La Presse Anarchiste

À propos des marches de la paix

Divers cama­rades, qui ont par­ti­ci­pé à des marches de la Paix, nous ont com­mu­ni­qué leurs comptes ren­dus assor­tis de com­men­taires. Il s’a­git de Denis Durand (Aix-Mar­seille), Julien Stern (Olten-Bâle), Lucien Gre­laud (Saint-Priest-la-Prugne), Chris­tiane Appert (Fron­ti­gnan-Sète), Michel Teper­nows­ki (Taver­ny-Sur­esnes), Jacky Tur­quin (Sud-Est). Denis Durand a ras­sem­blé le tout et en a tiré un com­men­taire d’ensemble.

— O —

Le côté spec­ta­cu­laire. de l’af­faire des « espions de la Paix » en Angle­terre et des marches pour l’in­té­gra­tion des Noirs aux États-Unis a consa­cré la « marche de la Paix ». Bien que la presse n’en fasse pas aus­si grand cas, dans beau­coup de pays euro­péens (Grande-Bre­tagne, Alle­magne, Suisse, France, etc.) se déroulent, géné­ra­le­ment aux alen­tours de Pâques, de telles manifestations.

Si ce genre n’en est en Europe qu’à ses débuts, il vient cepen­dant en bonne place après d’autres formes de mani­fes­ta­tions comme la grève, le ras­sem­ble­ment dans la rue, etc.

Quelques proches exemples nous per­met­tront quelques consi­dé­ra­tions tech­niques, réflexions ou critiques.

 

Aix — Marseille

Pre­mière de ce genre dans la région, la marche eut lieu le dimanche 21 mars 1965. Les groupes d’Ac­tion civique non vio­lente d’Aix et de Mar­seille l’a­vaient sug­gé­rée et avaient invi­té divers mou­ve­ments et indi­vi­dua­li­tés à l’or­ga­ni­ser et à y par­ti­ci­per (M.C.A.A., Mou­ve­ment de la Paix, Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion natio­nale, Fédé­ra­tion Anar­chiste, « Anar­chisme et Non-Vio­lence »). Cette marche, de 20 à 25 km, clô­tu­rait la série de mani­fes­ta­tions silen­cieuses qui avaient eu lieu, un same­di soir par mois, dans divers quar­tiers de Mar­seille. Envi­ron 120 per­sonnes se retrou­vaient à Aix ; après avoir écou­té les consignes géné­rales et obser­vé un temps de silence, ils défi­lèrent sur deux rangs dans les rues encom­brées de la ville (ce jour-là, on votait !). Envi­ron une heure après, à la sor­tie de la ville, près de 80 per­sonnes se ran­geaient en une seule file indienne et pre­naient la direc­tion de Mar­seille. Un car les trans­por­ta de Lynes à Sep­têmes, cette por­tion de route (7 km) se trou­vant en rase cam­pagne. Vers 17 heures, le « cor­tège » péné­trait dans la ban­lieue ouvrière de Mar­seille. Les der­niers kilo­mètres furent par­cou­rus par envi­ron 120 per­sonnes ; la marche se ter­mi­na vers 18 heures après une pause silen­cieuse en haut de la Canebière.

Tan­dis que quelques-uns dis­tri­buaient des tracts aux pié­tons comme aux voi­tures qui, le plus sou­vent, ralen­tis­saient l’al­lure, tan­dis que quelques voi­tures sui­veuses trans­por­taient tracts, « cha­subles », vête­ments, les mar­cheurs défi­laient silen­cieu­se­ment sur une file, suf­fi­sam­ment espa­cés pour lais­ser lire les slo­gans ins­crits sur les « cha­subles » qu’ils por­taient. Celles-ci (deux pans en car­ton, liés et rete­nus sur les épaules par deux bouts de ficelle) s’a­vé­rèrent beau­coup plus com­modes à por­ter que des banderoles.

Le tract impri­mé, dis­tri­bué lors de cette marche, m’a paru être très intéressant.

En dehors de la pré­sen­ta­tion et de l’or­ga­ni­sa­tion de la marche, quelques phrases bien for­gées comme « La Paix est l’af­faire de tous », des adresses de mou­ve­ments paci­fistes ou non-vio­lents, de la signa­ture des mou­ve­ments, et sur­tout de l’a­dresse du porte-parole, en dehors de tout cela, un judi­cieux rap­pel, l’ar­ticle 19 de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme : « Tout indi­vi­du a droit à la liber­té d’o­pi­nion et d’ex­pres­sion, ce qui implique le droit de ne pas être inquié­té pour ses opi­nions et celui de cher­cher, de rece­voir et de répandre, sans consi­dé­ra­tion de fron­tières, les infor­ma­tions et les idées par quelque moyen d’ex­pres­sion que ce soit. » Enfin, ce tract explique clai­re­ment le but d’une telle marche ; il rap­pelle notam­ment le droit à la déso­béis­sance civile. Voi­ci comment :

« Elle a pour but (la marche) :

  • de sou­li­gner la res­pon­sa­bi­li­té com­mune que nous avons dans la paix comme dans la guerre : c’est, en effet, avec notre consen­te­ment tacite, voire notre com­pli­ci­té, en tout cas notre argent, que la guerre se pré­pare ; la paix peut se construire avec notre tra­vail, notre dévoue­ment, notre esprit de résis­tance civique ;
  • d’in­for­mer l’o­pi­nion de la menace que font peser sur l’hu­ma­ni­té les armes nucléaires d’ores et déjà pré­pa­rées et suf­fi­santes pour détruire cent fois la popu­la­tion du globe ; de rap­pe­ler aus­si que toute explo­sion expé­ri­men­tale est déjà « un atten­tat contre l’homme ». Cer­tains pensent que l’é­qui­libre de la ter­reur pré­serve la paix. Mais, il peut y avoir : acci­dent — erreur — cas de folie — faute de cal­cul diplo­ma­tique et mili­taire. Les armes ato­miques, par leur mul­ti­pli­ca­tion, échap­pe­ront de plus en plus à notre contrôle ;
  • de pro­cla­mer enfin ces deux prin­cipes universels : 
    • Toutes les armes de des­truc­tion mas­sive, qu’elles soient amé­ri­caines, russes, anglaises, chi­noises ou fran­çaises, sont un crime et une erreur.
    • Tout homme, à quelque pays qu’il appar­tienne, a le droit de refu­ser sa col­la­bo­ra­tion à la fabri­ca­tion et à l’emploi de telles armes. »

Ce tract a été repris inté­gra­le­ment lors de la marche Brignoles-Cadarache.

Marche de la paix… Olten — Bâle (Suisse)

Elle eut lieu à Pâques et dura trois jours.

Les mani­fes­tants — 700 au départ, 2000 à l’ar­ri­vée — étaient de natio­na­li­tés très diverses (sur­tout des Suisses et des Alle­mands) ; on y dis­tin­guait une majo­ri­té de moins de 30 ans ; leurs ori­gines « spi­ri­tuelles » étaient très variées : non-vio­lents, paci­fistes, com­mu­nistes, anar­chistes, enne­mis de la bombe ato­mique (mais non paci­fistes et par­fois même mili­ta­ristes), Agui­gui et les « Amis de la vie ». Le par­cours (petits che­mins, avec cepen­dant accès à la route natio­nale, notam­ment à Lies­tal et à Bâle) réser­vait un accueil géné­ra­le­ment assez froid, par­fois même inexis­tant. À Bâle, où 2 000 à 3 000 per­sonnes atten­daient la marche, cet accueil fut plus cha­leu­reux ; la mani­fes­ta­tion était pré­si­dée par de nom­breux conseillers et dépu­tés fédé­raux, et le pré­sident du conseil can­to­nal ; les mar­cheurs furent héber­gés au lycée de la ville. Cette marche a béné­fi­cié du sou­tien actif des par­tis de gauche, orga­ni­sa­tions paci­fistes et syn­di­cales (en par­ti­cu­lier de la Fédé­ra­tion des Ouvriers du Bois et du Bâtiment).

Marches du 25 avril 1965 organisées par le M.C.A.A.

Ce même jour, 6 marches eurent lieu, orga­ni­sées par le M.C.A.A. La marche Lille — Lomme1Au sujet de cette marche, voir la lettre de Jean Polet, parue dans le numé­ro 4 (note du site La Presse Anar­chiste). fut inter­dite, un ministre étran­ger se trou­vant à Lille, et fut rem­pla­cée par un mee­ting. La marche Rouen — Malau­nay grou­pait 350 par­ti­ci­pants, celle de Mou­renx — Pau, 250, celle de Cannes — Nice, 100 au départ, 200 à l’ar­ri­vée, celle de Paris, 250 au départ, 1 000 à l’ar­ri­vée, celle de Fron­ti­gnan — Sète, 350, et celle sur Saint-Priest, 350 (dont 200 du M.C.A.A.). Le M.C.A.A. indique encore que 15 000 affiches et 40 000 papillons gom­més furent col­lés et que 90 000 tracts furent dis­tri­bués. Il se signale satis­fait mal­gré le petit nombre de par­ti­ci­pants. Il remarque à ce pro­pos que de nom­breux membres du M.C.A.A. prennent une carte, mais ne font rien.

Saint-Priest — la-Prugne (Loire)

Le M.C.A.A. avait invi­té divers mou­ve­ments avec leurs propres ban­de­roles et slo­gans. Y par­ti­ci­paient l’A.C.N.V., le M.I.A.J., des groupes anar­chistes, la Libre Pen­sée, le P.S.U., quelques « Témoi­gnage chré­tien », des mili­tants C.F.D.T., ain­si que des ouvriers de l’u­sine d’u­ra­nium de Saint-Priest. Dans la semaine, les syn­di­cats C.G.T. Et C.F.D.T. avaient dis­tri­bué envi­ron 2 000 tracts à l’u­sine. De même, des affiches avaient déjà été col­lées dans les vil­lages. « Le Pro­grès » et « Le Dau­phi­né » avaient annon­cé la manifestation.

Plu­sieurs points de départ : entre autres Cler­mont-Fer­rand, Vichy, Com­men­try, Mont­lu­çon et Roanne, d’où 200 per­sonnes envi­ron par­tirent en voi­ture vers la mine. Là, ren­dez-vous géné­ral : les ban­de­roles sont dérou­lées et la marche (1,500 km) com­mence. Deux cor­tèges encerclent la mine et se retrouvent sur la place du vil­lage. La marche se ter­mine, après une prise de parole, par une lec­ture du mes­sage de Jean Ros­tand. Le « ser­vice d’ordre » était assez com­pact, mais cor­rect (gen­dar­me­rie dans le vil­lage, C.R.S. 2 km plus loin). Il y eut une alter­ca­tion avec la gen­dar­me­rie au sujet d’une ban­de­role du M.I.A.J. de Saint-Cha­mond (Loire) : « Non à l’ar­mée, non à la guerre. » Après dis­cus­sion, la ban­de­role fut maintenue.

La réunion se dis­loque vers 13 heures. Les départs se font plus ou moins en cor­tèges. Mal­gré le temps (neige et froid, envi­ron 0°), les résul­tats semblent satis­fai­sants (accueil favo­rable de la popu­la­tion, dis­tri­bu­tion de tracts, ventes de jour­naux et insignes).

Commentaires

Les gens viennent là par convic­tion, natu­rel­le­ment, mais aus­si parce que cela n’en­gage pas à grand-chose. La mani­fes­ta­tion ter­mi­née, l’« action » cesse pour les neuf dixièmes d’entre eux. D’autre part, ils se sentent beau­coup moins enga­gés en rase cam­pagne qu’en ville devant leurs voi­sins, leurs employeurs, leurs commerçants.

On remarque une forte par­ti­ci­pa­tion d’in­tel­lec­tuels (étu­diants, ins­ti­tu­teurs, pro­fes­seurs) alors que celle des pro­lé­taires est assez faible et manque beaucoup.

Bien que dites « non vio­lentes », les marches sont sur­tout des marches silen­cieuses pré­pa­rées en petits comi­tés avec des gens mal infor­més et pas tou­jours non vio­lents, c’est-à-dire enclins à les rendre vio­lentes en cas de pro­vo­ca­tion, voir l’exemple de la ban­de­role de Saint-Chamond.

La lutte anti­ato­mique n’est pas suf­fi­sante, il faut la débor­der. Le M.C.A.A. est d’ac­cord, mais ses slo­gans (d’ailleurs trop mous) n’en parlent que peu.

Frontignan — Sète

Elle ras­sem­blait envi­ron 350 per­sonnes au départ. En silence, les mar­cheurs grou­pés deux par deux por­taient des ban­de­roles sur les­quelles on pou­vait lire par exemple : « Halte au péril ato­mique », « Lais­ser pré­pa­rer la bombe, c’est se tuer soi-même », etc.

À leur arri­vée à Sète, vers midi, les mar­cheurs, plus de 400, furent lon­gue­ment applau­dis, puis accueillis par le maire de la ville. Celui-ci pro­non­ça alors un dis­cours rap­pe­lant à la mémoire les camps de concen­tra­tion et fit leur rap­pro­che­ment avec les « fours cré­ma­toires » ato­miques. Un des res­pon­sables de la marche lui suc­cé­da. Après avoir par­lé d’Hi­ro­shi­ma, il dénon­ça l’ex­plo­sion immi­nente de la bombe ato­mique fran­çaise dans le Paci­fique. L’a­près-midi, quelques « mar­cheurs » firent un son­dage d’o­pi­nion publique à Sète. Par équipes de deux, ils notaient par écrit pour chaque per­sonne inter­ro­gée son âge approxi­ma­tif et ses réponses, afin d’é­ta­blir des sta­tis­tiques. Les trois ques­tions posées étaient : « Que pen­sez-vous de la bombe ato­mique ? De la force de frappe ? Des marches de la Paix ? » Le plus sou­vent, il fal­lait noter soit pour, contre ou entre le deux. Quelques réponses inté­res­santes ou plus réflé­chies ont cepen­dant été don­nées. Le plus géné­ra­le­ment, les gens étaient contre la bombe sans pré­ci­ser davan­tage. La ques­tion de la force de frappe était plus épi­neuse. Quant aux marches, une per­sonne sur deux les trou­vait folk­lo­riques ou insuf­fi­santes, l’autre étant sans opi­nion définie.

Cette marche débou­chait ain­si sur une seconde forme d’in­for­ma­tion qui la com­plé­tait : le son­dage d’o­pi­nion. Au point de vue pra­tique, on peut rele­ver les deux cri­tiques sui­vantes : le port de ban­de­roles se révèle moins com­mode que celui de cha­subles, 1a lec­ture en est plus dif­fi­cile et le témoi­gnage moins per­son­nel ; être deux par deux demande plus de lar­geur qu’une file indienne, ce qui rend plus dif­fi­cile la dis­tri­bu­tion des tracts et pro­voque des embou­teillages. Dans cette marche qui comp­tait rela­ti­ve­ment un grand nombre de par­ti­ci­pants, le rôle des porte-parole était par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat et exi­geait d’eux une cer­taine expérience.

Taverny — Suresnes

Le M.C.A.A. orga­ni­sait le dimanche 25 avril 1965 une « marche de la Paix » dans la ban­lieue pari­sienne. Au départ de Bes­san­court (poste de com­man­de­ment de la future force de frappe), nous étions envi­ron 200 per­sonnes de groupes et mou­ve­ments divers. Les tracts dis­tri­bués n’é­taient cepen­dant signés que par le M.C.A.A.

Les ban­de­roles et les pan­cartes avec les slo­gans habi­tuels étaient nom­breux. La ban­de­role « Paix au Viet­nam » a sus­ci­té un inté­rêt particulier.

En dehors des centres des agglo­mé­ra­tions, nous avons ren­con­tré très peu de gens et les 25 km que nous par­cou­rûmes nous parurent plu­tôt monotones.

Arri­vés à Sur­esnes (où se trouvent les usines Das­sault qui construisent les « Mirage-IV »), nous étions à peu près 500. C’est là que la marche s’est ter­mi­née par un dis­cours de Jean Rostand.

Commentaires

Une mani­fes­ta­tion silen­cieuse, dans une ban­lieue à pavillons, cela n’at­tire pas grand monde. Nous sommes pas­sés dans quelques endroits où il y avait quand même un peu de monde (ban­lieue plus ouvrière, mais nous n’y fûmes que le dimanche après-midi, d’où peu de monde dans les rues).

Il aurait fal­lu des binious ou des cor­ne­muses, même jouant des marches funèbres, vu le carac­tère de la marche contre la bombe apo­ca­lyp­tique, pour que les gens sortent de chez eux.

Une mani­fes­ta­tion comme celle-là aurait dû avoir lieu sur les Champs-Ély­sées ou à la Répu­blique à 6 heures du soir. Évi­dem­ment, elle aurait été inter­dite, mais pour res­pec­ter la léga­li­té on pour­rait aus­si bien aller en forêt de Fon­tai­ne­bleau ou dans le désert de Gobi.

À propos des trois marches dans le Sud-Est

Le 25 avril 1965 eut lieu la marche Cannes — Nice (30 km) orga­ni­sée par le M.C.A.A. de Nice, à laquelle ont par­ti­ci­pé de 60 à 80 mar­cheurs dont cer­tains seule­ment pour la seconde par­tie, de Cagnes-sur-Mer à Nice. Au départ de Cannes, on redou­tait quelque esclandre de la part d’un cer­tain nombre de par­ti­ci­pants com­mu­nistes et la pos­si­bi­li­té de ren­con­trer sur le par­cours des groupes de natio­na­listes ; mais il n’y eut aucun inci­dent de ce genre. Les consignes, don­nées le matin au départ, ne furent pas tota­le­ment sui­vies (dis­tance pas très sou­vent res­pec­tée, cer­tains fument et dis­cutent). On peut regret­ter aus­si que le dis­cours pro­non­cé à Nice ait été agres­sif et d’un ton poli­tique. Mal­gré tous ces défauts, la marche ne fut pas un fias­co, et il faut tenir compte que c’é­tait la pre­mière expé­rience de ce genre du mou­ve­ment organisateur.

La marche Bri­gnoles — Cada­rache, orga­ni­sée par le Mou­ve­ment de la Paix de Bri­gnoles le 9 mai, fut d’un genre dif­fé­rent. Il ne s’a­gis­sait pas d’une marche conti­nue, mais sim­ple­ment d’une suc­ces­sion de tra­ver­sées de vil­lages et villes, le reste du par­cours étant effec­tué en voi­ture. Cette marche réunit une tren­taine de par­ti­ci­pants de divers mou­ve­ments. Beau­coup mieux pré­pa­rée que la pré­cé­dente, cette marche fut en quelque sorte une réus­site pour les par­ti­ci­pants : consignes res­pec­tées ; pauses silen­cieuses de 10 à 15 minutes dans chaque vil­lage. Le dis­cours final tenu sur la petite place de Tourves fut très bref et très clair, met­tant l’ac­cent sur une chose essen­tielle : la sup­pres­sion des mots « guerre » et « enne­mis ». La muni­ci­pa­li­té de Tourves offrit le pas­tis aux mar­cheurs avant leur séparation !

Le 13 juin, sur l’i­ni­tia­tive d’un objec­teur du camp de Bri­gnoles, se dérou­la la marche Vidau­ban — Dra­gui­gnan dont se décla­rèrent res­pon­sables les mou­ve­ments sui­vants : A.C.N.V. de Mar­seille, M.C.A.A. de Nice, Mou­ve­ment de la Paix de Bri­gnoles, Pax Chris­ti de Mar­seille, « Anar­chisme et Non-Vio­lence ». Elle fut très mal pré­pa­rée (aucune réunion préa­lable de dis­cus­sion entre ces divers groupes) et ceci se réper­cu­ta sur le dérou­le­ment. Les consignes furent très mal res­pec­tées par cer­tains qui n’a­vaient pas, semble-t-il, l’es­prit de la marche (à la sor­tie de Vidau­ban, deux ou trois quit­tèrent le défi­lé pour fumer sur l’autre bord de la route ; d’autres n’ar­rê­tèrent pas de bavar­der). Les pauses de silence qui eurent lieu aux Arcs et devant la pré­fec­ture de Dra­gui­gnan ne furent pas appré­ciées de tous les par­ti­ci­pants. Pen­dant l’ar­rêt de midi eut lieu un petit débat sur les objec­teurs de Bri­gnoles et sur les marches de la Paix non violentes.

Commentaires

Il res­sort de ces trois marches que la non-vio­lence ne peut pas et ne doit pas être uni­que­ment consi­dé­rée comme une tech­nique de mani­fes­ta­tion, mais comme un état d’es­prit qu’il faut s’ef­for­cer d’ac­qué­rir, ce qui demande beau­coup de réflexion et d’ef­fort sur soi-même. Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion d’im­po­ser aux par­ti­ci­pants telle ou telle consigne, mais, si elles sont accep­tées au départ, il fau­drait qu’elles soient res­pec­tées tout au long du tra­jet car cri­ti­quer une chose sans l’a­voir essayée ne me paraît pas une atti­tude valable. (Il vaut mieux alors la cri­ti­quer avant la marche et recher­cher une autre solu­tion.) Il fau­drait aus­si se pen­cher sur quelques détails tech­niques, comme le fait de ris­quer plus ou moins l’ac­ci­dent en dis­tri­buant des tracts aux automobilistes.

Mais le plus grand dan­ger de ces marches dites « de la Paix », c’est qu’elles risquent de tour­ner au folk­lore ou de ser­vir de pré­texte à pique-nique. (Je cite pour mémoire un cer­tain pro­jet qui cou­rait à Bri­gnoles consis­tant à mani­fes­ter le matin dans deux ou trois vil­lages, puis à pas­ser le reste de l’a­près- midi sur la plage.) La non-vio­lence ne peut se suf­fire de mani­fes­ta­tions dégé­né­rées et édul­co­rées, car si l’on veut faire prendre conscience aux gens du pro­blème de la paix, il faut que notre mani­fes­ta­tion marque notre volon­té et notre convic­tion de résoudre ce pro­blème. Si notre convic­tion n’est pas très grande, les gens le com­pren­dront assez vite et se dés­in­té­res­se­ront du pro­blème. C’est pour­quoi une marche ne doit pas être trop courte (18 – 20 km me semblent un mini­mum), ni désor­don­née. Il serait éga­le­ment bon de recher­cher d’autres formes d’ac­tions non vio­lentes que la marche qui seraient sus­cep­tibles de tou­cher les gens pro­fon­dé­ment, et sur­tout ne pas se limi­ter à cette seule forme d’ac­tion qui alors ne devien­drait plus qu’une tech­nique sans autre valeur.

Quelques remarques générales

Le pro­blème de la pré­pa­ra­tion et de l’or­ga­ni­sa­tion d’une marche me semble très impor­tant. J’ai pu le remar­quer au tra­vers des par­ti­ci­pants. Cer­tains, mal infor­més sur la non-vio­lence, viennent là comme pour suivre la marche des autres. Il me semble qu’un mani­fes­tant devrait faire sa marche, c’est-à-dire qu’il la veut, qu’il la com­prend, qu’il l’or­ga­nise lui-même pour lui-même dans ce sens là, enfin qu’il y apporte, d’a­bord, son indi­vi­dua­li­té et, ensuite seule­ment, la repré­sen­ta­ti­vi­té d’un mou­ve­ment s’il le désire. Non pas suivre la volon­té d’or­ga­ni­sa­teurs, mais par­ti­ci­per à l’or­ga­ni­sa­tion. Autre­ment dit, bien com­prendre le pour­quoi de la marche et mar­cher en consé­quence : res­ter silen­cieux parce qu’on attri­bue un sens à ce silence et non pas parce que c’est la consigne. Cepen­dant, une par­ti­ci­pa­tion même minime est tou­jours trop impor­tante pour ne pas néces­si­ter une pré­pa­ra­tion sérieuse. Néces­si­té ? Il arrive par exemple que cer­tains au cours de la marche, n’ac­ceptent pas cer­taines consignes, soit qu’ils ne les connaissent pas, soit qu’ils ne les aient pas com­prises au départ. C’est pour­quoi la pré­pa­ra­tion me paraît pri­mor­diale. Pre­nons les choses au début.

Un groupe d’hommes a conscience de la néces­si­té d’une marche. Il en fait part à des per­sonnes sus­cep­tibles d’être inté­res­sées, ce qui néces­site un énorme tra­vail de recherches et de contacts. Là, deux méthodes sont pos­sibles : ou bien ce groupe est orga­ni­sa­teur (c’est, me semble-t-il, le cas des marches du M.C.A.A.), ou bien ce groupe invite les futurs par­ti­ci­pants à être eux aus­si des orga­ni­sa­teurs (par exemple, la marche d’Aix-Mar­seille). Cette der­nière méthode est à mon avis la meilleure. Non pas seule­ment parce que dans la pre­mière un groupe se dis­tingue, mais sur­tout parce que le reste des per­sonnes en pro­fitent pour aban­don­ner une bonne part de leur res­pon­sa­bi­li­té et de leur conscience, se conten­tant d’at­tendre le résul­tat des discussions.

Mais, me dira-t-on, des prin­cipes à la réa­li­té… La seconde méthode manque-t-elle de réa­lisme, ou bien tout sim­ple­ment est-elle plus dif­fi­cile à réaliser ?

Ces prin­cipes pré­ci­sés, il reste le tra­vail de pré­pa­ra­tion. Il ne faut évi­dem­ment pas négli­ger les consi­dé­ra­tions pra­tiques ou tech­niques : le par­cours, le port de « cha­subles », de pan­cartes ou de ban­de­roles et leur réa­li­sa­tion, dis­tri­bu­tion des tracts, pré­voir le man­ger, le cou­cher (si cela est néces­saire), pré­voir les réserves de tracts (il me semble à ce pro­pos que quelques voi­tures sui­veuses font bien l’af­faire) et enfin infor­mer sérieu­se­ment les par­ti­ci­pants des détails de l’or­ga­ni­sa­tion. S’il est conve­nu dès le départ que la marche doit, avoir un carac­tère non violent, il faut qu’elle le pré­sente. Ce carac­tère doit se trou­ver chez les mar­cheurs et dans les principes.

Pre­nons l’exemple du silence qu’il est conve­nu de res­pec­ter. Beau­coup ne le com­prennent pas : dans ces condi­tions. qu’ils ne le tiennent pas, mais qu’ils quittent les rangs de façon à ne pas gêner la marche. Une remarque : l’am­biance fébrile d’une mani­fes­ta­tion agi­tée où l’on crie de toutes parts « Paix au Viet­nam » ou « Non à la Bombe » n’est guère favo­rable à la maî­trise de soi. Com­pa­rez-la avec le calme et la détente d’une marche silen­cieuse. J’ai don­né au silence une signi­fi­ca­tion pure­ment pra­tique. On peut aus­si le consi­dé­rer comme étant une dis­po­si­tion com­mode pour la réflexion. Enfin. il me semble bon de rap­pe­ler que des cris ne valent pas une atti­tude ferme et digne. En résu­mé, il est com­pré­hen­sible qu’une marche non vio­lente soit silen­cieuse, que la consigne pour être accep­tée doit être com­prise et alors respectée.

Lors d’une pré­pa­ra­tion, il s’a­git donc en par­ti­cu­lier de se mettre d’ac­cord sur quelques prin­cipes et d’en faire des consignes de façon que la marche ne dégé­nère pas au moindre inci­dent. Les consignes don­nées sur un bout de papier lors de la marche Aix-Mar­seille m’ont paru à cet effet intéressantes :

  1. Le ras­sem­ble­ment se fera dans l’ordre et le silence.
  2. Écou­tez le porte-parole.
  3. Sui­vez les consignes des por­teurs de brassards.
  4. Ne par­lez pas, ne répon­dez nos aux provocations.
  5. Devant une inter­ven­tion, seul le porte-parole dialogue.
  6. En cas de force majeure, nous nous assié­rons par terre sur déci­sion du porte-parole. Ceux qui le dési­rent pour­ront s’en aller, à ce moment-là, silencieusement.

L’at­ti­tude des « auto­ri­tés » étant bien­veillante, ces consignes (excep­té la pre­mière) furent inutiles et les por­teurs de bras­sards n’exis­tèrent qu’au début. Cepen­dant il faut parer à toute éventualité.

La rédac­tion du tract n’est pas un petit pro­blème. On pense immé­dia­te­ment au style direct, en ali­gnant des chiffres, des pour­cen­tages ou des équi­va­lences, en criant (écri­ture grasse) des slo­gans, des « véri­tés ». Je pré­fère encore le style du tract d’Aix : cette marche a pour but… Comme pour la ques­tion du silence, il ne s’a­git peut-être pas de crier plus fort que les mar­chands de canons ou de bombes, mais d’a­dop­ter une atti­tude claire et ferme. Je lis sur le tract de Cannes-Nice une for­mule qui me révolte : « Avec les 100 000 autres « mar­cheurs de Pâques » en France, Grande-Bre­tagne. Alle­magne… Avec les Jean Ros­tand, les Doc­teur Schweit­zer, les Jacques Brel… Par­ti­ci­pez à la marche… » C’est une méthode de jour d’é­lec­tion, et comme le dirait jus­te­ment Jacques Brel : « suivant… »

Les tracts de Cannes et d’Aix ont ceci d’in­té­res­sant en com­mun : en dehors des signa­tures de mou­ve­ments, il y a un nom et une adresse. L’a­no­ny­mat est rom­pu. Mais dans le pre­mier, l’a­dresse est pré­cé­dée de « orga­ni­sa­tion » dans le second, de « porte-parole ». Dans le pre­mier cas, on mar­chait, dans le second, on par­ti­ci­pait. Faut-il reje­ter la res­pon­sa­bi­li­té de ses actes ? Des détails…, alors qu’on ne s’é­tonne pas du nombre de moutons.

Il m’ap­pa­raît donc qu’une marche doit être pré­pa­rée sérieu­se­ment, bien à l’a­vance, de façon à avoir le temps néces­saire et suf­fi­sant. Cette pré­pa­ra­tion pour­rait même être faite en plu­sieurs temps (détails pra­tiques, prin­cipes et consignes, tracts, infor­ma­tion des par­ti­ci­pants éven­tuels de tous les détails…).

Comme on peut le consta­ter, le Sud-Est de la France a vu se dérou­ler un cer­tain nombre de mani­fes­ta­tions. Peut-être trop. La marche d’Aix, la pre­mière, avait une tenue, mais le com­men­taire de celle de Dra­gui­gnan était peu flat­teur. Il est écrit plus haut : cela n’en­gage en rien. En effet, l’at­ti­tude bien­veillante de la gen­dar­me­rie et le fait que les gens prennent l’ha­bi­tude de ces marches sans risques contri­buent à déva­luer le fort témoi­gnage indi­vi­duel que l’on devrait appor­ter dans une marche. Il sem­ble­rait donc qu’il ne fau­drait pas exa­gé­rer le nombre de marches et qu’il serait pré­fé­rable de varier les formes (ain­si la marche d’Aix, je le rap­pelle, clô­tu­rait une série de mani­fes­ta­tions silen­cieuses dans des quar­tiers : pause, marche, cha­subles et tracts). Une marche du genre de celles-ci n’est pas une action, mais un mode d’in­for­ma­tions ain­si qu’un témoi­gnage indi­vi­duel. Il manque donc le com­plé­ment, c’est-à-dire l’ac­tion qui porte.

  • 1
    Au sujet de cette marche, voir la lettre de Jean Polet, parue dans le numé­ro 4 (note du site La Presse Anar­chiste).

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