ciers du Génie, char­gés des pre­miers travaux).
Le contexte

La région devient ain­si un véri­table « com­plexe opérationnel » :

  • Le pla­teau d’Albion se joint à Mar­coule, centre de pro­duc­tion du plu­to­nium ; Pier­re­latte, usine de sépa­ra­tion iso­to­pique ; Cada­rache, centre d’études nucléaires où est expé­ri­men­té un pro­to­type de réac­teur pour sous-marin nucléaire ; Orange-Cari­tat, base de Mirage IV ; entre autres.
  • Le pro­jet se situe éga­le­ment comme appar­te­nant à la deuxième phase d’organisation de la force de frappe. Voi­ci ce qu’en dit Le Monde (13 octobre 1965) à ce sujet :

« Le plan d’armement fran­çais pré­voit trois étapes dans l’organisation de la force de dissuasion :

«“La pre­mière géné­ra­tion” est com­po­sée de 62 appa­reils Mirage IV‑A, qui portent une bombe A de 60 kilo­tonnes envi­ron (3 à 4 fois la puis­sance d’Hiroshima), fabri­quée à l’aide de la matière fis­sile (plu­to­nium) four­nie par les piles de Mar­coule. Cette force com­mence à être opé­ra­tion­nelle et pour­rait durer, sous cette forme, jusqu’en 1971.

«“La deuxième géné­ra­tion” est consti­tuée par la fabri­ca­tion en série, vers 1968, de 50 à 100 mis­siles SSBS (sol-sol balis­tique stra­té­gique) munis d’une ogive nucléaire dont l’explosif (de l’uranium « dopé » d’une puis­sance de 300 kilo­tonnes – soit 15 à 20 fois la puis­sance d’Hiroshima) sera four­ni par l’usine de Pier­re­latte. D’une por­tée moyenne de 3 000 km, le SSBS serait consti­tué de deux étages à poudre du type P‑10 (10 tonnes de pro­per­gol). Ces engins demeu­re­ront opé­ra­tion­nels au moins jusqu’en 1978.

«“La troi­sième géné­ra­tion” est fon­dée sur la mise en ser­vice, entre 1969 et 1973, de trois sous-marins lance-engins, à pro­pul­sion nucléaire, et jau­geant 8 500 tonnes cha­cun. Un sub­mer­sible pour­ra trans­por­ter 16 fusées MSBS (mer-sol balis­tique stra­té­gique) équi­pées d’explosif H, d’une por­tée de 2 500 km. Ces sous-marins seraient opé­ra­tion­nels jusqu’en 1985. »

Les réactions

On sera ame­né à dis­tin­guer les réac­tions d’intellectuels, mou­ve­ments et autres, de celles de la popu­la­tion concernée.

Dans un tract, l’Association pour la sau­ve­garde de la haute Pro­vence note : « Dans les mai­ries de la région “on” vient deman­der com­ment réagit la popu­la­tion : pour­quoi s’inquiéterait-on de l’opinion des habi­tants si tout était si sûr ? »

On connaît, en effet, le fac­teur opi­nion publique et son rôle. Il convient donc éga­le­ment pour nous de le jauger.

Les pre­miers articles de jour­naux par­lant de la ques­tion rap­portent que « l’ensemble est quelque peu inquiet à l’idée de vivre à proxi­mi­té d’un baril de poudre ». Est-ce la réa­li­té ou une idée de journaliste ?

Puis une asso­cia­tion pour la Sau­ve­garde de la haute Pro­vence s’est créée, patron­née par des intel­lec­tuels (citons par­mi les plus connus Hen­ri Bos­co, René Char, Max Pol-Fou­chet, Jean Gio­no, RP Lelong, Charles Vil­drac, etc.).

Sa tâche : pro­pa­gande sous diverses formes, infor­ma­tion, etc.: « faire échec à ce dan­ger ». Des réunions sont orga­ni­sées dans les villages.
Le conseil muni­ci­pal d’un vil­lage concer­né, Lagarde d’Apt, dans une motion, se pro­nonce contre le pro­jet, mais ter­mine : « En consé­quence, le conseil sou­haite que ce pro­jet soit recon­si­dé­ré et que cette implan­ta­tion mili­taire soit repor­tée en un autre lieu. »

Les offi­ciels de la région expriment « l’inquiétude des popu­la­tions » aux offi­ciels-plus-haut. Réponses : apai­se­ments, visites, réunions pour cal­mer et bien enve­lop­per la chose.

D’ailleurs les argu­ments des inquiets sont sur­tout des « argu­ments de papier » : on invoque le tou­risme, on affirme le manque de réa­lisme du pro­jet dans ses concep­tions tech­niques, on met en avant les expro­pria­tions, on parle, mais légè­re­ment encore, de cible ato­mique. Il se forme des syn­di­cats de « défense des expropriés ».

Les réunions d’information dans les vil­lages conti­nuent, les articles de jour­naux se mul­ti­plient. Tout converge main­te­nant vers la pré­pa­ra­tion et la réa­li­sa­tion d’une mani­fes­ta­tion le 14 novembre.

Cepen­dant, entre-temps, on pou­vait lire dans les jour­naux cer­taines inter­views révé­la­trices. Un chas­seur s’inquiète pour les grives. L’un dit : « Finie la tran­quilli­té ! », mais l’autre, bou­lan­ger : « Pour­vu que ça amène du monde ! » Ils phi­lo­sophent aus­si : « Pour le dan­ger, vous savez, s’il y a une guerre, les risques seront les mêmes par­tout. » « Si c’est pour un bien, ça va, si c’est pour un mal, qu’y faire ? » « Pour ou contre ? Je suis bien sûr contre, mais main­te­nant c’est voté ! Il reste à défendre ses inté­rêts. » Car ce « stoï­cisme » suit tou­jours des consi­dé­ra­tions inté­res­sées géné­ra­le­ment d’ordre commercial !

Après des contacts per­son­nels, je peux éga­le­ment ajou­ter les remarques suivantes :

  • Face aux « argu­ments de papier », il y a dupli­ci­té dans les réac­tions : que ce soient les pay­sans du pla­teau ou les com­mer­çants de la ville, par un cer­tain esprit de conser­va­tion, ils les acceptent, mais en fin de compte, il semble que ça les fasse plu­tôt rire (au sens propre du mot), car le pro­jet de base, avec l’arrivée de contin­gents humains, repré­sente pour eux un renou­vel­le­ment d’intérêts.
  • Quant à l’argument péril ato­mique, il sem­ble­rait qu’il puisse accro­cher davan­tage. Contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait croire, parce que pré­sen­té sur le mode sen­ti­men­tal, cet argu­ment retient bien l’attention, mais ne l’arrête pas. Le dan­ger ato­mique prête moins à rire que les ques­tions de tou­risme et autres, mais il ne fait pas le poids à côté de la recherche du fric. À mon avis, il péche­rait par manque de sys­té­ma­ti­sa­tion, parce qu’il ne rentre pas dans un sys­tème de pen­sée et qu’il est énon­cé uni­que­ment sur le mode lyrique. Il y a, je le recon­nais, un côté arbi­traire et gra­tuit dans ce que j’affirme, mais une étude méri­te­rait d’être faite, s’appuyant sur des son­dages d’opinion et sur les pro­cé­dés scien­ti­fiques de connais­sance de l’opinion publique, pour connaître le fin mot de la chose.

En résu­mé, d’une part, pro­tes­ta­tions d’intellectuels ou de ceux qui se sentent nan­tis d’une cer­taine res­pon­sa­bi­li­té – mais, d’autre part, rési­gna­tion, dés­in­té­res­se­ment de la popu­la­tion (ou plu­tôt recherche d’intérêts nouveaux).

La manifestation de Sault

Les réunions d’information débou­chèrent sur la pré­pa­ra­tion publique (mais dans quelle mesure le public y par­ti­ci­pa-t-il?) d’une mani­fes­ta­tion. Bien pré­pa­rée, convo­quée à l’initiative de 21 orga­ni­sa­tions paci­fistes (Mou­ve­ment de la Paix, MCAA, ACNV, etc.), syn­di­cales (CGT, SNI, FEN, etc.) ou poli­tiques de gauche (SFIO, PCF, etc.), auto­ri­sée, elle eut lieu le 14 novembre 1965.

Si, au début, l’argument dan­ger ato­mique était peu avan­cé, il le devint de plus en plus avec l’utilisation d’expressions comme « Pro­vence cible ato­mique », avec une dénon­cia­tion de la force de frappe. C’est ain­si que dans le tract dis­tri­bué lors de la mani­fes­ta­tion, on notait entre autres « nouveautés » :

« Nous nous oppo­sons au pro­jet d’installation de base de fusées, quel que soit le lieu d’implantation. »

Cette mani­fes­ta­tion bien orga­ni­sée consis­tait dans sa pre­mière phase en cara­vanes de voi­tures sur les­quelles étaient col­lées des affiches tout à fait dans le style de cer­taines mani­fes­ta­tions de syn­di­cats. Quelques points de départ des cara­vanes pré­vus sui­vant que les mani­fes­tants pro­ve­naient de telle ou telle région – horaires et ser­vice d’ordre pré­vus – deux pre­miers grands ras­sem­ble­ments : Apt et Car­pen­tras vers les­quels devaient conver­ger toutes les cara­vanes – puis, de là les cara­vanes se dirigent vers Sault, gros bourg sis au pied du mont Ven­toux. Là, par­quées dans le stade muni­ci­pal, plu­sieurs mil­liers de per­sonnes se sont far­ci quelques dis­cours pro­non­cés par les « per­son­na­li­tés » du haut de leur tri­bune, avant d’«adopter une réso­lu­tion à l’unanimité» ; une gerbe était ensuite dépo­sée au monu­ment com­mé­mo­ra­tif de la Résistance !

Un exemple : M. Jules Moch, pré­sident natio­nal du Comi­té contre la Force de frappe, ter­mi­na son allo­cu­tion par : « Si de Gaulle est bat­tu, c’est la fin de la force de frappe. Je vous demande donc de tirer la leçon poli­tique de tout cela. Nous devons mettre de Gaulle en échec le 5 décembre. »

Voi­là enfin le vrai visage de cette mani­fes­ta­tion : une occa­sion unique pour la pro­pa­gande élec­to­rale. Il est vrai que toute pro­tes­ta­tion, toute dénon­cia­tion d’injustice s’inscrit géné­ra­le­ment dans un cadre poli­tique, et la ques­tion de la force de frappe est loin d’y échap­per ; mais il y a la manière et l’intention.

D’autant plus que, après le 14 novembre, où sont pas­sés tous les gueu­lards ? Qui a conti­nué à pro­tes­ter ? Les articles de jour­naux jusqu’alors abon­dants, ont brus­que­ment décru en nombre au point de n’être plus qu’occasionnels.

Une défec­tion géné­rale sui­vait donc cette ten­ta­tive de mise en condi­tion d’une masse. Ce qui n’a fait que ren­for­cer, d’une part sa rési­gna­tion et, d’autre part la sen­sa­tion que le dan­ger ato­mique est une spé­cu­la­tion intel­lec­tuelle (et par consé­quent, qui les dépasse) et que ces intel­lec­tuels sont de fou­tus bavards.

Action civique non violente

Tan­dis que cette démis­sion s’avérait de plus en plus évi­dente, le groupe d’Action civique non vio­lente d’Avignon contac­ta l’Association pour la Sau­ve­garde de la haute Pro­vence et le MCAA pour par­ti­ci­per à une série de mani­fes­ta­tions dès le début de décembre.

Chaque dimanche matin, envi­ron 2 voi­tures devaient se rendre dans un ou deux vil­lages. Le but de ces mani­fes­ta­tions de quelques per­sonnes avec « cha­subles » était d’«alerter les habi­tants et essayer d’entrer en contact avec eux ». Il était éga­le­ment pré­vu plu­sieurs pos­si­bi­li­tés de mani­fes­ta­tion silen­cieuse devant la sous-pré­fec­ture d’Apt.

Mal­heu­reu­se­ment, bien des erreurs d’organisation devaient être commises.

Les contacts avec les per­sonnes inté­res­sées par les mani­fes­ta­tions n’étaient peut-être pas assez recher­chés et par­fois mal com­bi­nés ; les consignes, pas assez étu­diées (il est vrai que lorsqu’il a été sug­gé­ré de voir les consignes vis-à-vis de la police, une per­sonne se serait écriée, décla­rant qu’elle ne vou­lait pas entendre par­ler de cela et avoir affaire à elle!). Pré­ci­sons éga­le­ment que toutes les orga­ni­sa­tions par­ti­ci­pantes à Sault ont été plu­sieurs fois contac­tées par lettres, sans suc­cès – ce qui appuie­rait la conclu­sion du cha­pitre précédent.

Une mani­fes­ta­tion était pré­vue pour le dimanche 12 décembre à Apt. Mais, après avoir consul­té les auto­ri­tés, qui leur firent remar­quer que toute mani­fes­ta­tion pen­dant la période élec­to­rale était rigou­reu­se­ment inter­dite, deux ou trois déci­dèrent pour les autres – pris au dépour­vu – d’annuler la mani­fes­ta­tion. De plus, tous les par­ti­ci­pants éven­tuels n’ont pas été pré­ve­nus immé­dia­te­ment. Il y a là, à mon avis, non seule­ment une cer­taine incor­rec­tion, mais peut-être éga­le­ment une fai­blesse de convic­tion ou des incer­ti­tudes – je conçois d’ailleurs de moins en moins le fait d’avertir les auto­ri­tés, car chaque fois que je l’ai vu faire, on reve­nait sur ses ini­tia­tives premières !

Puis cer­tains reçurent une note les aver­tis­sant que la mani­fes­ta­tion annu­lée était repor­tée au lun­di 3 jan­vier 1966, jour de foire à Apt. Mais quelques jours avant, on pou­vait apprendre que la foire était avan­cée au ven­dre­di. La mani­fes­ta­tion eut lieu le lun­di ; il est vrai que le ven­dre­di se trou­vait être le jour où l’exposition iti­né­rante « Péril ato­mique » était pré­sen­tée à Apt (un pan­neau régio­nal était consa­cré à la base stratégique).

L’exposition, mal annon­cée, dura 8 jours dans un ciné­ma qui n’avait pignon que sur ruelle. Les 25 par­ti­ci­pants à la mani­fes­ta­tion cir­cu­lèrent dans la ville, fai­sant des sta­tions devant la sous-pré­fec­ture et la mai­rie. Le lun­di étant un jour où les maga­sins sont par cou­tume presque tous fer­més, l’affluence n’était pas grande (si l’on excepte les quelques gen­darmes accom­pa­gnant les mani­fes­tants!). Un tract fut dis­tri­bué appe­lant notam­ment la popu­la­tion à s’unir aux mani­fes­tants ; com­bien l’ont fait ? – je ne pose pas cette ques­tion pour iro­ni­ser, mais pour rap­pe­ler qu’on ne se pré­oc­cupe jamais assez de l’opinion courante.

Les pro­jets de mani­fes­ta­tion du dimanche matin dans les vil­lages n’ont tou­jours pas abou­ti. Par contre, le groupe de l’ACNV d’Avignon a orga­ni­sé des réunions de quar­tier dans cette ville : dis­cus­sions à domi­cile sur le pro­blème de la force de frappe entre 10 à 20 personnes.

Il a éga­le­ment orga­ni­sé avec le MCAA une mani­fes­ta­tion à Car­pen­tras le ven­dre­di 8 avril. Cette fois-ci la mani­fes­ta­tion était signa­lée aux auto­ri­tés sans leur en deman­der l’autorisation, l’expérience d’Apt ayant por­té conseil. Ce jour-là, il y avait affluence par­mi la popu­la­tion (jour de mar­ché), mais beau­coup moins chez les mani­fes­tants (infor­ma­tion insuf­fi­sante et période de congés): au nombre de 13, ils défi­lèrent et firent plu­sieurs sta­tions, pen­dant 2 heures. Le tract rap­pe­lait l’incident de Palo­ma­rès, actua­li­té effec­ti­ve­ment exploi­table. D’autres pro­jets, d’autres idées courent.

Il y a là de la part de quelques per­sonnes une heu­reuse ini­tia­tive, mais dont l’effet n’est mal­heu­reu­se­ment pas à l’image de leur effort. Il me semble que cela pro­vien­drait d’un manque de sys­té­ma­ti­sa­tion de la ques­tion. On mani­feste parce qu’on est sen­sible à la ques­tion. Mais du plan de la sen­si­bi­li­té est-on pas­sé au plan de l’étude ? A‑t-on appro­fon­di les buts des mani­fes­ta­tions, les pos­si­bi­li­tés pra­tiques, etc. Ain­si une pre­mière ques­tion me vient à l’esprit :

Si ces mani­fes­ta­tions sont néces­saires, sont-elles suf­fi­santes ? De simples et seules mani­fes­ta­tions de quelques per­sonnes arbo­rant sur des cha­subles des slo­gans n’aboutiront pra­ti­que­ment à rien. Il s’agit d’une simple infor­ma­tion, d’un essai de sen­si­bi­li­sa­tion, et non d’une action, qui influe sur les déci­sions et les projets.

Posons le problème

J’ai par­lé de sys­té­ma­ti­sa­tion, et cette pre­mière ten­ta­tive se vou­drait une base ou tout au plus une inci­ta­tion à des ten­ta­tives plus heu­reuses et plus fructueuses.

J’ai essayé de rap­por­ter ici l’ensemble des don­nées essen­tielles du pro­blème : situa­tion (à dif­fé­rents points de vue) d’une part, et réac­tions diverses d’autre part. Cet essai d’analyse cri­tique n’a de sens évi­dem­ment que si l’on en tire des conclu­sions posi­tives. Mais je n’ai pas ici à dres­ser un « plan de bataille », tenant compte de toutes ces don­nées. Je me bor­ne­rai à repor­ter les pre­mières conclu­sions que j’en déduis.

Pragmatisme

On peut, en gros, consi­dé­rer trois buts pra­tiques pour les­quels on manifeste :

  1. Mettre en échec le pro­jet de base stratégique ;
  2. Sen­si­bi­li­ser et infor­mer les gens, leur faire prendre conscience du dan­ger ato­mique, de leur exploitation ;
  3. Se for­mer soi-même par la mani­fes­ta­tion, par l’action (ain­si je consi­dère qu’un des inté­rêts les plus impor­tants des marches de la paix en France est que cela change le « mar­cheur » de son train-train quo­ti­dien, que cela l’entraîne en vue de mani­fes­ta­tions plus ris­quées). Il s’agit donc là de trois cri­tères en fonc­tion des­quels on pour­ra juger de l’utilité des manifestations.

En fait, je consi­dé­re­rai sur­tout le pre­mier, les deux autres étant tou­jours plus ou moins satisfaits.

Pré­ci­sons tout de suite que le pro­blème ne se suf­fit pas de simples don­nées, il lui faut une hypo­thèse : celle de l’engagement.

En effet, exa­mi­nons l’argumentation et les réactions.

L’argumentation

Les oppo­si­tions au pro­jet se sont essen­tiel­le­ment jus­ti­fiées jusqu’à pré­sent par des argu­ments déjà cités et concer­nant notam­ment la réa­li­sa­tion tech­nique (la roche, l’eau, etc.), la mise en valeur éco­no­mique du pla­teau (expro­pria­tions, tou­risme, etc.). Il peut y avoir là en effet des sujets de contes­ta­tion – encore qu’il faille se méfier de ce que l’on avance : ain­si cer­tains ont par­lé de roche friable, ce qui est faux puisque c’est même sa dure­té qui pose­rait des pro­blèmes tech­niques. Quant à cette argu­men­ta­tion s’est ajou­tée celle tou­chant au péril ato­mique, j’ai davan­tage eu l’impression qu’il s’agissait là de spé­cu­la­tions intel­lec­tuelles, de cli­chés habi­tuels plu­tôt que l’émanation d’une convic­tion « sin­cère ». Il sem­ble­rait donc que 1’argumentation manque de soli­di­té, que le fait d’avancer des ques­tions maté­rielles soit une façon d’éluder le vrai pro­blème. Bien sûr, tout cela n’est pas à négli­ger. S’il est bon d’y faire appel, il ne m’apparaît cepen­dant pas valable d’en faire un che­val de bataille. D’abord, ce n’est pas aller au fond des choses ; ensuite, cela peut être sujet à défaillance, vul­né­rable (par exemple : 400 ouvriers d’une usine de Mul­house s’étaient refu­sé à rem­plir leur fiche de ren­sei­gne­ments concer­nant la défense natio­nale, arguant une loi inter­di­sant de don­ner ces ren­sei­gne­ments à une auto­ri­té autre que mili­taire – résul­tat : ce sont les gen­darmes qui sont venus les qué­rir en toute légalité).

Le péril ato­mique, atteinte à l’intégrité de l’individu – le sort des indi­vi­dus dépen­dant arbi­trai­re­ment et auto­ri­tai­re­ment d’un gou­ver­ne­ment et de ce qui le sou­tient – sont là deux prin­cipes à rap­pe­ler et qui seuls devraient moti­ver une nette désapprobation.

C’est le type même de l’argumentation « lyrique », qui, pour nous intel­lec­tuels, semble suf­fire. Cepen­dant, l’exploitation n’est pas la seule chose à com­battre, il y a aus­si la bêtise : il faut en tenir compte et peut-être ne pas se condam­ner à un purisme ridi­cule. C’est pour­quoi je suis ame­né à par­ler de sys­té­ma­ti­sa­tion (que je ne sau­rais d’ailleurs pas encore défi­nir réellement).

Les motions

À la suite du pro­jet de base, il s’est for­mé, dans les vil­lages inté­res­sés, une pléiade de « syn­di­cats de défense », « syn­di­cats de pro­prié­taires », « com­mis­sions exé­cu­tives », « comi­té de vigi­lance », etc. pré­sides par M. …, qui est… Leurs actions : lettres, pro­tes­ta­tions, motions, etc., ou encore « moyens d’action envi­sa­gés » ! Ces actions-là ne satis­font à aucun des trois cri­tères. Tout au plus pour­raient-elles aider des actions visant à mettre en échec le pro­jet. Ce qui n’est pas le cas. Ce qui est plus grave, c’est qu’elles vont à l’encontre des deux der­niers cri­tères. La for­ma­tion indi­vi­duelle en est absente.

De plus, je veux bien pen­ser que cela n’est pas volon­taire, mais il est indé­niable que l’effet immé­diat de telles orga­ni­sa­tions est de rui­ner irré­mé­dia­ble­ment les vel­léi­tés com­ba­tives des habi­tants de la région et de les accu­ler à la rési­gna­tion. Dans le syn­di­ca­lisme actuel, il est dépri­mant de voir cer­tains mili­tants de base se dépen­ser en efforts, sachant que cette ardeur com­ba­tive sera étouf­fée par les struc­tures bureau­cra­tiques, qui les dépouillent de leurs res­pon­sa­bi­li­tés, et sou­vent par l’arrivisme du som­met. Ici, c’est la même chose. Une réunion dans le vil­lage : des bons­hommes pas très aver­tis sur ce qui n’est pas culture des céréales et qui viennent pen­sant qu’ils vont tra­vailler à défendre leurs os – et de l’autre côté de la table, des cra­va­tés qui sortent de leurs ser­viettes un laïus pour le débi­ter et semer l’ennui dans l’assistance ; après quoi, on pond un texte – pas d’objection ? non, alors, adop­té à l’unanimité ! – et le bon­homme rejoint sa turne, débar­ras­sé de ses res­pon­sa­bi­li­tés : M. …, qui est com­pé­tent, s’occupe de l’affaire. Les résul­tats se fai­sant attendre, on en vient à dire : bah ! après tout…

Voi­là com­ment, au lieu d’exploiter la spon­ta­néi­té embryon­naire de la masse, on l’amortit et on la déverse sur de la paperasse.

Je ne vou­drais pas dire que M. … est arri­viste, mais je suis convain­cu que cette réunion lui a ser­vi au moins pour la glo­riole, sinon com­ment une occa­sion de pâture (tout comme la mani­fes­ta­tion de Sault était une occa­sion de pro­pa­gande électorale).

Cli­chés faciles, certes, mais en quelques mots ils résument tout ; ce qui amène à pen­ser que :

  1. La pape­rasse, la mul­ti­pli­ca­tion des struc­tures, la hié­rar­chie, les dif­fé­ren­cia­tions som­met-base, intel­lec­tuels-manuels sont nui­sibles, ayant pour effet d’enterrer les vel­léi­tés de participation ;
  2. Toute orga­ni­sa­tion et toute action doivent être telles que cha­cun y par­ti­cipe effec­ti­ve­ment et direc­te­ment, et prenne l’habitude d’endosser ses propres res­pon­sa­bi­li­tés – de façon à savoir et à res­sen­tir que cha­cun y est pour quelque chose, de façon à trans­for­mer les vel­léi­tés en volontés ;
  3. Nous, intel­lec­tuels, ne devons pas nous prendre au sérieux, nous prendre pour des lea­ders, des têtes pen­santes ou agis­santes, mais plu­tôt recher­cher à faire dis­pa­raître le com­plexe de l’incompétence et de l’incapacité, agir en catalyseur.
La protestation

Des mani­fes­ta­tions paci­fiques, bien gen­tilles, d’un petit nombre de per­sonnes, se pré­sen­tant comme la seule et unique oppo­si­tion, sont sans effet : pour la pos­té­ri­té!… Elles ne peuvent être réel­le­ment effi­caces que si elles accom­pagnent des actes ou actions ayant une por­tée. Donc, actuel­le­ment, seuls les deux der­niers cri­tères sont satisfaits.

La manifestation de masse

La mani­fes­ta­tion de Sault était de masse, mais déna­tu­rée. On pour­rait peut-être envi­sa­ger, pour obte­nir ce but pré­cis : échec du pro­jet, la pres­sion d’une désap­pro­ba­tion mas­sive. Com­ment avoir plu­sieurs mil­liers de per­sonnes dans une mani­fes­ta­tion ? Pour Sault, il a fal­lu aupa­ra­vant orga­ni­ser une longue série de réunions dans les vil­lages, de très nom­breux articles dans les jour­naux… pour exer­cer une pres­sion psy­cho­lo­gique sur la masse – que 21 orga­ni­sa­tions très diverses et plu­sieurs per­sonnes aboient et arborent un panache pour qu’on les suive.

Il se peut que plu­sieurs mani­fes­ta­tions mas­sives exercent une cer­taine pres­sion. Il faut alors que le gou­ver­ne­ment sache très bien qu’il ne s’agit pas d’aboiements de roquets et qu’avec une goutte de patience, les aboie­ments auront le temps de ces­ser. Pour cela il est néces­saire que ces mani­fes­ta­tions accom­pagnent quelques actes « plus forts ». Elles pour­raient satis­faire alors aux trois cri­tères. Ça n’était pas le cas avec Sault : même com­men­taire qu’au sujet des « syn­di­cats de défense ».

Signa­lons que M. San­to­ni, maire d’Apt, se plai­sait à dire : « Sault a été leur apo­gée ; main­te­nant c’est ter­mi­né, ils sont divi­sés. » Cela est au moins vrai­sem­blable et com­pré­hen­sible : il est facile de recon­naître les forts en gueule.

* * * *

C’est pour­quoi il s’agit moins de cher­cher à défi­nir des actes ou actions ori­gi­naux, d’envisager un com­bat, que de se poser le pro­blème de l’engagement d’une manière nette.

L’hypothèse à choisir

À l’échelon indi­vi­duel, un choix s’impose entre les deux possibilités :

  • Le sujet nous tient à cœur et donc nous tenons à agir en consé­quence, c’est-à-dire que nous vou­lons l’échec du projet ;
  • Nous ne vou­lons pas l’échec de ce projet.
    En fait, la dua­li­té est un peu facile. La der­nière solu­tion est à décomposer :
  • Nous ne le vou­lons pas bien que ce soit dans nos possibilités,
  • Nous ne le vou­lons pas parce que cela ne nous est pas possible.

Cette der­nière façon de voir est conce­vable à condi­tion de pou­voir jau­ger la sin­cé­ri­té de celui qui l’énonce. Je conçois que quelqu’un de “ sin­cère ” argu­mente que sa situa­tion maté­rielle ne lui per­mette pas de s’engager dans une telle action, ou encore, par exemple, qu’il ne trouve pas cette lutte suf­fi­sam­ment essentielle.

Là se pose à nou­veau la ques­tion de la sys­té­ma­ti­sa­tion. Il y a là un tra­vail à faire : cher­cher ce qui est essen­tiel. Une pre­mière étude de l’expérience des Anglais, des textes publiés par l’ACNV et le MCAA, etc., concer­nant le pro­blème ato­mique. Une deuxième étude consis­tant à « poli­ti­ser » le sujet, à l’englober dans un sys­tème de pen­sée accep­table par la masse, à le relier aux pro­blèmes poli­tiques ou éco­no­miques et à la ques­tion de la défense natio­nale, en par­ti­cu­lier. Ces quelques idées ne se veulent pas une base solide de tra­vail, car elles partent de cette induc­tion pour beau­coup intui­tive (donc sujette à cau­tion) qui consiste à dire que l’argumentation lyrique, si elle est néces­saire, est insuffisante.

En résu­mé, il s’agit donc, cha­cun ayant pris connais­sance du pro­jet de base stra­té­gique, de se mettre face à son propre degré de sin­cé­ri­té.

Théorie d’une organisation (éléments)

Pour « sim­pli­fier » la chose, je pose l’hypothèse sui­vante : un groupe de per­sonnes déci­dées à faire échec au pro­jet. Je me place ain­si gra­tui­te­ment dans un cas « idéal » non pas pour pro­po­ser quelque chose, mais pour ten­ter une pre­mière fois et à par­tir d’un sujet pré­cis de déce­ler quelques prin­cipes d’organisation et d’action.

Il s’agit d’exercer une pres­sion sur le gou­ver­ne­ment pour le faire reve­nir sur ses décisions.

Les actions

Théo­ri­que­ment, deux manières sont à envi­sa­ger, simul­ta­né­ment si possible :

  • Pres­sion directe, qui peut se faire par une suc­ces­sion d’actions directes – soit à Apt, soit sûr le pla­teau – soit des pro­tes­ta­tions pou­vant prendre des formes plus spec­ta­cu­laires que les simples sta­tion­ne­ments silen­cieux habi­tuels, soit des interventions.
  • Pres­sion indi­recte, par le tru­che­ment de l’opinion publique. Il s’agit de sen­si­bi­li­ser la popu­la­tion et de l’amener à réagir – mais avant tout la connaître cette popu­la­tion. Il sem­ble­rait donc qu’il y ait trois stades à opérer : 
    • L’informer et la sen­si­bi­li­ser par les moyens habi­tuels (réunions d’information ou mieux prises de parole publiques, tracts et affiches, articles de jour­naux, etc.) ou mieux par des mani­fes­ta­tions (marches ou sta­tions silen­cieuses, uti­li­sa­tion de canu­lars et de la déri­sion – déri­sion de la force de frappe ! cf. les méthodes d’Aguigui – faire craindre « phy­si­que­ment » et non pas intel­lec­tuel­le­ment le péril ato­mique – car le « baril de poudre » n’est encore qu’une image de journaliste).
    • L’amener à prendre conscience de ses propres pos­si­bi­li­tés d’action, détruire le mythe des com­pé­tences et du lea­der, et par consé­quent répa­rer les dégâts cau­sés par les pon­deurs de motions.
    • Essayer de l’amener à réagir. Le pro­cé­dé le plus facile est la mani­fes­ta­tion de masse – ce qui peut tou­jours être inté­res­sant, même si elle n’est pas « pure » et que l’on y vient parce qu’il y aura du monde (c’est tou­jours un pre­mier stade) – à condi­tion qu’elle y par­ti­cipe direc­te­ment et que ce ne soit pas une « bonne occa­sion » pour des lea­ders en mal de sujets.
L’organisation

Cette vision théo­rique (puisque hypo­thèse il y a) ne néces­si­te­rait, à mon avis, que la mobi­li­sa­tion d’un petit groupe. Ce comi­té per­ma­nent (ou plu­tôt à action per­ma­nente, ses membres pou­vant se rem­pla­cer, s’il y a cohé­sion dans l’équipe glo­bale) pourrait :

  1. D’abord cher­cher à connaître toutes les orga­ni­sa­tions et tous les indi­vi­dus sus­cep­tibles de mani­fes­ter leur oppo­si­tion (sous quelque forme que ce soit) au pro­jet de base ;
  2. Tout au long de ses actions, cher­cher à connaître l’opinion publique dans la région, et à en suivre l’évolution, en pra­ti­quant des son­dages d’opinion fré­quem­ment répé­tés. Le son­dage d’opinion a un second inté­rêt très impor­tant : c’est qu’il est envers les per­sonnes ques­tion­nées un moyen d’information plus effi­cace que les tra­di­tion­nelles réunions. Dans une réunion en salle, on assiste sans par­ti­ci­per et, au bout d’un moment de laïus ingur­gi­té, on s’ennuie. Il ne fau­drait donc pas en abu­ser ; la prise de parole publique consti­tue déjà un chan­ge­ment et l’on prête plus faci­le­ment l’oreille. Par le son­dage d’opinion, si les ques­tions sont habiles et étu­diées, on amène la per­sonne inter­ro­gée à par­ti­ci­per à la réflexion, à se poser des questions.

Tenant compte de ces don­nées, le comi­té pour­rait orga­ni­ser des mani­fes­ta­tions exi­geantes en matière d’engagement indi­vi­duel, et inci­ter des orga­ni­sa­tions à faire éga­le­ment leurs propres mani­fes­ta­tions. Cette sorte de comi­té de lutte contre le pro­jet de base stra­té­gique (des noms, il est facile d’en trou­ver!) ne serait donc pas un car­tel d’organisations exis­tantes ; il se crée­rait dans ce but pré­cis, serait stric­te­ment indé­pen­dant des orga­ni­sa­tions (poli­tiques, syn­di­cales ou paci­fistes), et son rôle serait donc de cher­cher, de lui-même, à coor­don­ner toutes les actions et à les cata­ly­ser, et d’en cher­cher la mul­ti­pli­ca­tion et la variété.

Conclusion d’un article ou conclusion d’une histoire ?

Comme l’on voit, l’imagination n’est jamais sté­rile ! Pour faire échec au pro­jet, il est néces­saire qu’un groupe d’hommes déci­dés se mobi­lisent. Cela sup­pose beau­coup ; beau­coup trop quand on connaît la léthar­gie de ceux qui pro­fessent des idées « pro­gres­sistes », mais qui sont inté­grés dans le sys­tème jusqu’au cou.

En dehors de cela, des mani­fes­ta­tions non sys­té­ma­tiques sont vouées à la postérité.

Ne pas en conclure pour autant qu’il faille lais­ser tom­ber. « Agir quand même, oui, il le faut, pour soi d’abord, mais aus­si pour que tou­jours quelques indi­vi­dus sur­nagent, ne se laissent noyer dans les flots calmes de l’imbécillité. » (Michel David, A & N‑V, n° 3.) Ne pas en déduire qu’il s’agit de se don­ner bonne conscience. Avant tout, il y a un choix à faire, que l’on peut entre­voir d’une nou­velle manière. Mani­fes­ter pour se don­ner bonne conscience ou mani­fes­ter pour faire échec. Évi­dem­ment, on ne fait que ce que l’on peut – à condi­tion que nos pos­si­bi­li­tés soient envi­sa­gées avec une sin­cé­ri­té intran­si­geante et non pas une sin­cé­ri­té de mise.

Denis Durand


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