La Presse Anarchiste

Qui a peur de la littérature ? L’impossible a passé la porte du sortilège

Leza­ma Lima était un homme énorme. Le soir, quand il se pro­me­nait sur les quais du vieux port de La Havane, il aimait à dire qu’il se devait « à la Médi­ter­ra­née et à son ouver­ture à l’At­lan­tique ». D’autres intel­lec­tuels qui avaient l’ha­bi­tude de se réunir en plein air, devant un débit de café au lait, le regar­daient mar­cher « du pas sûr du mulet au bord de l’a­bîme » que Leza­ma avait chan­té dans un poème. Il y avait quelque chose d’in­fi­ni chez Leza­ma, qui écri­vit un jour dans une lettre : « Je vis dans l’é­ter­ni­té, dans ce qu’il reste lors­qu’on tra­verse le miroir ». Il était asth­ma­tique et dans les moments de crise il y fai­sait réfé­rence avec la for­mule habi­tuelle : « Me voi­ci avec mon gilet mozar­tien sur mon ventre wag­né­rien ». Pour­tant, c’é­tait un grand fumeur de cigares, qui abu­sait aus­si du Dys­pne Inhal, inha­la­tions anti-asth­ma­tiques (deve­nues introu­vables à Cuba dans les années soixante), et un très gros man­geur. Il pou­vait, paraît-il, ingur­gi­ter une quan­ti­té de nour­ri­ture inouïe ; nul plai­sir n’é­tait com­pa­rable pour lui à ceux de la table et de la conver­sa­tion. Il était si gros qu’à sa mort, les employés des pompes funèbres ont dû sor­tir le cer­cueil par la fenêtre.

Sa sœur Eloi­sa nous parle avec nos­tal­gie des « dia­logues de ce Pla­ton qui hale­tait en riant et empor­ta avec lui des ouvrages mer­veilleux, satu­rés d’une sen­sua­li­té baroque débri­dée qui en firent le plus grand par­leur de La Havane en son temps ». Julio Cor­ta­zar (Leza­ma eut, on le ver­ra, des ami­tiés para­doxales) s’é­tonne du verbe de Leza­ma : « En véri­té, il ne m’a­vait pas été don­né de connaître un écri­vain pour qui l’é­cri­ture et la parole fussent à ce point la même chose. »

Bien qu’il n’eût jamais quit­té l’île, excep­té dans sa jeu­nesse pour une dizaine de jours à Mexi­co et pres­qu’au­tant en Jamaïque, Leza­ma était un homme d’une éru­di­tion pro­di­gieuse. Il par­lait avec une égale aisance de l’art roman, de l’an­ti­qui­té grecque, des des­serts vien­nois, de la lit­té­ra­ture chi­noise, de la pein­ture contem­po­raine ou des détours de l’his­toire amé­ri­caine. À sa mort, sa biblio­thèque per­son­nelle comp­tait plus de dix mille volumes. Il fut avec Borges et Octa­vio Paz l’un des plus grand poètes de langue espa­gnole en ce siècle ; et de l’a­vis de Cabre­ra Infante, le plus grand poète que nous ait don­né Cuba. Cin­tio Vitier (un autre ami para­doxal) dit de Leza­ma qu’il fut « le seul poète amé­ri­cain de ce siècle à se sen­tir contem­po­rain des théo­go­nies et des révé­la­tions ». Il se pro­po­sait, à lui seul, de rem­plir un vide de la culture cubaine (« Un siècle d’or, un poème pre­mier que nous n’a­vons pas eu »). En 1939, à vingt-neuf ans, il écri­vait dans une lettre « Il est temps, déjà, de nous enga­ger tous dans une téléo­lo­gie insu­laire, quelque chose de vrai­ment grand et nourrissant ».

Lorsque Leza­ma Lima a com­men­cé à publier dans les années trente, la culture cubaine se scin­dait en deux cou­rants anta­go­niques : « poé­sie pure » et « poé­sie sociale », dont par­ti­ci­pait un cou­rant par­ti­cu­lier, la « poé­sie noire ». Des dif­fé­rentes revues qu’il a diri­gées, signa­lons Ori­genes, publiée de 1944 à 1957 en totale indé­pen­dance de la « bureau­cra­tie cultu­relle » en ces temps de dic­ta­ture mili­taire, ce qui serait impen­sable aujourd’­hui. On peut y lire ces lignes adres­sées aux repré­sen­tants de la culture offi­cielle : « Si nous avons par­cou­ru dix années dans votre indif­fé­rence, ne nous faites pas cadeau, main­te­nant, nous vous en prions, du fruit fétide de votre admi­ra­tion. Nous vous remer­cions, mais nous pré­fé­rons, déci­dé­ment, votre indif­fé­rence. Elle nous a été utile, nous ne sau­rions que faire de votre admi­ra­tion. Nous serions tous confon­dus, puis­qu’il n’y a rien de plus nocif qu’une admi­ra­tion dont la racine est viciée. Vous êtes vita­le­ment inca­pables d’ad­mi­rer. Vous repré­sen­tez le nihil admi­ra­ri, devise des plus vieilles déca­dences. » Ima­gi­nons ce qui se pas­se­rait si ces lignes s’a­dres­saient à Arman­do Hart, à Feman­dez Reta­mar, à Lizan­dro Ote­ro ou à Fidel Cas­tro lui-même !

Leza­ma Lima a appor­té une « nou­velle phy­sique cultu­relle » : comme sa poé­sie, ses idées (il est infi­ni­ment moins connu en tant que pen­seur) sont d’une rare­té fas­ci­nante, sur­tout si l’on consi­dère l’es­prit des années cin­quante. Toute sa pen­sée tient dans l’an­ta­go­nisme entre l’i­dée de cau­sa­li­té et celle d’in­con­di­tion­né. Il se refuse à voir dans l’his­toire, l’art, la pen­sée, la socié­té, une série cau­sale ou un déploie­ment de séries cau­sales. Il y voit « poïe­sis », créa­tion, engen­dre­ment de nou­velles cau­sa­li­tés, ce qui, chez l’homme, est pos­sible par l’i­mage, par l’i­ma­gi­naire. Leza­ma voit dans le déter­mi­nisme un élé­ment satur­nien : la créa­tion qui dévore ses créa­tures ; il dit en revanche que « tout être est être cau­sal, cherche à être cau­sal pour se dif­fé­ren­cier de la suc­ces­sion dans l’in­fi­ni­té ». La plus grande preuve de l’in­con­di­tion­né est l’homme qui, trait d’u­nion entre l’i­mage et la nature, crée la mer­veille, le monde qui lui est propre : « La péné­tra­tion de l’i­mage dans la nature engendre la suma­ture. Dans cette dimen­sion-là, je n’hé­site pas à reprendre la phrase de Pas­cal, qui fut une véri­table révé­la­tion pour moi : « la vraie nature s’é­tant per­due, tout devient nature […]»; la ter­rible force affir­ma­tive de cette phrase m’a déci­dé à mettre l’i­mage à la place de la nature per­due ; ain­si au déter­mi­nisme de la nature, l’homme répond avec le total arbi­traire de l’i­mage. Et devant le pes­si­misme de la nature per­due, l’homme éprouve la joie invin­cible de l’i­mage reconstruite. »

Leza­ma vou­lait que la poïe­sis fût « la plus pure expres­sion du monde » et il croyait que c’é­tait pos­sible par la poé­sie : « Le plus fas­ci­nant, c’est que cette ren­contre, cette lutte pres­qu’en­fouie entre la cau­sa­li­té et l’in­con­di­tion­né nous four­nit un signe où l’homme-cau­sa­li­té […] pénètre dans l’es­pace incon­di­tion­né, par lequel il acquiert un pou­voir condi­tion­nant, un potens, un pos­sible dont il nous reste les cendres, le ves­tige, le sou­ve­nir, dans le signe du poème. Le mer­veilleux de la poé­sie réside dans ce que ce com­bat entre la cau­sa­li­té et l’in­con­di­tion­né peut se dérou­ler et se pro­pa­ger comme l’in­cen­die ». Pour Leza­ma enfin, « il s’a­git de cher­cher une incar­na­tion de la méta­phore et de l’i­mage dans le tem­po­rel-his­to­rique[…]. C’est une obli­ga­tion que d’a­me­ner la poé­sie au laby­rinthe où l’homme enferme et vainc la bête et de cher­cher la vic­toire totale de la poé­sie contre tous les entre­croi­se­ments du chaos. » Fidel Cas­tro venait d’en­trer à la Havane lorsque Leza­ma écri­vit ces lignes : les « entre­croi­se­ments du chaos » se feront encore plus denses par la suite.

 

C’est avec un roman, Para­di­so, que culmine peut-être l’œuvre poé­tique de Leza­ma Lima. Para­di­so raconte la for­ma­tion du poète, com­ment il apprit l’a­mi­tié, l’a­mour et enfin, grâce à son ami Oppia­no Lica­rio — l’I­care, celui qui tente l’im­po­sible — l’in­fi­ni­té, la connais­sance. Pour une grande part, ce roman est auto­bio­gra­phique : « José Cemi [[Le pro­ta­go­niste de Para­di­sio]], c’est et ce n’est pas moi. C’est celui qui cherche la connais­sance à tra­vers l’i­mage, c’est le poète. Oppia­no Lica­rio est celui qui montre la connais­sance pure, le cau­sa­lisme infi­ni de l’E­ros cog­ni­tif. C’est le mythe du loin­tain, de ce que l’on voit dans le monde tibé­tain, où l’in­vi­sible se confond avec le visible, c’est le monde du pro­dige. [Lica­rio] est un Faust amé­ri­cain dévo­ré par une connais­sance infi­nie et une mémoire hyper­tro­phique ». Ce roman, le chef-d’œuvre d’un écri­vain dont le régime cas­triste veut s’ap­pro­prier le pres­tige, est introu­vable à Cuba. Para­di­so y a été publié en 1966 à cinq mille exem­plaires et a ensuite été reti­ré des librai­ries pen­dant trois semaines : la bureau­cra­tie cultu­relle (celle de Cas­tro cette fois-ci) était scan­da­li­sée par cette œuvre qu’elle jugeait dis­sol­vante, por­no­gra­phique, inin­tel­li­gible et, entre autres griefs, « peu révo­lu­tion­naire ». Un chœur d’oies s’est dres­sé, plein de ran­cune et de jalou­sie toni­truante », décla­ra Lezama.

Les pas­sages éro­tiques, d’une sen­sua­li­té rare, et sur­tout ceux d’a­mour homo­sexuel furent évi­dem­ment les cibles pri­vi­lé­giées des fonc­tion­naires de la « culture ». Mais ces pas­sages n’é­taient pas les seuls à faire scan­dale : l’é­cri­ture elle-même et les idées tra­ver­sant le roman trou­blaient les cen­seurs. Quand le pro­blème s’est posé à lui, Cas­tro a vou­lu évi­ter un « cas Pas­ter­nak » : il a auto­ri­sé la vente du livre, mais il en a inter­dit toute réim­pres­sion. En février 1968, le roman était déjà épui­sé. L’é­di­tion mexi­caine, due aux soins de Julio Cor­ta­zar, les édi­tions péru­vienne, argen­tine, fran­çaise et ita­lienne de Para­di­so, ont sui­vi immé­dia­te­ment, mais elles n’é­taient plus à la por­tée du lec­teur cubain. Cin­tio Vitier et Julio Cor­ta­zar, amis de Leza­ma quoique défen­seurs du tota­li­ta­risme cubain, ten­tèrent de sau­ver la face du régime : Vitier, poète qui avait par­ti­ci­pé à Ori­genes, affir­ma que la sai­sie de Para­di­so n’a­vait pas été « un acte de cen­sure du régime, mais résul­tait de l’i­ni­tia­tive d’un petit fonc­tion­naire ; sa réap­pa­ri­tion en librai­rie avait été au contraire déci­dée au plus haut niveau…» Mais quel est ce régime de singes où un « petit fonc­tion­naire » peut faire dis­pa­raître un chef-d’œuvre de l’es­pa­gnol de ce siècle ? Et si Cas­tro vou­lait remé­dier à la situa­tion, pour­quoi le roman n’a-t-il pas été réim­pri­mé ? Cor­ta­zar, plus can­dide, fit un curieux paral­lèle entre Fidel et Gie­rek, le bureau­crate polo­nais, et pro­fi­tant de l’oc­ca­sion, entre lui et Leza­ma : « le roman de Leza­ma est tom­bé, avec d’autres livres, dans un enfer dif­fé­rent, bureau­cra­tique cette fois-ci, dont on a mis du temps à sor­tir. La ran­cune, l’i­gno­rance et la jalou­sie ont levé leur triple tête pour figu­rer un cer­bère idiot aboyant des slo­gans pré­ten­du­ment révo­lu­tion­naires. On l’a accu­sé d’im­mo­ra­li­té et de por­no­gra­phie. Para­di­so est entré dans une sorte de clan­des­ti­ni­té dont il est sor­ti plus brillant et plus révo­lu­tion­naire que jamais, dès que les authen­tiques res­pon­sables de la culture, Fidel Cas­tro en tête, ont redres­sé le gou­ver­nail d’un bateau qui avait été tout près de s’é­chouer dans la médio­cri­té et le confor­misme. On dit que Fidel, inter­ro­gé dans les esca­liers de l’u­ni­ver­si­té par un groupe d’é­tu­diants qui ne com­pre­naient pas pour­quoi on avait arrê­té la vente de Para­di­so, répon­dit qu’il ne com­pre­nait pas grand’­chose dans ce roman, mais qu’il était convain­cu que ce n’é­tait pas un ouvrage contre-révo­lu­tion­naire, avis qui n’é­chap­pa pas aux oreilles de ceux qui l’ac­com­pa­gnaient. Bien que cela m’é­loigne un peu du sujet, je vou­drais dire que cette anec­dote rap­pelle signi­fi­ca­ti­ve­ment un pro­pos de Gie­rek, le diri­geant polo­nais des années soixante-dix, quand il apprit que les jeunes récla­maient une deuxième édi­tion de Rayue­la [[Ouvrage de Lujio Cor­ta­zar.]], au moment où les réim­pres­sions n’é­taient pas auto­ri­sées pour, semble-t-il, éco­no­mi­ser le papier. Cette fois-là, Gie­rek a deman­dé à voir le livre et l’a ren­du en disant “Je ne com­prends rien, mais s’il plaît aux lec­teurs, que l’on fasse une réimpression”».

Si Para­di­so est « plus brillant et plus révo­lu­tion­naire que jamais » (que pen­se­rait Leza­ma de ces qua­li­fi­ca­tifs, au moins dans le sens qu’on leur donne dans l’île cas­triste?), il est aus­si plus introu­vable que jamais. Mais Fidel et Gie­rek ne furent pas les seuls cen­seurs « maxi­mos » en matière lit­té­raire : Para­di­so a été cen­su­ré aus­si dans l’Es­pagne fran­quiste, sous pré­texte de por­no­gra­phie. Leza­ma, décon­cer­té, s’in­ter­ro­geait sur la rai­son de cette inter­dic­tion, la « racine » de son livre étant, selon lui, « indé­nia­ble­ment œucu­mé­nique, catho­lique ». Répon­dant à une lettre de Juan Goy­ti­so­lo où celui-ci indique des œuvres éro­tiques comme sources pos­sibles du hui­tième cha­pitre de Para­di­so, Leza­ma écrit : « Je n’ai jamais lu l’ou­vrage dont vous me par­lez, et je ne pense pas qu’il soit néces­saire pour lire le cha­pitre VIII de voir autre chose que ce qu’on y montre, quelques ver­sets des Lois du Mami et sur­tout le Kama­su­tra (en par­ti­cu­lier le cha­pitre consa­cré à l’Opo­pa­ri­ka, ou union buc­cale) que j’ai lus dans mon enfance et dont m’a mar­qué le sen­suel sou­ve­nir. Les seuls livres por­no­gra­phiques que j’ai lus sont, la Genèse, et Platon ».

Lorsque Cas­tro est entré à La Havane, Leza­ma Lima avait 49 ans ; il était le « sym­bole du poète éso­té­rique » et Ori­gines, sa revue, était consi­dé­rée comme « catho­lique et her­mé­tique », aux dires de Cabre­ra Infante. On lui repro­chait, par exemple, d’a­voir écrit dans un poème : « Naître ici [c’est-à-dire à Cuba] c’est une fête innom­brable ». Il devint la cible pri­vi­lé­giée des écri­vains favo­rables à une lit­té­ra­ture révo­lu­tion­naire. Lunes de la Revo­lu­cion (la revue lit­té­raire diri­gée par Cabre­ra Infante) publia notam­ment un article de Heber­to Padilla (connu par la viru­lence de ses cri­tiques) contre Leza­ma Lima et sa poé­sie. Plu­sieurs années plus tard, Cabre­ra Infante écrit, à pro­pos de cet article : « C’é­tait un acte d’une grande injus­tice, on a jeté sur Leza­ma tout le poids (qui était alors consi­dé­rable) du jour­nal Revo­lu­cion, organe du Mou­ve­ment du 26 juillet : c’est-à-dire, le jour­nal offi­ciel. » Cabre­ra Infante écrit ailleurs : « C’é­tait presque une condam­na­tion offi­cielle, non seule­ment de la per­sonne mais aus­si de l’art poé­tique de Leza­ma. Lorsque je l’ai vue publiée, j’ai eu l’im­pres­sion d’a­voir libé­ré une meute de chiens contre un homme enchaî­né. » Le fait que les pre­mières attaques contre Leza­ma aient été menées par le jour­nal Revo­lu­cion (diri­gé par Car­los Fran­qui) et par son sup­plé­ment lit­té­raire heb­do­ma­daire Lunes de la Revo­lu­cion (diri­gé par Cabre­ra Infante) et en plus que l’ar­ticle ait été écrit par Heber­to Padilla, toutes per­sonnes qui se comptent aujourd’­hui par­mi les prin­ci­paux oppo­sants (en exil) du régime, a été uti­li­sé par les fonc­tion­naires de Cas­tro pour essayer d’in­va­li­der les cri­tiques rela­tives à l’exil inté­rieur que ce der­nier avait impo­sé à Leza­ma. Or, lors des « conver­sa­tions dans la Biblio­thèque Natio­nale », Leza­ma a eu la digni­té de ne par­ler que de la per­ma­nence de la lit­té­ra­ture et de se refu­ser à se faire payer sa « livre de viande oppor­tu­niste » : il aurait été si facile (et payant) pour lui de cri­ti­quer le jour­nal qui l’a­vait si dure­ment atta­qué ! Par ailleurs, Leza­ma a été membre du jury qui a décer­né à Hors du jeu (le livre de poèmes d’He­ber­to Padilla où celui-ci cri­tique le cours de la révo­lu­tion) le prix qui lui valu la publi­ca­tion et fut le point de départ du « cas Padilla ».

Leza­ma Lima salua avec joie la révo­lu­tion. Dans un poème écrit peu après l’en­trée de Fidel à la Havane on peut lire : « Nous mon­trons la plus grande quan­ti­té de lumière que peut mon­trer un peuple sur la terre ». En jan­vier 1960, il écrit : « Une phrase à moi qui est comme le résu­mé de tout ce que j’ai dit, me revient à l’es­prit : l’im­pos­sible, lors­qu’il agit sur le pos­sible, engendre un potens, qui est le pos­sible dans l’in­fi­ni­té. Le cubain a acquis main­te­nant cette pos­si­bi­li­té, ce potens. Aujourd’­hui toute image a la hau­teur et la force de cette pos­si­bi­li­té. Tous les pos­sibles tra­versent la porte des sor­ti­lèges. […] La révo­lu­tion cubaine signi­fie que toutes les conju­ra­tions néga­tives ont été déca­pi­tées. La vague qui était tom­bée dans l’é­tang, comme dans les anciennes mytho­lo­gies, a été retrou­vée. » Leza­ma Lima a essayé de com­prendre la révo­lu­tion de l’in­té­rieur même de son « sys­tème poé­tique » (comme il aimait l’ap­pe­ler). Au départ, il a par­lé des « pos­si­bi­li­tés » qui s’ou­vraient : il n’a jamais fait l’é­loge des « acquis ». Il a tou­jours agi en poète : « Pour moi, la révo­lu­tion est une méta­phore de l’homme dans son deve­nir. Un éclair qui illu­mine le proche et le loin­tain. » « Le poète se sacra­lise dans les ères ima­gi­naires dont la racine est la révo­lu­tion. » Or, même si Leza­ma a tou­jours par­lé de « pos­si­bi­li­tés » et non des « para­dis retrou­vés », il est arri­vé a des situa­tions para­doxales ; après la mort de Che Gue­va­ra il a écrit : « son image est au début des pro­diges, de l’en­se­men­ce­ment dans la pierre, du gigan­tisme qui se fait jour dans les pre­mières théo­go­nies, quand la force se taille un domaine dans l’es­pace vide. » Igno­rait-il cer­tains agis­se­ments du Che qui révèlent en lui plus le net­toyeur du champ que le semeur ?

Cabre­ra Infante raconte que, « en visite à l’am­bas­sade cubaine en Algé­rie, Che Gue­va­ra regar­dait les livres de la modeste biblio­thèque algé­rienne et y trou­va le Théâtre com­plet de Vir­gi­lio Pine­ra, édi­té par les Édi­tions R (R de Revo­lu­cion, le jour­nal diri­gé par Car­los Fran­qui, dont la sec­tion lit­té­raire était dévo­lue à Cabre­ra Infante), l’ar­gen­tin prit le livre comme pour le feuille­ter, mais se tour­nant vers l’am­bas­sa­deur, il lui lan­ça d’une voix âcre : « Com­ment peux-tu avoir le livre de ce pédé à l’ambassade!Et il jeta, sans plus, le livre à l’autre extré­mi­té de la pièce où il s’é­cra­sa contre le mur tel un œuf puru­lent, viru­lent. L’am­bas­sa­deur s’ex­cu­sa de son erreur tan­dis qu’il jetait le livre à la pou­belle. » Vir­gi­lio Pine­ra a été, avec Leza­ma Lima l’un des pères spi­ri­tuels de plu­sieurs géné­ra­tions de bons écri­vains cubains : ils repré­sen­taient les pôles oppo­sés de la vie lit­té­raire de La Havane ; Vir­gi­lio, homo­sexuel spec­ta­cu­laire au pro­fil dan­tesque, était rebelle à la tra­di­tion (dans la vie comme dans la lit­té­ra­ture): il a écrit du théatre de l’ab­surde avant la lettre (avant la Can­ta­trice chauve). Les livres de Vir­gi­lio ne furent pas les seuls à connaître l’en­fer : Vir­gi­lio lui-même fut empri­son­né lors d’une raz­zia fidé­liste dite « des trois P » (pédé­rastes, pros­ti­tuées, proxé­nètes). Il fut libé­ré au bout de quelques jours grâce à l’in­ter­ven­tion de ses amis. Une autre phrase para­doxale chez Leza­ma est celle où il fait l’é­loge, à sa façon, du « Mou­ve­ment 26 juillet » : « le 26 juill­let, comme toute la révo­lu­tion, était machiste d’une manière osten­ta­toire. Il n’y avait qu’à regar­der mar­cher Fidel Cas­tro ou Che Guevara. »

Au sein de la nou­velle ortho­doxie mar­xiste, Leza­ma main­tint tou­jours ses opi­nions sur l’i­ma­gi­naire et sa cri­tique du déter­mi­nisme. « Notre solu­tion doit être poé­tique, comme celle de Mar­ti, non anti-poé­tique, non pré­con­çue ni pseu­do-scien­ti­fique » écri­vait-il en août 1964.

Cabre­ra Infante raconte qu’un jour, dans une salle du Conseil Natio­nal de la Culture, « un endroit où il pou­vait y avoir, sinon des micros, du moins des oreilles atten­tives, Leza­ma pro­tes­ta contre l’an­ti-amé­ri­ca­nisme total qui se répan­dait à l’é­poque. “Ils oublient” me dit-il “que l’hy­giène fût ame­née à Cuba par les amé­ri­cains. Ce sont eux qui nous ont débar­ras­sé de la fièvre jaune et d’autres fléaux.” Il par­la aus­si, avec amer­tume, d’A­le­jo Car­pen­tier, très enga­gé déjà dans sa car­rière de pro­pa­gan­diste offi­ciel. “Il fait tant osten­ta­tion de sa culture et il vient me deman­der les réfé­rences les plus simples.” s’é­tait plaint Leza­ma. Mais le plus mémo­rable fut cet aver­tis­se­ment sibyl­lin qu’il m’a­dres­sa, connais­sant mes opi­nions pri­vées qui deve­naient publiques : “Dans l’ad­ver­si­té le renard doit se dégui­ser en bre­bis.” Je com­pris ce qu’il vou­lait me dire et il com­prit que j’a­vais com­pris. » Le cou­rage de Leza­ma aida cer­taines per­sonnes, dont Wal­te­rio Car­bo­nell, intel­lec­tuel noir de Cuba, qui, après avoir décla­ré dans la « Mai­son des Amé­riques » qu’à Cuba il n’y avait pas de liber­té d’ex­pres­sion (c’é­tait en 1965), fut mena­cé par la bureau­cra­tie cas­triste. Leza­ma dit dans une réunion : « Nous ne sommes pas venus ici pour faire tom­ber la tête de Wal­te­rio Car­bo­nell. Il est habi­tué à Paris, aux dis­cus­sions des cafés lit­té­raires sous les peu­pliers, et c’est dans cet esprit qu’il est venu dis­cu­ter dans la “Mai­son des Amé­riques”.» Cette inter­ven­tion de Leza­ma sau­va alors Car­bo­nell (plus tard il fut empri­son­né sous l’ac­cu­sa­tion d’a­voir mis sur pieds à Cuba une orga­ni­sa­tion liée au “Black Power”). Immé­dia­te­ment après la révo­lu­tion, Leza­ma a été, de même que Cabre­ra Infante, l’un des six vice-pré­si­dents de l’U­nion Natio­nale d’É­cri­vains et Artistes de Cuba (UNEAC). Il a été aus­si conseiller lit­té­raire de l’Im­pri­me­rie Natio­nale, poste qu’il par­ta­geait avec Car­los Fran­qui, Guiller­mo Cabre­ra Infante, Her­mi­nio Almen­dros et Ale­jo Car­pen­tier. Dans ce poste, Leza­ma eût le cou­rage de pro­po­ser la publi­ca­tion de livres jugés « ris­qués », dont l’œuvre de Proust, Le bal du comte d’Or­gel de Ray­mond Radi­guet et Le Pro­cès de Kaf­ka (qu’A­le­jo Car­pen­tier consi­dé­ra comme « peu appro­prié à notre réa­li­té »). Leza­ma fut éga­le­ment asses­seur du Centre Cubain de Recherches Lit­té­raires et col­la­bo­ra­teur d’un des prin­ci­paux jour­naux de La Havane. Dans tous ces emplois Leza­ma a eu des dif­fi­cul­tés dues à son refus de « poli­ti­ser » ses acti­vi­tés. Il a per­du tous ces postes et fut trans­fé­ré, fina­le­ment, à la biblio­thèque de la Socié­té Éco­no­mique des Amis du Pays. Voi­là le der­nier emploi d’un homme qui était appe­lé à réin­ven­ter la culture natio­nale. Pour­tant, Leza­ma ne se plai­gnait pas et disait à sa sœur « Je pré­fère les emplois dans les­quels je n’ai pas à pros­ti­tuer ma vocation. »

 

Les souf­frances de Leza­ma com­men­cèrent véri­ta­ble­ment le 25 mars 1961, lorsque sa sœur Eloï­sa quit­ta le pays pour aller vivre à Por­to-Rico. La dis­per­sion fami­liale fut par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reuse pour cet homme qui disait avoir besoin, pour vivre, de se sen­tir « entou­ré d’une enceinte de mères ». Sa propre mère mou­rut en 1964 (ce coup, presque fatal, fut déci­sif dans l’é­cri­ture de Para­di­so, publié en 1966). Cin­tio Vitier, a vou­lu réduire la tra­gé­die de la vie de Leza­ma à cette seule des­truc­tion de sa famille : « La cause de son déses­poir pen­dant des années et des années a été sim­ple­ment le départ de Cuba de ses parents et la mort de sa mère. » Mais les lettres de Leza­ma montrent bien que les rai­sons de son angoisse ne sont pas « sim­ple­ment » celles-ci, et que l’é­vo­lu­tion de la situa­tion à Cuba contri­bua à cette angoisse. En juin 1963 Leza­ma Lima écrit à Car­los M. Luis : « Main­te­nant, la vie est deve­nue inhos­pi­ta­lière et dure, […j Vers où mar­chons-nous ? Qu’est-ce qu’il y a der­rière tout ce tapage ? Une marche c’est un rythme, un rythme est une joie pro­fonde et qui peut se sen­tir gai ? Le temps ne compte pas ; c’est une mon­naie sans cir­cu­la­tion sous les tro­piques. Tout est motif à un bâille­ment énorme, et de ce bâille­ment, nous vivons vingt, trente ans ; une nuit a cent ans. Nous payons pour un per­ro­quet le prix d’un fau­con. N’im­porte ; l’homme qui pro­gresse sous les tro­piques pense et dit : n’im­porte, un jour nous paie­rons pour un fau­con le prix d’un per­ro­quet. Encore cent ans. Le temps, par­mi nous, ne glisse pas, il pousse comme les végé­taux. Un vieux caï­man dans l’eau res­semble à un tronc d’arbre. Et toute écorce d’arbre est un calen­drier devant lequel baille le cubain […] Notre envi­ron­ne­ment intel­lec­tuel est plus pauvre que jamais. Le “vir­tuo­sisme” est à la mode, petits livres, petites choses, moi confes­sion­nel, ten­ta­tives d’hymnes niais, le tout accom­pa­gné des trom­pettes de la pro­pa­gande. La canaille pense à publier et non pas à faire. Lors­qu’ils font, ils ne créent pas. Et s’ils créent, c’est un homun­cule fait en coton. »

La chute finale de Leza­ma est sur­ve­nue avec le « cas Padilla ». Leza­ma n’a pas vou­lu être pré­sent, en 1971, dans la salle des fêtes de l’U­NEAC où Padilla fit sa « confes­sion », mais Padilla y fit men­tion de Leza­ma comme d’un élé­ment contre-révo­lu­tion­naire. La déci­sion de l’É­tat cubain d’é­loi­gner les homo­sexuels des acti­vi­tés cultu­relles et édu­ca­tives, prise à la suite de la « confes­sion » de Padilla tou­cha aus­si Leza­ma Lima ; dès lors il subit l’os­tra­cisme et ce jus­qu’à sa mort en 1976.

Fai­sant réfé­rence à ses amis et agents à l’é­tran­ger qui lui récla­maient déses­pé­ré­ment des textes ou des confé­rences, Leza­ma écrit à sa sœur Eloi­sa en sep­tembre 1974 : « Ils savent, ou ils doivent savoir, qu’il m’est impos­sible d’en­voyer un texte à l’é­tran­ger […] ils savent par­fai­te­ment bien que ma sor­tie du pays est inter­dite. On m’a invi­té à l’é­tran­ger six fois envi­ron et je n’ai jamais réus­si à obte­nir l’au­to­ri­sa­tion néces­saire au voyage. » Cette inter­dic­tion de quit­ter l’île a été le der­nier et le plus grand tour­ment de Leza­ma. Il avait été invi­té à Madrid, à Mexi­co, à Cali (Colom­bie) et en Ita­lie. À chaque fois on lui refu­sait l’au­to­ri­sa­tion deman­dée. Il écri­vait à sa sœur « Je suis arri­vé à un moment de ma vie où il me faut voya­ger, regar­der d’autres pay­sages. La réper­cus­sion de mon œuvre à l’é­tran­ger me don­ne­rait la pos­si­bi­li­té de le faire. Mais l’anan­ké, la fata­li­té est là, avec son œil de cyclope. »

La mort aida Leza­ma à sor­tir de l’os­tra­cisme : il com­men­ça alors à être exal­té par la bureau­cra­tie, qui essaie tou­jours d’ef­fa­cer les « erreurs » com­mises envers lui. Ceci n’est guère éton­nant. Ce qui l’est davan­tage c’est l’at­ti­tude de ses amis Cor­ta­zar et Vitier. Cor­ta­zar part en croi­sade : « Il faut le défendre des mains sales et des inten­tions impures de ceux qui se servent de lui main­te­nant qu’il n’est plus là et les réfu­ter […] Fai­sons nous aujourd’­hui ses che­va­liers : il faut aider à détruire tant de monstres, nains et sor­cières pos­tés sur les che­mins menant à ce graal splen­dide qu’est la poé­sie cubaine. » Cette guerre sainte est menée contre ceux qui osent dire que Leza­ma a été l’une des vic­times de la révo­lu­tion. Cor­ta­zar est expli­cite : « Ils ne manquent pas ceux qui pré­tendent faire de Leza­ma un sym­bole de l’in­com­pré­hen­sion et même de l’i­ni­mi­tié de la part de cer­tains diri­geants et intel­lec­tuels de la révo­lu­tion […] ils cherchent ain­si à éri­ger le monu­ment à leur manière et ils ne pensent pas au monu­ment lui-même, ils pensent à défi­gu­rer l’i­mage de la place sur laquelle il se dresse…» Le ton de Cor­ta­zar nous fait fré­mir : que se serait-il pas­sé si par hasard il avait eu un pou­voir plus direct sur l’île ? Vitier écrit, avec plus de bon­ho­mie : « effec­ti­ve­ment, Leza­ma a eu des dif­fi­cul­tés avec la révo­lu­tion, mais elles étaient la consé­quence du “cas Padilla” celui-ci l’ayant accu­sé publi­que­ment d’a­voir une atti­tude contre-révo­lu­tion­naire, ce qui était faux, mais l’ac­cu­sa­tion a eu des consé­quences.[…] On a com­mis des erreurs et Leza­ma a eu rai­son de se plaindre, à par­tir de juin ou juillet 1972, de ces erreurs, mais jamais dans l’in­ti­mi­té il n’a confon­du l’ac­ci­den­tel avec l’es­sen­tiel et jamais il ne s’est lais­sé uti­li­sé pour des cam­pagnes contre la révo­lu­tion, ni au-dedans ni au-dehors de Cuba. » L’i­mage de Leza­ma est l’ob­jet, main­te­nant, de ces tiraille­ments. À la publi­ca­tion, en 1979 par sa sœur, des lettres de Leza­ma Lima, les auto­ri­tés cubaines ont répon­du par celle du livre Image et pos­si­bi­li­té, recueil d’ar­ticles favo­rables au Che et au « Mou­ve­ment du 26 juillet ».

Leza­ma ne fut pas un dis­si­dent, mais seule­ment un homme qui su main­te­nir sa digni­té au milieu de la bar­ba­rie cas­triste et, qui pour cette rai­son, en fut la vic­time. Son ami Arman­do Alva­rez Bra­vo écrit : « Il y a quelque chose qu’on ne par­donne pas aujourd’­hui dans notre patrie : la gran­deur. Et c’est la gran­deur de Leza­ma qui lui a fait assu­mer, comme un devoir de plus, sa façon d’être lorsque l’u­ni­for­mi­té sou­mise est deve­nue la loi inexorable. »

On peut aus­si appli­quer à Leza­ma ce qu’Oc­ta­vio Paz a écrit dans une autre occa­sion : « La soli­tude du poète montre le déclin de la socié­té. La créa­tion étant tou­jours à la même hau­teur, elle signale l’a­bais­se­ment du niveau his­to­rique. De là vient que, par­fois, nous semblent plus hauts les poètes dif­fi­ciles. Il s’a­git d’une erreur de pes­pec­tive. Ils ne sont pas plus hauts. Tout sim­ple­ment, le monde qui les entoure est plus bas. »

Conra­do Tostado


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